COD : violence et militarisation

Call of Duty, l’appel aux armes

Le First-Person Shooter est l’un des genres les plus populaires auprès de la population stéréotypée des “gamers”, et l’un des plus présents dans le groupe très exclusif des jeux AAA. Call of Duty et Battlefield sont les deux titres phares qui entretiennent une rivalité constante dans les meilleures ventes, à intervalles réguliers : CoD est ainsi édité par Activision depuis 2003 à raison de sorties régulières qui n’apportent que peu de changement.

“L’appel du devoir” mobilise ainsi des millions de personnes sur des parties hors ligne ou multijoueur dans une simulation de situations de combat contemporaines. Nous pouvons y incarner un soldat projeté dans une arène fermée qui oppose deux équipes qui s’affrontent selon un système de points, où chaque élimination - c’est-à-dire chaque ennemi tué - augmente le score de l’équipe. Les combattants sont dotés d’un armement réaliste qui reproduit celui des forces militaires : M16A4 américain, MP5 allemand, grenades à fragmentations, flashbangs, fusils de précision… personnalisables et caractérisés en détail sur des points techniques comme la cadence de tir, le recul, les dégâts causés par balle, la dispersion du tir. Les affrontements sont également réputés pour être le lieu d’une certaine violence verbale, d’une concentration de testostérone revendiquée qui s’exprime au travers d’un langage dédié qui sanctionne prouesses et erreurs : les joueurs parlent de “kills”, de “noscope” lorsqu’un kill est réalisé sans la lunette du fusil, de “headshot”, lorsque l’ennemi est abattu d’un seul tir en pleine tête.

Call of Duty 4 (Infinity Ward, 2007), extrait de gameplay

Schulzke souligne cependant dans un article de 2013 le caractère irréaliste et fantasmé de ces jeux. Ils occultent d’une part une large partie de la vie militaire, de l’organisation, des opérations, de la logistique, et ne sanctionnent pas le joueur pour un comportement imprudent ou suicidaire. La logique d’arcade prime sur la reproduction d’un champ de bataille : un personnage peut ainsi survivre à une rafale de balles, disposant d’un nombre de points de vie fixe, et réapparaît instantanément après sa mort à un point aléatoire de la carte. Les échanges de tirs sont nerveux, nourris, rapides ; lorsque le joueur meurt, il retourne immédiatement au combat et se retrouve à nouveau en première ligne en quelques secondes.

Le militaire omniprésent

Il est intéressant de constater que le jeu vidéo est souvent violent ; il est encore plus intéressant de constater qu’il donne une place de choix à l’armée et aux thèmes militaires. Deux genres majeurs, qui trustent les meilleures ventes de jeux, se fondent sur ce thème : les jeux de stratégie et les First Person Shooters, genre né au début des années 90 dans la suite des premiers grands succès d’Id Software, Wolfenstein 3D et Doom. Les jeux de stratégie se fondent sur le Kriegspiele prussien, conçu pour la formation des officiers de l’armée, tandis que les FPS mettent en scène un personnage le plus souvent équipé d’une arme à feu que le joueur incarne à la première personne : le soldat est la figure la plus naturellement invoquée par le dispositif.

Rome 2 Total War (The Creative Assembly, 2013), extrait de gameplay

Certains jeux s’éloignent des principes de départ, en modifiant notamment le contexte scénaristique, l’univers de jeu. Les principes fondamentaux demeurent cependant, avec un élément militaire au coeur d’un système fondé sur l’affrontement total de forces armées hierarchisées. Starcraft (Blizzard, 1998) revisite le genre de manière somme toute très classique, en transposant le conflit dans la science fiction où s’affrontent trois espèces pour la survie de leur civilisation.

Starcraft 2 (Blizzard, 2003), extrait de gameplay

L’armée et l’informatique : une longue histoire (d’amour)

Dans Digital Play, Stephen Kline revient sur les liens profonds qui unissent l’ordinateur à l’armée américaine. Il remarque que les jeux vidéo n’auraient pu exister sans l’outil informatique, qui lui-même dépend historiquement de financements militaires qui ont nourri l’industrie et les centres de recherche universitaires. L’armée s’intéresse par ailleurs aux jeux par le biais des technologies de simulation à l’exemple de SIMNET, projet développé par la DARPA, qui s’inspire du travail d’Atari dans la matière. Durant la décennie 1990, des ingénieurs qui avaient travaillé sur SIMNET apportent leur expertise dans l’industrie logicielle, et plus particulièrement les FPS comme SOCOM (Zipper Interactive, 2002).

« Today, in the flexible, numerically downsized, partially privatized, but very high tech organization of the post-Fordist miltary, Pentagon simulation makers constantly transfer technologies to commercial game making, while the military frequently contract services from, adapt the products of, or enter into commercial codevelopment partnerships with civilian industry - making interactive gaming the most persuasive instance of what has been dubbed the “military-entertainment complex.” »

(Kline, 2003)

La sortie du FPS America’s Army (United States Army, 2002) marque un tournant, étant un jeu ouvertement produit par l’armée dans un effort de propagande. Il oeuvre ainsi à améliorer l’image des organismes militaires, à servir comme outil marketing et comme levier de recrutement auprès de la population des joueurs identifiée comme jeune et masculine, constituant une cible particulièrement intéressante pour les forces armées. America’s Army pousse en effet le principe de reconstitution jusqu’aux phases de tutoriel, qui mettent en scène les différentes formations et entraînements que doit suivre une nouvelle recrue, avec un foisonnement de détails et d’éléments qui permettent de faire un premier pas dans l’armée. Les critiques se concentrent sur cette proximité, et avancent qu’elle participe à banaliser la guerre et créer un soutien populaire pour les opérations à l’étranger.

Pour Schulzke, les liens entre le public et l’armée sont à tort exagérés et vulgarisés. Il défend que le lien institutionnel et structurel ne démontre pas en lui-même de danger potentiel ; ce dernier reposerait au contraire sur l’idée implicite que la porosité entre le monde militaire et le monde civil est intrinsèquement néfaste. Dans son étude, il souhaite par conséquent revenir aux fonctions que remplissent les jeux incriminés, et les messages qu’ils véhiculent, sans accuser leur seule association aux forces armées. Pour Tisseron, le jeu vidéo militaire peut aussi être l’occasion d’essayer de vivre une tranche d’histoire, d’imaginer le vécu de générations passées, ou de s’essayer à l’héroïsme - en effet, comment faire l’expérience exceptionnelle et incompréhensible du champ de bataille ? Le jeu en serait un moyen parmi d’autres.

SOCOM 4 (Zipper Interactive, 2011), extrait de gameplay

Une polémique bicéphale : violence et idéologie

La polémique née de l'omniprésence militaire gravite autour des interrogations sur la violence du jeu vidéo, car elle montre le plus souvent une facette réaliste, courante et parfois perturbante des thèmes violents. Soldier of Fortune (Raven Software, 2000) met par exemple particulièrement en avant les scènes de mort et d'exécution, portant une attention exceptionnelle au détail des blessures infligées et leur résultat en fonction de la partie du corps touchée. Autre point d'achoppement, son espace de jeu se déploie hors du seul champ de bataille, contribuant de manière très directe à ce que nous pourrions percevoir comme une banalisation de la guerre et de ses codes. Mais cette violence n'est pas exceptionnelle au regard d'autres médias, tout comme elle n'est pas exclusive à l'apport de la culture militaire.

« Perhaps the most graphically violent of recently released video games is Soldier of Fortune. This game strives to depict violence with extremely graphic realism, so much so that the game was classified as an adult movie in Canada. The game developers hired an army consultant to help design extremely realistic depictions of physical trauma by different types of weapons. Killers dismember victims with guns and victims' bodies are destroyed beyond recognition. The game's horror includes victims who scream "Help me" as killers reply "Shut up," tossing their knives playfully in the air after a kill. »

(Kline, 2003)

Pour Schulzke, l'argument le plus décisif demeure idéologique. Quelle est donc l'influence de la pensée militaire sur la culture du jeu vidéo, et sur le joueur lui-même ? America's Army peut difficilement être un facteur direct de professionnalisation et de militarisation puisque, comme le remarque le chercheur, son réalisme est limité par les besoins du jeu, comme pour tout représentant du genre des jeux de tir. Ces derniers ne pourraient observer des règles réalistes sans avoir un impact négatif sur le rythme de jeu et la difficulté globale, tout comme la démonstration de toutes les manifestations de la guerre, jusqu'aux plus perturbantes, auraient tôt fait de donner à l'expérience du jeu une dimension extrême, voire traumatisante - un effet contre-productif pour un média de recrutement développé par l'armée, mais un point sensible également pour des jeux dont on doit pouvoir profiter entre amis.

Pourtant, les jeux militaires sont marqués de très forts biais - conservateurs, bellicistes, xénophobes - qui sont traités avec légèreté malgré le poids politique de titres qui parlent d'opérations en cours ou de situations de conflits récentes, en particulier en lien avec le Moyen-Orient. Schulzke remarque au sujet du corpus défini qu'il suit une tendance autoritariste orientée vers la destruction d'indésirables au nom d'un patriotisme exacerbé : ce message fort rencontre-t-il un écho de la part des joueurs ? En réalisant une étude sur près de 4500 individus de 38 ans en moyenne, amateurs de jeux de guerre, Festl et al. (2013) ne trouve aucune corrélation entre les croyances exprimées et l'exposition aux jeux d'inspiration militaire. Les recherches ont néanmoins été menées en Allemagne, où une tradition antimilitariste perdure ; l'auteur s'interroge donc sur la possibilité de rencontrer d'autres résultats dans un autre contexte d'une part, et d'autre part si l'influence des jeux n'intervient pas beaucoup plus tôt, au stade de l'enfance.

America’s Army: Proving Grounds (United States Army, 2013), extrait de gameplay

Plus qu'un simple véhicule de violence ou d'idéologie militaire, le jeu de guerre interviendrait ainsi de manière profonde dans la constition même du média. Thimothy Lenoir évoque le cadre large du "military-entertainment complex", pour signifier le spectre des divertissements dédiés à l'armée, avec sa coopération ou non. Une certaine continuité s'établit ainsi entre différents médias friands de casques et de bottes, tout en soulignant la spécificité du jeu vidéo : pourquoi l'armée y occupe-t-elle une place si importante ?

« Our analysis [...] can, however, illuminate some of the reasons why and how interactive gaming has cut iselt a cultural channel or groove emphasizing what we term “miltarized masculinity.” We set out to show what forces have worked to generate interactive game design practices that are focused around strogly gender coded scenarions of war, conquest, and combat; how this bias has been amplified bu the industry’s ongoing negotiations with a base of young male hardcore fans… »

(Kline, 2003)

La masculinité militarisée résume bien la position du fait militaire dans le jeu vidéo. Une affaire d'hommes, certes, un média violent, bien souvent ; mais c'est leur alliance sur la durée qui produit une culture fondée sur les codes de l'agression, du conflit et de la destruction, auxquels on ôte toute charge émotionnelle pour n'en faire que de simples objets de compétition et sources de sensations fortes. Une question subsiste : cette proximité avec l'idéologie militaire est-elle réellement sans conséquences ?

La règle du jeu : le discours des jeux ne risque pas d'influencer les joueurs. L'armée occupe une place importante dans le jeu vidéo, qui n'est pas mise en question.

Bibliographie sélective :

  • Ruth Festl, Michael Scharkow, et Thorsten Quandt. « Militaristic attitudes and the use of digital games ». Games and culture 8, no 6 (2013): 392–407.
  • Stephen Kline, Nick Dyer-Witheford, et Greig De Peuter. Digital play: the interaction of technology, culture, and marketing. Montréal ; London: McGill-Queen’s University Press, 2003.
  • Marcus Schulzke. « Rethinking Military Gaming: America’s Army and Its Critics ». Games and Culture, 26 février 2013.
  • Timothy Lenoir. « Fashioning the Military Entertainment Complex ». Correspondence: An International Review of Culture and Society 10 (2003 2002).
  • « Programming Theaters of War: Gamemakers as Soldiers ». In Bombs and Bandwidth: The Emerging Relationship between IT and Security, édité par Robert Latham, New York: New Press., 2003.
  • Timothy Lenoir, et Henry Lowood. « All But War Is Simulation: the Military-Entertainment Complex ». Configurations 8 (2000).

Retour