J.P.B. : Tout d’abord, je voudrais apporter une précision quant à mon approche. Mon point de vue est celui d’un physicien, donc il est différent car je pars d’une confrontation au réel, ce qui se distingue de la démarche traditionnelle de l’économie et des mathématiques financières. Je m’intéresse depuis 15 ans à la finance, toujours avec cette double casquette, plus celle de praticien. Je fais en effet partie d’une entreprise qui fait du trading sur les marchés financiers. Donc il est nécessaire que j’ai raison, pour la survie de la société : la confrontation au réel n’est pas un mythe.
J.P : Dans le cadre de votre société, comment vous différenciez vous des autres modèles faits par des non physiciens ?
J.P.B. : Justement, notre cas est intéressant, car on ne recrute que des gens qui n’ont pas de formation en finance, seulement une thèse en physique ou en sciences de la nature. Notre démarche consiste à placer les données avant la théorie. Ce sont deux démarches complètement différentes : dans la première, on postule un cadre théorique, et on essaye de faire rentrer la réalité dans le cadre de la théorie, ce qui ne marche souvent pas ou on ferme les yeux sur ce qui ne marche pas, ce qui est presque toujours le cas quand on se confronte aux donnée empiriques, on fait un choix plus ou moins conscient de ne pas voir les problèmes et de mettre l‘accent sur ce qui va bien. Pour le modèle brownien, selon la façon dont on présente les données, l’inadéquation du modèle est soit assez subtile, soit triviale. C’est d’ailleurs très intéressant à voir graphiquement, ce qui prouve que longtemps, les gens n’ont pas regardé les données, sans même faire de test économétrique.
Nous avons donc choisi prioritairement une deuxième approche : regarder les données, puis construire des modèles par approximations successives. C’est une démarche empirique d’expérimentateur, qui s’appuie sur les faits, sans partir d’une conceptualisation axiomatique. Nous n’avons donc pas de « jolis calculs », mais ils collent aux données. On remarque que les gens sont très attachés à l’esthétique mathématique d’un modèle, parfois tellement que même si les faits ne collent pas, on le garde quand même tant il est beau.
M.H. : Cette démarche passe-t-elle par l’utilisation de données statistiques ?
JPB : Oui en partie, mais extrêmement celles-ci sont riches et variées, et leur masse est énorme. On collecte des téraoctets de données à stocker toutes les semaines. Ces sources sont si riches et détaillées que l’on n’a pas le temps d’aller au fond de ces données, on les stocke pour plus tard. C’est une révolution de la finance depuis une dizaine d’années qui passe par cette masse brute et qui aura des conséquences en finance et en économie : on a aujourd’hui les moyens de collecter et traiter les données, qui sont facilement accessibles. Avant, les données quotidiennes étaient un luxe, pour les marchés financiers en particulier, et il n’y avait pas de traitement facile, il fallait les traiter à la main. Un exemple intéressant est celui de l’indice Dow Jones, calculé sur 27 sociétés. La pondération y est d’ailleurs assez idiote, on prend les prix et on divise par 27, il n’y a pas de prise en compte de la capitalisation de la société, mais c’était suffisamment difficile de traiter les données à l’époque pour utiliser cette méthode. Ainsi, on est passé d’une absence de données à la fin du XIX° siècle à une foule de données depuis 20 ans : il faut donc un changement méthodologique, c’est évident.
M.H. : Lorsque vous construisez des modèles, avez-vous besoin d’hypothèses à la base comme pour le brownien ?
J.P.B. : Non ! Cela ne devrait même pas être une controverse, car il est évident que ce n’est pas brownien, ce cadre est dépassé. La première critique à ce modèle, faite Mandelbrot, l’a été en 1963. Et le seul argument pour le sauver a été : on sait le faire, il est commode et rigoureux mathématiquement, c’est donc plus facile de le garder. On observe un attachement à l’esthétique de la théorie. On continue à enseigner des choses éloignées de la réalité car elles sont simples à enseigner. La méthode d’évaluation des options, Black Scholes, c’est simple et joli, même si les dérives sont dangereuses. On préfère faire ça que mettre les mains dans le cambouis. Si on regarde les choses telles qu’elles sont, on se confronte rapidement à plein de problèmes : Par exemple, quand on traite les données, on a de nombreux soucis, comme des prix qui ne sont pas continus, en raison des phénomènes d’ouverture et de fermeture des marchés, le problème de la nuit… Il y a donc des sauts de prix. Or le brownien est continu, alors on le recolle. Il ne se passe pas rien pendant la nuit, il y a des nouvelles. Dès lors, on voit les limites du brownien.
Dans les cours sur les données financières comme à l’ENSAE ou à Polytechnique, on souligne que la situation est beaucoup plus compliqué que de postuler le brownien et utiliser les formules. C’est une boite à outils, les outils de calcul du brownien sont d’ailleurs très performants et commodes si on ne se pose pas de questions. Tout cela est cohérent et confortable. Et si on ne se confronte pas un jour au réel, si on évolue dans un monde fermé et mathématisé, alors c’est très confortable, on est plus rassuré par un monde cohérent, axiomatisé que par un monde plus compliqué. Or en réalité, rien n’est brownien.
La véritable est de savoir si l’approximation du brownien est utile et précise. Peut-on lui faire confiance ? Dans certains cas, elle permet d’obtenir des réponses rapides à des questions simples, les réponses à certaines questions ne sont même pas trop fausses. Mais pour d’autres questions, les réponses deviennent horriblement fausses. C’est un peu vrai de toute théorie : elle dépend de la question que l’on pose et de l’approximation qu’on accepte.
Par exemple, en première approximation du prix d’une option, Black Scholes pas mauvais. Si on ne sait rien du tout, on a une approximation pour évaluer si l’action vaut 10 cent, 1 dollar, 10 dollars ou cent dollars. Mais la théorie de Black Scholes prétend donner une stratégie de couverture avec un risque nul. Si on se pose la question du risque d’une option et de sa stratégie de couverture, elle annonce donc un risque 0. Or c’est horrible, car en réalité, le risque est très grand. Tout dépend donc de la question posée, la réponse brownienne peut ne pas être trop mauvaise ou complètement fausse.
M.K. : Pour Nicole El Karoui, comme on effectue un changement des paramètres chaque jour, elle estime qu’il n’est pas grave que le modèle soit faux. QU’en pensez-vous ?
J.P.B. : Au contraire, c’est très gênant et très grave. Je déteste l’argument du daily, car on abandonne la théorie. Aund on dit « Black Scholes est faux, mais si on calibre chaque jour la théorie en utilisant les prix de marché, Black Scholes devient juste », à quoi sert alors la théorie ? On tord la théorie dans tous les sens. Mais cela permet en partant d’un marché d’options supposé liquide, de faire autre chose, comme de la couverture de produits exotiques, grâce aux paramètres du marché.
Le problème, c’est qu’on part de l’idée que les marchés sont efficients, qu’ils donnent de bons prix, or ce n’est pas vrai. Si on calibre une théorie en la forçant à coller aux données, cela devient dangereux, car si le marché se trompe, on propage des erreurs. Les produits complexes peuvent amplifier les erreurs de manière dramatique. Si on utilise les données d’options dites liquides pour donner un prix à un produit exotique, de type à cliquet ou double barrière, on arrive à des prix et des risques totalement faux. C’est donc très dangereux. Or si l’on ne supposepas que les prix de marché sont justes, et si l’on a une théorie de ce qui se passe sur le sous jacent qui intègre les effets statistiques qu’on sait exister (sauts, marchés intermittents, non stationnarité des paramètres…), on arrive à un prix d’option réellement prédictif, indépendant des observations du marché. L’intérêt de ce dernier est qu’il permet de dire que si le prix que je calcule est différent de celui du marché, comme on est plus précis que Black Scholes, on peut faire des profits. C’est la preuve que c’est opérationnel : on arrive à trouver un meilleur prix que le marché. « Le marché a raison en moyenne mais à chaque instant il a tort » (George Soros ). Et si on se base sur une théorie fausse pour faire de nouveaux produits, on part complètement dans le décor. Cette ingénierie qui s’appuie sur une théorie fausse me semble indéfendable et dangereuse et la crise de 2008 fait partie des grandes faillites du système. A force de rustines, on fait des choses qui n’ont plus de sens et qui sont dangereuses. Par exemple, pour estimer le risque des CDO et des dérivés de crédit, on se trompe totalement. Il n’y a plus de lien avec la réalité, car on se concentre sur la commodité mathématique au détriment de son accord avec les données. On a alors là tout perdu.
M.K. : Mais comment fait-on alors pour gérer les innovations? Les modèles fractals s’appuyant sur données statistiques longues, quelle est la solution?
J.P.B. : De ce point de vue là, il faut mieux dire je ne sais pas que dire je sais avec un modèle faux. Il faut arrêter toute tentative de modélisation quantitative et s’arrêter au bon sens. On n’a pas de recul avec la théorie mathématisée. Il faut mieux du bon sens non mathématisé qu’une théorie mathématisée qui fait joli mais qui évince le cœur du problème. La démarche de physicien, c’est qu’avant de mathématiser une théorie, on essaye de comprendre le phénomène avec des mots, on cherche l’intuition de ce qui se passe. On essaye de comprendre les mécanismes et on fait des calculs d’ordres de grandeur. On fois cela fait, on a déblayé le terrain. On gagne beaucoup sans calibration à se dire : quelle est la nature des mécanismes ? A quoi peut-on et doit-on s’attendre ? Quels sont les risques cachés d’un produit ? Si on ne sait pas, on ne commercialise pas. C’est comme dans le milieu de la pharmacie, on ne commercialise pas des molécules avant de les avoir testé, cela serait dément et personne ne le ferait. Mais le problème est l’intérêt objectif entre la progression financière et les modèles mathématiques, qui vont main dans la main. On utilise des modèles qui sous estiment les risques pour pouvoir vendre les produits. On oublie le modèle prudentiel de risque.
C’est aussi le problème de l’indépendance des agences de notation. L’argument contre la régulation est absurde. En plus les modèles erronés créent des crises : l’utilisation de Black Scholes est responsable de l’amplification des anticipations. Black Scholes suppose un modèle brownien, or dans un modèle brownien on ne trouve pas de discontinuité de prix, pas de krach, donc les stratégies de couvertures sont fondées sur l’hypothèse qu’il n’y a pas de krach. Ces stratégies font décaler le marché de manière exponentielle, et au final, le fait d’avoir supposé qu’il n’y avait pas de krach contribue à en créer un. Ces modèles où le risque systémique n’existe pas, en négligeant le risque systémique, créent une panique au moment où les gens se rendent compte qu’il y en a peut être un, et le risque systémique provient du fait que les gens se rendent comptent que les modèles sont tellement faux qu’on ne peut plus faire confiance à rien. La perte de confiance est alors généralisée, même s’il n’est pas toujours justifié. Des produits dont le risque de défaut, même s’il n’est pas nul, est extrêmement faible, se retrouvent avec des prix décotés : c’est une boucle de rétroaction. C’est la rétroaction de la théorie elle-même sur les marchés financiers qui font que les hypothèses, de façon auto réalisatrice, se retrouvent être complètement erronées.
Il y a un problème quand une crise survient tous les trois ans. Et ce phénomène est plus grave : une action décroche de 50% tous les quinze jours. Il n’y a pas de césure entre les micro-crises et les grosses crises : elles sont de la même famille. Le problème est général.
On peut d’ailleurs trouver un modèle qui réponde aux différentes situations. En physique, il y a des systèmes avec des périodes stables et des crises : un modèle unique peut contenir en lui-même ces différentes phases, comme dans le cas de la fissure d’un matériau. Certaines crises sortent évidemment du modèle, comme l’avait dit Keynes : certains événements ne sont même pas probabilisables, et certes il est possible que la théorie s’arête quelque part, mais l’argument de l’existence de crises n’est pas suffisant pour dire qu’on ne peut rien faire du point de vue quantitatif.
Dans la théorie économétrique, on postule un modèle et on le calibre sur les données. Mais la théorie des marchés financiers ne fonctionne pas comme ça. Le problème est qu’il n’y a pas de théorie acceptée par tout le monde sur les mécanismes de formation des crises. Sur des produits comme les devises, ou le pétrole, on observe des stratégies de suiveurs de tendances et les mécanismes de tension : la tendance se crée, les gens rentrent dans la tendance, en profitent, elle s’amplifie mais le prix s’écarte de la valeur « fondamentale » .Puis la tension par rapport au fondamental devient trop forte et cela se transforme en crise.
M.H. : Pourquoi ne change-t-on pas dan ce cas au niveau de la régulation, des agences de notation ?
J.P.B. : On est confronté à des lobbies. Il y a eu des déclarations d’intentions sur la régulation des marchés, mais on ne fait de bonnes affaires que derrière un paravent, la transparence n’arrange pas tout le monde. Les forces en présence sont considérables. En plus, on s’appuie sur une théorie adoubée par le monde académique des marchés efficients. D’où cette utilisation des modèles, la règle du Mark to Market...
M.K. : La situation est-elle alors désespérée ?
J.P.B. : L’interaction croissante entre la production académique et la régulation peut conduire à plus ou moins long terme à un remplacement théorique ; la marche est engagée.
Le problème central reste la démarche, la méthodologie. L’utilisation de la simulation numérique est encore négligée en économie. On a besoin de données pour calibrer la simulation numérique, et aujourd’hui on dispose de ces données.
M.H. : Nicole El Karoui distingue nettement la gestion de portefeuille des stratégies de couverture. Considérez-vous cette distinction fondamentale vous aussi ?
J.P.B. : Avec de meilleures modèles pour les produits dérivés, des prix d’option mieux évalués, on aurait de meilleures stratégies de couverture et une meilleure conception, plus saine, du risque du portefeuille d’options qu’on a.
Les modèles de prix définis par l’offre et la demande sont un cercle vicieux. L’offre et la demande est basée sur des modèles, eux-mêmes calibrés sur les derniers prix ... Et on a toujours le problème de l’inefficience des marchés qui resurgit.
La raison pour laquelle la formule de Black Scholes s’est imposée est sa beauté mathématique. De plus, l’intérêt tardif porté par les chercheurs de sciences expérimentales pour la finance explique l retard pris en la matière. Ils ont commencé à s’y intéresser au début des 1990 avec l’apparition de données sur lesquelles se baser.
J.P. : Ce débat est-il aussi virulent ailleurs ?
J.P.B.: Il y a un rôle particulier des mathématiques en France. L’éducation est très mathématisée et on peut noter une prééminence des mathématiques. Mais d’autres grands foyers sont en cause, comme l’école de Chicago. Cependant, au moment de la crise, un courant se développe, on a envie de faire les choses différemment, dans toutes les disciplines. Le débat est donc international.