Compte-rendu d’entretien avec Christian Walter
8 février 2010



C.W : Tout d’abord, il faut faire un constat : les modèles préforment une réalité professionnelle et sociale concrète. Donc pour la crise, on peut considérer que cette notion est pertinente et je pense qu'elle l'est, et que des modèles, des représentations mathématiques abstraites ont préformé les marchés. C’est la fabrique brownienne des marchés, l'idée de base. Ainsi, en s'appuyant sur les approches de B. Latour, on peut dire que quelque chose a construit le monde social, et ce quelque chose contient des mathématiques. Mais il paraît important de bien distinguer dans les modèles leur syntaxe et leur sémantique. Dans les modèles il y a la syntaxe, la sémantique et la pragmatique, la tripartition du cercle de Vienne. Quand on parle des maths, on ne parle pas forcément de syntaxe, mais plutôt de sémantique. Cette distinction est importante pour expliquer quels types de maths sont passés dans la finance, c'est la base. Ce ne sont pas alors tellement les maths le problème mais une manière particulière de penser dans les maths l'incertitude, ce qu'on appelle la croyance brownienne. Si on met bout à bout l'approche de Bruno Latour, la performativité et la croyance brownienne, on voit en fait que l'idéologie brownienne a préformé les pratiques professionnelles et sociales dans la finance. Le virus B au sens métaphorique est l’application de la performativité à une explication de la crise financière.

J.P.: Dans quelle mesure ce modèle était-il alors opportun ?

C.W.: Qu'est ce qui fait que Samuelson et les autres théoriciens de la finance ont été à ce point là séduits et fascinés par le modèle B ? C’est la manière particulière de penser l'économie, telle que le faisait l’école de Chicago, Friedman, les marchés coagulés… Ils auraient appelé ou nécessité l'hypothèse brownienne pour facilement être mis en œuvre. Nous sommes donc face à des hypothèses d'autorégulation.

J.P. : Ce sont alors les économistes et les financiers qui viennent chercher les modèles?

C.W. : Il faut voir quelle image du hasard on met dans les modèles, la croyance qu’on peut induire par un modèle brownien, c'est ça qui paraît important. Par exemple, en prenant des modèles de Moodys, des modèles de KMV, en ne changeant rien aux maths, en retirant juste les modèles aléatoires browniens et en mettant un modèle non brownien, on obtient un autre type de résultat. Encore une fois, ce n'est pas tellement les maths le problème, mais un certain type d'hypothèses probabilistes. Le modèle brownien repose en effet sur un certain type d'hypothèses probabilistes. Mon propos ce n'est pas de dire que les maths préforment la réalité, mais dire qu'une hypothèse probabiliste préforme. C'est ça le virus B, c'est une hypothèse probabiliste, davantage que les maths au sens large.

M.K. : La prise de risque plus importante pendant la crise est donc inhérente au système?

C.W. : C'est lié à l'hypothèse probabiliste : quand on un modèle aléatoire non brownien, on voit que le risque est plus élevé, et on en prend moins. La prise de risque quasiment illimitée résulte finalement de l'hypothèse brownienne.

J.P. : Devrait-on employer alors autre chose, comme le processus de Lévy?

CW: Je dirais plutôt du non brownien. Il y a le monde brownien et non brownien. Dans le monde brownien, vous avez plein de choses. Dans mon livre, j'ai pris un exemple de marche aléatoire non brownienne, le processus de Lévy, mais il y a plein d'autres modèles aléatoires non brownien que le processus de Lévy. Un détail technique: quand on parle de processus aléatoires, vous avez des processus aléatoires qui sont à accroissement non indépendants, ça veut dire qu'il y a une persistance. Et d'autres dépendants. Après il y encore deux possibilités: stationnaire ou non stationnaire. Stationnaire signifie que la distribution des probabilités est la même à chaque tirage, par exemple un dé, on dit que c'est indépendant et identiquement distribué. Mais on peut imaginer par exemple de tirer deux dés, le premier indépendant et stationnaire et le deuxième est pipé, donc il sera indépendant mais pas stationnaire. Quand c'est indépendant et stationnaire : on appelle ça une marche au hasard. Donc une marche au hasard est un processus aléatoire à accroissements indépendants et stationnaires. Ensuite, quand le temps est décompté de manière discrète, on parle d’une marche au hasard et quand le temps est continu, on dit processus de Lévy. Dans le processus de Lévy il y a encore deux possibilités. Mais au final, si en plus la distribution est gaussienne, on tombe sur le brownien. Le brownien comporte donc quatre hypothèses : l’indépendance, la stationnarité, la stabilité et la normalité. Si on change les hypothèses, on obtient d’autres modèles. Par exemple, l’indépendance, la stationnarité et la stabilité donnent les fractales selon Mandelbrot. Mais le brownien est aussi fractal, donc comme on lit dans les journaux ou dans les mauvais ouvrages de vulgarisation, le débat aujourd'hui n'est pas entre fractal et pas fractal : on pourrait avoir des produits dérivés qui seraient fractals et qui seraient non browniens. Le débat n'est donc pas entre fractal ou pas fractal, chaos ou pas chaos, efficient ou pas efficient, gaussien ou non gaussien. C'est brownien non brownien.

J.P. : Il faut donc considérer les 4 hypothèses en même temps?

C.W. : Les 4 hypothèses sont dans les modèles car les modèles sont browniens. Maintenant, si on retire la normalité et la stabilité, on a les processus de Lévy, qui sont des marches au hasard non browniennes. Ces processus existent depuis 10-15 ans dans les modèles mathématiques en finance, mais ils n'ont pas été utilisés. Pourquoi ? On peut se le demander, on peut se demander par exemple pourquoi les régulateurs européens, pourquoi les hommes politiques n'ont pas soutenu leurs chercheurs, les meilleurs d'entre eux, qui en Allemagne, en Suisse, au Danemark, en France, proposaient des modèles non browniens. C’est une question sociologique, scientifique, de paradigme, … Nous sommes face à des enjeux sociaux et politiques énormes de la finance. Par exemple, les régulateurs ont en tête une image de l'incertitude qui justement est commode et stable, ce qui biaise toute la perception des risques réels.

J.P.: N’avez-vous pas à ce propos participé à un rapport sur le sujet envoyé à Bercy?

C.W. : Si. Dans ce rapport, l'idée c'est de dire : une autre forme est possible. Il s’appuie sur un colloque qui a eu lieu fin novembre, où un groupe de travail s'est réuni avec des sociologues, politologues, historiens des sciences, dans le but d'aborder la question des normes et de la régulation par ces approches croisées. On a essayé de voir comment un système de normes, en l'occurrence la réglementation prudentielle et comptable est relié à une hypothèse probabiliste, d'où le diagnostique : les normes pathogènes l'ont été car elles étaient contaminées par le virus B. La question juste après est de savoir si on décontamine la finance du virus B, qu'est ce qu'on fait comme type de normes ? On a montré comment on peut reconstruire d'autres systèmes de normes en prenant en compte différemment l'incertitude et on a envoyé effectivement ces propositions à Me Lagarde et au Trésor. J'ai reçu une lettre de Me Lagarde après le virus B a dit que intéressant notamment parce qu'on pourrait trouver une troisième voie entre le courant néo-classique néo-libéral et le courant post-keynessien vetero-marxiste pour faire très court, qui aurait été justement une manière de penser l'incertitude dans la régulation. La voie de la France ou d’une école française, mais mettons européenne de la régulation internationale, pourrait être cette troisième voie. Ce qui leur manque à Bercy et au Trésor, c'est un cadre conceptuel. Ce qu'on a voulu apporter avec ce colloque c'est justement une manière de construire un cadre conceptuel différent du cadre actuel.

J.P. : Cela a-t-il conduit à des changements concrets?

C.W. : La conséquence du brownien, c’est que l’on retire aux vecteurs humains leur rôle : il n'y a plus d'espace de décision. L'hypothèse brownienne est une hypothèse de continuité, et dans un monde continu, l'action tombe directement du calcul, le calcul remplace la décision... Il n'y a plus de temps entre le moment où on s'arrête pour voir ce qu'on fait et le moment où on décide. Le problème vient donc du fait qu'on a une conception continue de l'action, c'est pour ça qu'au final, on peut parler d'automates déshumanisés.

J.P. : Est-ce qu’il ya une contestation aussi dans le monde anglo-saxon de cette hypothèse brownienne ou est-ce assez lié à l’Ecole française ?

C. W. : En France aussi la conception brownienne existe, on a d’ailleurs le bastion des mathématiques financières, très connu, dans les écoles d'ingénieurs, qui sont restés brownien jusqu’au bout. Ils raisonnent dans une conception complètement brownienne et des générations de quants sont imprégnés par conception brownienne des fluctuations.

J.P. : Vous pensez à Nicole El Karoui par exemple ?

C.W. : Oui, par exemple. Or quand on a une vision brownienne des marchés, une vision lisse, tout va bien tant que le marché est très calme, mais il y a un jour une cassure et on ne sait plus quoi faire. Un imprévu radical surgit, un jour apparait un cygne noir, et on ne sait plus quoi faire. La conception brownienne a aussi une autre conséquence : celle de laisser la place à une vision cynique et sceptique de l'incertitude. Donc si on pense le monde de manière brownienne, on ne se donne pas les moyens de prévoir l'apparition de crises, et donc on dit qu'il faut que l'État prenne le relais. Pour Nicole El Karoui c'est à l'État d'assurer que le cadre règlementaire d’environnement des marchés est tel que les modèles que, nous mathématiciens proposons fonctionneront. Nos modèles, les siens, sont conçus pour un cadre réglementaire tel que l’Etat assure qu’il n’y a pas de crise.

M.K. : Une question très pratique : pensez vous que les gens qui au jour le jour utilisent ces modèles (ceux qui gèrent des portefeuilles…) leur apportent des modifications ou leur font entièrement confiance ?

CW : Il faudrait répartir par métier en fait. Les opérateurs de marché, les gestionnaires de portefeuilles, les arbitragistes…Et après, il y a beaucoup de particularités. Par exemple, sur les marchés d’option, on est sûrs qu’on va avoir des modèles où la relativité va être assez mouvante. Du coup, on fait des aménagements et au fil du temps, on perd le sens de ce qu’on fait en fait. C’est un peu comme les épicycles de Ptolémée, quand on cherchait à se représenter le mouvement des planètes et en particulier le mouvement de Mars, qui revenait en arrière.

J.P.  : Si on adapte à chaque fois, il y aura un moment où on va être obligé de changer de paradigme, non ?

C.W. : Exactement. Mais j’observe quand même que les régulateurs n’ont pas aujourd’hui modifié leur manière de concevoir des normes.

J.P. : Mais d’une certaine façon, si la contestation n’atteint pas le monde anglo-saxon, elle reste en partie limitée ?

CW : Oui, la question qui se pose ici, c’est aussi celle de la logique de puissance, mise en lumière par Max Webber dans La Bourse sur la spéculation en 1996. Ce que dit Max Weber, c’est que les bourses, ce sont les grandes puissances, ce sont les Etats. Donc les anglo-américains n’ont pas d’intérêt à ce que d’autres puissances financières émergent, donc ceux qui veulent contester cette logique de puissance vont avoir du mal à émerger, pour des raisons on va dire politiques. Maintenant, en plus, en 2002, il y a eu en quelque sorte un abandon par l’Europe de son pouvoir de régulation en se désistant et en le déléguant aux Etats-Unis pour les questions liées aux normes financières.

M.K.: Vous développez beaucoup de critiques dans le virus B, est-ce que quand vous enseignez en master vous émettez les mêmes critiques ou enseignez-vous la théorie classique aux gens qui vont rentrer sur les marchés tels qu’ils sont actuellement ?

CW : J’ai fait un cours pendant six ans à Sciences Po où j’enseignais l’histoire des modélisations financières et l’évolution des différents modèles, c’était en master finance. Et sinon, avec mes collègues et co-auteurs à l’ENM Lyon, on travaille sur tout ce qui est non-brownien. Donc quand on enseigne en cours, on n’enseigne pas une théorie dépassée, on va directement au non-brownien. Comme cela existe depuis maintenant 1995, presque 15 ans en fait, c’est très balisé en fait. Et si je prends ma casquette de consultant en conseil personnel, mes clients, je leur conseille en fonction de modèles non-browniens, et ça marche.

MK : Est-ce que finalement, ce n’est pas en enseignant le non-brownien qu’il pourrait y avoir une révolution, avec ces étudiants qui appliqueront un modèle différent par la base… vous considérez ça possible  ou il y a beaucoup trop de gens qui enseignent le modèle brownien?

CW : Il faut voir ça dans les masters, mais ça semble difficile. C’est aussi une question de réalité, dans les masters techniques, il y a beaucoup d’irréalité. Les jeunes que l’on forme, on leur apprend un vocabulaire franglais détaché des réalités, avec des mots un peu conceptuel, des notions un peu abstraites, surtout en France et dans les pays de langue non-anglaise, et je ne vois pas très bien à quoi ça va leur servir dans leur pratique professionnelle. Vous prenez des manuels, par exemple de finance d’entreprise, on parle de théorie de l’agence : personne ne parle comme ça, personne ne dit ça dans les banques d’affaires : on parle de conflits d’intérêts, on ne parle pas de conflits d’agence.

J.P. : Pensez-vous qu’en plus, dans le cas français, il y a une déconnection entre l’enseignement et la réalité ?

CW : Je pense que dans le cas de certains enseignants, il y a une sorte de fascination pour le monde anglo-saxon, pour le modèle académique, l’académisme pas au sens anglais mais au sens français. Autrement dit on fera des sortes de singes savants, et pas des gens ayant les capacités de pouvoir comprendre les modèles, leur histoire, d’où ils viennent, pourquoi est ce qu’ils restent et pourquoi ceux là plus que d’autres en fait.

M.K. : Voulez vous dire en fait qu’il y a une déconnexion entre les mathématiciens qui vont faire les modèles et réfléchir, chercher les modèles et ceux qui vont les appliquer, et à qui on ne va pas forcément expliquer les différences entre les modèles et la réalité, qui sont finalement comme un peu déconnectés?

CW : Oui en quelque sorte. Un exemple : en finance aujourd’hui, dans la plupart des formations de finance françaises, on parle des rendements des marchés et non pas des rentabilités. Or en anglais, vous avez deux mots, vous avez gild et return, pour les mêmes objets financiers en mathématiques. La différence, c’est que le gild, c’est le rendement, que vous donne comme revenu une obligation ou une action sans dividendes, qui est imposé au revenu. Alors que le return en fait vous avez une différence de cours, donc une plus value, et donc une imposition. Et ce n’est pas du tout pareil une différence de cours et un rendement. Donc quand un professeur de finance vous enseigne, en master, des concepts mathématiques en finances sans utiliser la bonne notion, je me dis pour lui c’est une abstraction. Et comme pour lui c’est une abstraction, ce qu’il enseigne aux étudiants, c’est en fait une sorte d’académisme de formule de maths. Ce n’est donc pas quelque chose qui va s’appliquer dans le monde réel.

J.P. : Quelle vision, personnellement, avez-vous de la finance à plus longue échelle, dans 20 ans par exemple, et vers quoi pensez-vous que cela va évoluer ?

C.W. : Justement, je pense qu’une des conséquences de ce que j’appelle le virus B, de la vision brownienne, c’est d’avoir séparé finances et économie. Et comme on a justement une conception continuiste des fluctuations, on est amenés à avoir de l’évaluation des objets économiques également une perception biaisée. Quand on fait un calcul d’évaluation pour une action d’une entreprise réelle, d’une PME, avec une hypothèse de fluctuation brownienne et donc une espérance conditionnelle très particulière, on ne verra pas que ce sont les normes d’évaluation biaisées qui ont fait avoir de la valeur de l’entreprise une vision biaisée. Donc on va opposer à une économie dite sage la finance dite folle. Je pense qu’aujourd’hui, le clivage finance/économie vient aussi du biais brownien sur les variations boursières. Donc pour vous répondre, la réintégration de la finance à l’économie est un enjeu majeur qui imposerait de quitter la construction brownienne des fluctuations en fait. Et de fait, si on prend les évaluations avec des principes non browniens, on trouve des choses  très différentes. Et comme l’économie est dite réelle, authentique, et non brownienne, on voit qu’il y a un enjeu. Tout ça se passe en amont de ces petits enjeux du type crise des marchés, crise de l’expertise, crise de la finance… C’est ce que j’explique : il y a une crise de la connaissance sur la question du rapport à l’incertitude, plus que sur les maths. Les maths sont simplement une traduction technique de ce rapport à l’incertitude.

M.K. : Une question par rapport à Mandelbrot : Vous avez travaillé sur les fractales, or il émet beaucoup de théories nouvelles, en particulier des théories telles que la dépendance à long terme. Partagez vous ses idées ou avez-vous des critiques à émettre concernant son approche ?

C.W. : Fractales, cela signifie invariance d’échelle, et cela porte ici sur les variations boursières. C’est un mot fourre tout, mais cela signifie qu’il y a plusieurs niveaux sur lesquels va se loger l’invariance d’échelle. Or le brownien est une fractale. Vous voyez donc qu’on est pas pour ou contre, car le modèle de base de la finance classique qui a montré ses limites avec la crise repose sur le concept fractal. La finance dite classique, mathématique, même celle de Nicole El Karoui, est fractale parce que brownienne. Cependant, on peut avoir des fractales non browniennes, comme le processus de Lévy alpha stable. Et ce qu’avait dit Mandelbrot en 62 c’était ça : gardons l’hypothèse des marchés au hasard et prenons des fractales non browniennes, ça c’est les alphas stables. Mais ce qui ne marche pas là dedans, c’est l’hypothèse d’invariance d’échelle ; on s‘est en effet aperçu que les structures de risques dans les structures probabilistes n’étaient pas les mêmes à une journée et à un an. Il n’y avait pas de conservation de la structure probabiliste de l’invariance d’échelle moyennant une transformation que l’on dirait normalisée. Donc on peut dire que le marché n’est pas fractal selon l’hypothèse des modèles fractals. Par la suite, Mandelbrot a fait un deuxième modèle en 65, qui consistait à faire des persistances sur les mouvements. Au lieu d’avoir des accroissements indépendants stationnaires, on a des accroissements non indépendants. Il a introduit une étude de mémoire sur les variations de cours, et cette théorie fonctionne assez bien. Aujourd’hui, un livre anglais sorti en 2009, Multifractals relativity, fait la synthèse de ce que l’on connait aujourd’hui sur le sujet. Enfin, il y a eu un troisième modèle pour corriger la manière de mesurer le temps sur les bourses, qui n’était pas forcément la bonne manière. Le temps peut ainsi se contracter et se dilater sur une activité boursière : quand le marché est agité, le temps se contracte, tandis que quand le marché est très calme, le temps se dilate. C’est ce que l’on appelle des multi fractales, ce sont des modèles justement où le temps change de manière aléatoire. On peut donc dire que les modèles fractals de première génération n’ont pas marché, qu’ils étaient trop rigides, mais que ceux de troisième génération fonctionnent bien. Donc maintenant parmi les pistes, il y a celle du changement de temps, c’est un peu ce que je donne comme référence à la fin du virus B, stochastic clock. Mandelbrot a été le premier à avoir bien repéré et ciblé les problèmes de fond du modèle brownien, mais il a été trop radical dans ses contremodèles, donc ça a été en fait rejeté par les communautés scientifiques. Puis il y a le problème de la technique : c’était très difficile à l’époque à mettre en place, il n’y avait pas de machine, d’ordinateur… En revanche les modèles des années 1995 me paraissent très bien. D’ailleurs, je le connais bien car j’avais été invité par lui à Yale en 1987 au département de maths pour un semestre et maintenant, quand il revient à Paris, on se voit régulièrement.

M.K. : Est-ce que le problème n’est pas finalement que c’est encore trop déconnecté de la réalité, qu’on est toujours face à un modèle qui ne fait pas le lien entre économie et finance comme vous l’évoquiez plus tôt ?

C.W. : Non pas forcément, cela dépend de ce que l’on met comme type d’aléa, parce que si l’on met des aléas qui sont non browniens, on va déjà créer des irrégularités importantes, et en ajoutant des discontinuités, on peut réussir à se rapprocher du monde réel.

M.K. : Donc pour vous ça ne serait pas une liaison qui pourrait être faite entre finance et économie de façon déterministe, mais il s’agirait pourtant de trouver un modèle qui modéliserait le réel et qui en serait plus proche ?

C.W. : Rappelons le : modèles préforment la réalité financière. Il n’y a pas de miroir entre un monde réel et un monde hypothétique qui n’existerait que par le calcul, mais on pourrait déjà, arriver à mieux prendre en compte le phénomène financier, autrement dit les variations boursières, en réussissant déjà à décrire correctement les marchés. Autrement dit, avec une description plus fine, plus adéquate des marchés, on aurait quelque chose de plus robuste que les modèles à base du brownien. Il y a en réalité une dichotomie : le brownien et le non brownien, ce n’est pas un modèle par rapport à l’autre. Ma devise serait donc aujourd’hui tout sauf le brownien, à cause de l’impact très négatif qu’a eu jusqu’à présent l’hypothèse brownienne. Je crois que le vrai problème du brownien est que l’on a introduit l’hypothèse de continuité, et donc que l’agitation engendrée n’est pas du tout hétérogène. C’est ça le problème de fond. On a derrière l’idée des moyennes même sur des grands nombres, des risques moyens, des écarts moyens, des consommateurs moyens, c’est à mon avis l’arrière plan de séries browniennes. C’est commode, séduisant, mais dangereux. On observe un fétichisme du brownien, c’est pourquoi on n’a pas de libération, on reste accroché à l’idole tandis que l’idole dévore.

J.P. : Avez-vous quelque chose à ajouter ?

C. W : Je crois que ce qui est important, c’est de bien distinguer les mathématiques de l’aspect idéologique. Au fond, les mathématiques ont servi une idéologie et une croyance brownienne. La question n’est pas tellement les maths, mais plutôt quelle idéologie et quelle croyance, pourquoi celle là plutôt qu’une autre ? Pourquoi dans les années 50-60, alors qu’il y avait d’autres moyens de calcul en mathématiques probabiliste, on a pris cette idéologie brownienne ? A l’époque de Bachelier, on peut comprendre, mais à l’époque de Markovitz, à l’époque de Sharpe, à l’époque de Black Scholes et Merton, et après le crack de 87, pourquoi n’a-t-on rien changé ? C’est ça qui est étrange. Donc en résumé je dirais que cette idéologie préforme le monde dans les outils, techniques, procédures et dans les normes, les règles du jeu en fait. Si après, les acteurs ont des comportements qu’on estime être défaillants, c’est facile d’accuser les gens en disant qu’ils ont mal agis quand les règles du jeu les ont incités à agir ainsi. Au fond, on a mis les gens dans un système clos, avec des règles pathogènes, et en même temps, on leur dit « c’est de votre faute ». Ce n’est pas si simple. En médecine, il y a plein de professeurs qui auraient sauté s’ils avaient fait la même chose. En distribuant des prélèvements de sang contaminé à l’époque du sida, les laboratoires qui auraient fait ça auraient été défaits, démantelés et les responsables auraient été virés. En plus ici, on le savait ; mais les laboratoires ont continué de tourner, ils ont distribués des modèles contaminés à des professionnels qui leur ont fait confiance, on accuse les professionnels et personne ne dit rien sur les scientifiques.

J.P. : Est-ce que ce n’est pas la responsabilité des maths en tant que science juste et étant donné qu’on oublie les hypothèses d’application des formules ?

C. W. Je pense que là derrière, il y a une vision scientiste de la finance. Il y a une appréhension, une conception scientiste.

J.P : Dans la finance, il y a aussi peut être le problème qui consiste en d’un sôté, des acteurs qui ne sont pas eux-mêmes mathématiciens, donc qui n’oserait pas remettre en cause des modèles qui ont été faits par d’autres dans les laboratoires mathématiques et de l’autre les mathématiciens qui sont dans leurs laboratoires et qui ne connaissent pas forcément les conséquences des techniques de calcul qu’ils inventent.

C.W. : Alors je dirais oui et non parce que si vous prenez l’agence Moodys, qui est fondée sur le modèle KMV, ils étaient payés pour prendre en compte les composantes du marché. Mais cela pose des vraies questions éthiques. Même en France j, vous trouvez des voix qui disent la finance arrogante parmi ceux qui enseignaient et ont enseigné il y a 10 ans le modèle brownien ! Donc je ne nie pas qu’il y ait des comportements défaillants du côté des professionnels, mais on pourrait l’équilibrer avec la mise en évidence de ce qu’il s’est passé du côté des scientifiques. Parce que malgré tout, ils savaient que les modèles browniens n’étaient pas les bons modèles. En fait il y a un problème de virus, il y a une contamination dans le sens où on est pris dans quelque chose.

M.K. : Cette stabilité, n’est pas par ce que l’on a eu peur de changer de modèle ?

C. W. : En fait, on montre en Histoire des Sciences, je l’ai montré dans mon cours d’ailleurs à Sciences Po, qu’il y a eu des centaines de tests qui ont été fait et qui ont montré que le modèle était invalidé. Et que malgré ça, on a continué. C’est ça qui est intéressant. Il y a avait des gens pour dire que, malgré le fait que le modèle était invalidé, ça valait la peine de le conserver. C’est comme si on voulait finalement ignorer l’ensemble des tests qui auraient mené à des invalidations d’un modèle brownien. C’est ça, le virus, c’est vraiment imprégné très profondément dans l’esprit des principaux acteurs de la finance. C’est ce qu’on appelle l’école américaine. Mais ce n’est pas un qualificatif territorial, c’est pareil en France, pareil en Belgique… Nous sommes donc face à une vraie question. J’ai moi-même travaillé sur tout ce qui est non brownien depuis très longtemps, mais je me rappelle très bien qu’en 1992, c’était perçu comme étant défendu, invisible, et que 10 ans plus tard, ça avait été accepté. Donc il y a quand même une sorte d’académisme au sens classique du mot, dans la communauté on va dire scientifique en finance. Il y avait une sorte de refus, de rejet, de ce qui venait contrarier une manière commune de voir les choses.

M : Ce n’est pas alors seulement politique, c’est même quelque chose qui, au sein de la science, est prégnant ?

C. W. : C’est à l’intérieur même des communautés. J’ai assisté à une controverse violente à l’ENS entre elle et Jean Philippe Bouchaud. En 1990-91 il y a eu un séminaire à Normale Sup sur les mathématiques en finance. Elle fait un topo et Jean Philippe Bouchaud a parlé du modèle de Lévy. A l’époque c’était le Lévy Alpha stable. Et il y a eu une controverse entre elle et JP Bouchaud, une altercation très violente, car elle refusait d’entendre tout ce qui pouvait contredire le modèle brownien. Il faudrait lui demander « Pourquoi en 90-91-92, avec JP Bouchaud, il y a eu cette altercation ? ». Ce sont des questions à poser. Qu’est ce qu’il fait qu’ils n’ont pas voulu entendre ? Nicole El Karoui en 1993 a même dit que l’avantage de ces modèles qu’elle construit avec d’autres, c’est qu’au moins, on n’a pas à passer par ce que dit Mandelbrot. Elle l’a écrit en 1993. Ce qu’elle dit maintenant, grosso modo, c’est qu’elle fait des modèles relativement stables et que l‘Etat doit assurer l’environnement.

M.K. : Quand vous décrivez le refus de Mandelbrot, c’est un véritable refus de dialogue entre scientifiques, c’est plutôt rare.

C. W. C’est parce que Mandelbrot avait des positions très radicales. Ses modèles de 62-65 étaient très radicaux, donc presque trop violents par rapport à ce qui se faisait, mais après en 73, en 75 et en 80 et 87, malgré les crises, ça a continué. Il a aussi un ego un peu développé, mais ça a continué et c’est très curieux. Donc il y a eu un refus. E. Geman a fait des modèles sur tout ce qui était non brownien. C’est elle qui a relancé le débat en 1995. Et c’est elle qui la première a remis une place une approche non brownienne su les changements de temps, ce qu’on appelle le temps aléatoire. Donc la question se pose, il y a eu un phénomène interne de refus et de rejet. Ce n’est pas lié à Mandelbrot pour Mandelbrot, c’est une espèce de loi de fer, de communauté d’intérêts, on était dans un monde et ce monde allait bien, donc on n’allait pas voir ce qu’il se passait au-delà. Bien sûr, elle vous dira j’imagine, comme vous dirait Brice, qu’évidemment les modèles browniens ont été amendés. Ce n’est pas un brownien aussi simple. Il y a des paramètres, des ajustements, et on peut toujours raffiner. Mais ce qui est en jeu là dedans, c’est un logique globale, dans laquelle il y aurait d’un côté les épicycles et de l’autre une manière elliptique de voir les choses.

J.P. : Peut être que ce qu’il se passe aujourd’hui entre les maths et la finance est un changement de modèle, comme ce qu’il s’est passé dans différentes étapes de l’Histoire des sciences, d’où la résistance avant de scientifiques ?

C. W. : Peut être. C’est Kuhn par exemple. Ce qui est bien chez Kuhn, c’est cette notion de rupture avec la science normale, mais ça il le tient de Koyré, son hypothèse propre c’est que les changements sont quasiment irrationnels ou religieux, il voit la science comme des programmes métaphysiques. Maintenant je pense que Lakatos c’est peu être plus sain. Il y a aussi une notion de paradigme mais plus ancrée dans un programme de recherches.

M.K. : Cette dichotomie qu’il y a entre les deux mondes scientifiques peut-elle être reliée à la pratique ? Mandelbrot a travaillé beaucoup dans des recherches pour IBM, il y avait vraiment un aspect pratique immédiat, alors que peut être d’autre travaillaient plus dans l’abstraction, à l’époque ils n’avaient pas forcément d’enjeux concrets immédiats…

C. W. : Je dirais oui, mais dans le sens contraire : c’est Mandelbrot qui était dans l’abstraction, qui avait ses modèles disons non browniens et les autres liés aux professionnels qui avaient le modèle brownien. Donc les chercheurs allaient justement dans le sens brownien car c’était plus rassurant.

J.P. : Il y avait moins de recherches, il y avait juste à améliorer…

C. W. : Oui c’est ça, vous restez dans le paradigme de Kuhn et vous travaillez à l’intérieur en fait. Et il y a aussi une question de soutien encore des régulateurs, et puis des marchés. Si vous allez voir des présidents de banque, des patrons de gestion, vous verrez s’ils sont prêts à changer leur manière de penser, leur manière de fonctionner, leur organisation. Sur la gestion d’actifs par exemple, le monde brownien a des conséquences très précises d’organisation. Quand on gère un portefeuille, la sélection stratégique d’actifs pour le long terme qui s’applique par rapport à la répartition des risques, c’est typiquement lié à l’hypothèse brownienne. Parce que l’on montre que si les aléas ne sont pas browniens, la contribution en performance d’actifs est supérieure à celle du modèle stratégique. Donc la variation des contributions à la performance dépend de l’hypothèse que l’on fait sur la structure des aléas. Ca veut dire que la gestion par exemple ne marche bien que dans un monde brownien ; avec des modèles non browniens on ferait des portefeuilles concentrés et pas diversifiés. Mais les directeurs de banque, qui gèrent 30 milliards, ils vous disent : vous vous rendez compte, tout changer les modèles, le système, la formation des gens, c’est impossible. Il y a un phénomène d’inertie, qui vient peut être d’une complicité entre la recherche en finance et les professionnels. Du coup, on peut dire que le système s’entremêle. Donc certainement, il y a des questions qui sont à la fois internes à la communauté scientifique, et externes. Donc au fond pour entrer il y a plusieurs fronts parallèles. Aujourd‘hui, je pense qu’on n’est pas stabilisés. Il y a beaucoup d’enjeux scientifiques mais aussi sociaux, éthiques. Je crois donc que c’est plus une idéologie et une croyance qu’une technique mathématique, même si on met dans les maths des hypothèses comme vous disiez que l’on en retrouve que dans les modèles. C’est pour cela que c’est si difficile à changer : une croyance ce n’est pas de l’ordre rationnel, mais de l’ordre de l’irrationnel. Après, comme dirait B. Latour, il y a les faitiches. On pense que le fait est factuel et du coup, on s’appuie sur ce qu’il appelle un fait construit pour montrer que ça marche ou que ça ne marche pas. Il faut donc tout repenser.