Notre méthode de travail

Nous étions partis de l’hypothèse de travail en entonnoir suivante : les multiples controverses portées par les acteurs du jeu vidéo afin de remettre en cause ce qu’ils identifiaient comme des points critiques du jeu ressortaient d’une même volonté, celle de créer un jeu vidéo nouveau. Ce point commun, nous l’identifiions comme un point d’horizon pour les acteurs, peut-être pas toujours explicitement formulé.

Après réflexion, nous avons affiné cette problématique et renversé notre hypothèse. Il ressort en effet que la volonté de changer le jeu n’est pas un horizon, mais un point de départ explicitement présenté comme tel par la plupart des acteurs, et amenant à des engagements multiples. C’est le fait d’avoir des ambitions pour le jeu vidéo, la volonté qu’il développe un discours artistique et social, que les commentateurs se livrent à un vrai travail de curation, que les créateurs innovent réellement – ambitions aujourd’hui déçues, qui amène les acteurs à s’engager. C’est même cette volonté de changement – ou non – du médium qui polarise les acteurs : certains veulent un nouveau jeu vidéo, d’autres se satisfont du jeu tel qu’il est actuellement. Cela ne veut pas dire qu’ils refusent toute légitimité à ces critiques – au contraire – mais ils les jugent périphériques et non-prioritaires. Dans un milieu économique et social spécifique, où les rôles ne sont pas clairement fixés, cela amène les acteurs « critiques » à endosser des rôles et à tenir des discours multiples, découlant à la fois du parcours personnel spécifique de l’acteur et du type d’engagement qu’il souhaite pour le jeu vidéo.

En découlent des relations d’acteurs paradoxales, en ce que la plupart des acteurs se connaissent entre eux et interagissent voire collaborent, mais où chaque acteur est atomisé, suivant ses engagements spécifiques, créant ses micro-groupes de collaboration – labels, collectifs, etc. Un but commun est partagé : changer le jeu. Mais chaque acteur choisit ses moyens pour y parvenir. Plus profondément, si le diagnostic général sur le caractère insuffisant du jeu actuel est partagé, chaque acteur définit à sa manière ce que le jeu vidéo et le rapport au jeu vidéo devrait être.

Les différentes arènes de débat sont ainsi des redites du débat général à savoir la volonté de créer un nouveau jeu. Ces arènes sont actualisées en fonction des caractéristiques et des enjeux spécifiques à chaque milieu : par exemple, le monde de la recherche, le journalisme généraliste, le journalisme spécialisé. L’objectif était ensuite de nous rendre au coeur de certaines de ces arènes, notamment des événements autour du jeu indépendant et les lieux de création originaux, comme les game jams.

Évolution de la problématique

Une vision : problématique d’origine

Face aux critiques récurrentes sur le médium, un autre jeu vidéo est-il possible ?

Un engagement : les acteurs au coeur de la controverse

Quels espoirs pour le jeu vidéo de demain ? Pourquoi certains rêvent-ils d’un changement radical tandis que d’autres se contentent de ce qui existe aujourd’hui ?Qui sont ceux qui s’engagent ou non pour un jeu différent ?

Un système : le rapport entre les acteurs et leur environnement

Quel est le rôle du système en place (industrie, presse, etc.) vis-à-vis des diverses volontés de changement ? Pourquoi constitue-t-il un système économique et industriel dont les acteurs “rebelles” voudraient s’extraire ?

Problématique finale

Cartographie d’une opposition culturelle : contre quoi et pour quoi se battent les militants d’un jeu vidéo différent ?

Controverses et jeu vidéo : premières intuitions

Controverses et jeux vidéo font a priori bon ménage. Tout le monde garde en mémoire les polémiques médiatiques des années 2000 autour de la potentielle influence néfaste de ce médium. Le jeu vidéo rendrait-il la jeunesse addict, violente, épileptique ? Envisagé du seul point de vue psychopathologique et pédiatrique, le jeu vidéo semblait enfermé sur la scène publique dans un débat dont les termes étaient dictés par des acteurs méconnaissant l’ensemble des enjeux du médium (Mauco, 2012). Ces acteurs n’avaient pas le jeu pour enjeu, mais des objectifs de construction d’image médiatique déconnectés du jeu vidéo. Ces acteurs s’enfermaient progressivement dans un système autoréférentiel au sein duquel chaque prise de parole « critique » sur le jeu vidéo était justifiée par une précédente prise de parole du même acteur sur un autre média, et où des « spécialistes du jeu vidéo » étaient institués médiatiquement comme tels par la simple accumulation de leurs prises de parole sur le sujet (Ibid.).

Bien qu’éphémère, cette phase médiatique a durablement obéré la visibilité de lignes de forces profondes qui traversaient et travaillaient le jeu vidéo de l’intérieur. En effet, alors que la critique « externe » du médium captait l’attention médiatique, une critique interne se développait, dans une relative obscurité. À une critique comprise dans son sens commun, strictement négative et d’opposition, s’opposait une critique comprise dans son sens étymologique (voire sociologique), un passage au crible du médium pour le construire autrement.

En effet, depuis sa création, le jeu vidéo a beaucoup évolué. L’évolution de la puissance de calcul permet chaque année de nouvelles possibilités en termes de graphismes, de situations envisageables, d’expériences de jeu. Du pixel art au photoréalisme, du jeu de puzzle intimiste à l’open world proposant une aire de jeu plus étendue que la planète Terre, de l’interaction via un clavier au simple usage de son corps, la gamme des possibles techniques est immense. De fait, la diversité des expériences proposées par les jeux sont à l’aune de ces possibilités offertes. L’émergence d’une scène indépendante participe au foisonnement créatif de cette industrie culturelle, et vient proposer une production d’œuvres dont les logiques économiques et créatives sont différentes de la production plus traditionnelle..

Face à cette évolution permanente des formes du jeu, des discours se sont développés, avec en commun l’objectif de produire une pensée critique sur le jeu vidéo et les représentations sociales qu’il expose, transmet et reproduit – « critique » étant entendu au sens sociologique courant du terme (Tremel, 2011). Le jeu vidéo est jugé par ces acteurs comme posant problème : parce qu’il est violent et centré sur la représentation de mécaniques de jeu militarisantes ; parce qu’il défend une vision du monde occidentale où les minorités ethniques et les autres cultures sont absentes ou caricaturées ; parce qu’il promeut une vision de la société traditionaliste et perpétue les discriminations de genre et de préférences sexuelles ; parce qu’il semble coincé dans un cadre de pensée libéral économique voire libertarien ; parce qu’enfin, les mécaniques de jeu reposent forcément sur l’idée de mort du personnage joué et/ou des éléments avec lesquelles il interagit dans le jeu.

Protocole d’enquête

Ces pôles de controverses, nous les avons identifiés empiriquement sur la base de notre fréquentation du médium, de la communauté des joueurs, ainsi qu’à partir des travaux de recherche passés de plusieurs de membres du groupe de travail. Ils ont constitué une hypothèse de travail sur la base de laquelle nous avons initié notre travail exploratoire bibliographique et de veille médiatique. Voici une explication de notre démarche de recherche, la liste complète des catégories thématiques identifiées pour nos veilles médiatiques et scientifiques, accompagnées d’un court résumé des enjeux identifiés au cours de notre analyse des corpus de textes pour chacune de ces catégories.

Bibliographie

Recherche sur Google Scholar et Google

La recherche s’est effectuée grâce au moteur de recherche Google Scholar. Dans un premier temps, nous avons utilisés un certain nombre de combinaisons de mot-clés :
“video games” + “representation”
Grâce à cette combinaison assez généraliste, nous avons pu trouver des articles qui traitaient de la représentation au sein du média, de son contenu mais aussi de sa communauté (20 premières pages de résultats).
Big Breasts and Bad Guys: Depictions of Gender and Race in Video Games - Journal of Creativity in Mental Health - Volume 3, Issue 1
Mais aussi des publications d’auteurs se rattachant plus directement aux games studies : Half-Real: Video Games Between Real Rules and Fictional Worlds - Jesper Juul - Google Livres

A partir de là, la recherche s’est surtout effectuée organiquement : recherche des auteurs sur Google et de leur place/importance au sein des game studies, ajout de leurs autres publications pertinentes pour notre sujet… Ce qui nous a permis de rassembler l’essentiel des publications se réclamant des game studies.
D’autres combinaisons de mots-clés furent utilisées pour élargir la base bibliographique:
“video games” + subcultures OR cultures
“video games” + postcolonialism
Mais aussi des recherches spécifiques à un journal de publications particulier :
“video games” + Games and Culture
Ou plus spécifiquement relié aux game studies :
“ludology”
Ou directement des noms d’auteurs.

Nous avons ainsi rassemblés une base bibliographique de 228 documents, composée majoritairement d’articles de revues et de colloques, mais aussi de livres et de thèses d’étudiants.

Classement de nos ressources sur Zotero

Après avoir rassemblé l’ensemble de nos références bibliographiques sur l’outil Zotero, nous l’avons organisé selon plusieurs catégories et sous-catégories.

Game content analysis

Cette catégorie regroupe les références traitant du contenu du jeu vidéo. Elle est traversée par plusieurs thèmes majeurs qui ont par la suite aidé à constituer des sous-catégories : gender/sexuality, history, morality/death/religion, politics/economy/urbanism, race/minorities, violence/military.

Game culture/sociability

Cette catégorie rassemble des références traitant de la culture construite autour de la pratique du jeu vidéo mais aussi du jeu vidéo comme objet culturel ainsi que de l’influence de cet objet et de ces pratiques sur la construction d’une identité.

Game industry

Cette catégorie rassemble des références ayant pour sujet plus directement l’industrie vidéoludique et les différents segments que l’on peut y retrouver.

Game theory

Cette catégorie rassemble les publications des grands représentants des games studies.

Veille médiatique

Périmètre de veille, définition des mots-clés et classement

Au stade préliminaire de l'enquête, nous avons d'abord défini un périmètre de veille à partir d'un ensemble de mots-clés et de noms d'acteurs, tous liés à la controverse à un degré plus ou moins élevé. Les principaux mots-clés tels que « jeux vidéo » ou « game studies » sont à la base de la veille et servent de fil rouge à toutes nos recherches. Les thématiques périphériques viennent ensuite préciser le but de la recherche, selon la perspective engagée : violence, sexisme, guerre, gamer gate, hardcore, simulation, french touch, etc. Ce sont ces mots-clés qui ont permis de catégoriser les informations recueillies dans notre base de connaissances. Pour restreindre la quantité de résultats, nous avons décidé de limiter la période au début des années 2000, au moment où le jeu vidéo est devenu un objet de controverse particulièrement prisé par les médias, et pour les bornes géographiques, ce sont essentiellement des médias français que nous avons utilisé, mais les réseaux sociaux sont un moyen efficace d'avoir un aperçu de ce qui se dit au-delà de nos frontières.

Les acteurs ont été classés en fonction de leurs positions sur les questionnements de la controverse, avec pour chacun, le statut, la thèse, les ressources et l'arène d'expression auxquels ils sont liés. Ces questionnements ont été ensuite transposés dans la base de connaissances en tant que catégories : genre (« le jeu vidéo est machiste, sexiste et hétérocentré »), violence/militarisation (« les jeux vidéo et leurs mécanismes intrinsèques sont violents et centrés sur la mort et la destruction » / « la présence de l'armée et d'une idéologie militariste est omniprésente dans le jeu vidéo »), économie (« les mécaniques du jeu vidéo sont néolibérales »), politique (« le discours politique du jeu vidéo est embryonnaire et, souvent, néoconservateur »), minorités ethniques et religieuses (« le jeu vidéo est blanc et la vision de la place des minorités est biaisée »).

Utilisation de Google Alertes et Netvibes

C'est à partir de ces catégories que nous avons lancé les premières Google Alertes, auxquelles toute l'équipe avait accès par l'intermédiaire du portail Netvibes de la controverse. Les alertes Google font surtout remonter des contenus publiés dans la presse et les sites d'information grand public. Nous avions aussi besoin d'informations spécialisées. Ce sont donc des blogs, des forums, des podcasts qui nous ont fourni un grand nombre d'éléments, avec la particularité de ratisser large hors des sentiers battus par les médias traditionnels et de nous aider à repérer les acteurs qui interviennent régulièrement dans les médias, ainsi que les principaux influenceurs.

Ces informations, toutes sources confondues, alimentent la base de données, qui est structurée de la façon suivante pour une plus grande pertinence d'analyse : date de publication, source, hyperlien, titre du contenu, auteur, acteurs mobilisés et/ou mentionnés, type de source, et un bref paragraphe qui explique le rapport à l'étude. Ce paragraphe est primordial dans le sens où la présence de mots-clés est loin d'être suffisante pour faire le lien avec la controverse, il est aussi nécessaire d'analyser et de comprendre les propos de l'auteur, son raisonnement pouvant appuyer des éléments déjà mis en lumière par l'enquête qualitative, ou bien apporter de nouveaux éléments à l'étude.

Capitalisation et exploitation des données recueillies

L'analyse des articles recueillis montre que selon les types d'auteurs, l'angle d'approche sera évidemment différent. Pour les journalistes spécialisés (ex. rubrique Pixels dans Le Monde, rubrique Ecrans dans Libération), la tendance serait plutôt de souligner les évolutions qui ont lieu dans le secteur du jeu vidéo, notamment sur les problématiques de genre, de violence ou d'addiction.

L'exploitation graphique des données recueillies peut servir à esquisser des tendances mais le risque de biaiser l'enquête est toujours présent, notamment lorsque la période analysée est étendue (ici depuis 2000). On sait par exemple que le débat sur la violence dans les jeux vidéo était particulièrement virulent au début de cette décennie, alors qu'aujourd'hui, de plus en plus de journalistes, de chercheurs, de blogueurs pointent du doigt la responsabilité d'autres facteurs, insistant sur le fait qu'une grande partie de jeux vidéo sont non violents et qu'il faut souvent s'attarder sur les comportements individuels, certains plus réceptifs que d'autres, pour comprendre ce phénomène.

Le jeu vidéo en tant que secteur économique n'est pas une problématique centrale de notre controverse mais un certain nombre d'articles font mention de nouveaux business models qui ont émergé grâce aux contenus des jeux vidéo, alors que la plupart des jeux et leur mécanique sont basés sur un modèle libéral et capitaliste. Au delà des apports qualitatifs, la veille a aussi fait ressortir les acteurs les plus influents de la scène médiatique, et c'est sans surprise qu'on retrouve un nom français (Ubisoft - 22 000 abonnés Twitter contre 12 000 pour Microsoft et 11 000 pour Nintendo) dans les sociétés les plus citées de la presse française.

Entretiens

Les acteurs identifiés ont été choisis selon deux critères : le premier est qu’ils appellent, explicitement ou implicitement, à une réforme du jeu vidéo. Pour eux, les représentations, les valeurs, les idéaux que transmet le jeu vidéo sont problématiques, et la solution réside dans la mise en évidence de ces éléments, dans la réflexion sur la possibilité ontologique du changement (Triclot, 2011), mais aussi dans un appel à une production différente, qui tienne compte de ces critiques, et crée un jeu vidéo nouveau, un jeu vidéo réformé. Le second critère est que l’ensemble des acteurs identifiés doit couvrir l’ensemble des métiers du jeu vidéo. Certains acteurs n’ayant pas spécifiquement pris position sur la question ont donc pu être contactés – leur absence de prise de position étant en tant que telle porteuse de sens. En effet, il est très vite apparu que les acteurs ne se polarisaient pas selon un axe « pour-contre », sur le modèle : « je m’oppose au sexisme dans le jeu vidéo / les jeux vidéo ne sont pas sexistes. ». Il semble plutôt se dessiner une opposition entre les acteurs s’engageant pour créer un jeu vidéo nouveau, et ceux acceptant le jeu vidéo actuel, ne niant pas les critiques des premiers, mais relativisant leur importance : relégation à des épiphénomènes non-représentatifs, généralisation du problème au-delà du jeu vidéo, analyse de la critique la vidant de sa substance.

Nous avons jugé utile de rédiger une grille d’entretien afin de guider la personne interrogée lors des entretiens mais aussi pour nous-mêmes, puisqu’il était nécessaire de balayer le plus grand nombre de sujets possibles sur lesquels la personne interrogée était susceptible de s’exprimer. Toutes les points n’ont évidemment pas été abordés dans tous les entretiens, de même que l’essentiel d’un entretien ne repose finalement pas sur la grille préétablie. En voici le contenu détaillé.

  • Votre histoire, vos parcours
    • Profil, métier, histoire
    • Statut de gamer : quand avez-vous découvert le jeu vidéo ?
    • Qu’est-ce qui vous a motivé à vous lancer dans le secteur ?
  • Votre engagement/votre vision et vos ambitions pour le jeu vidéo
    • Votre engagement/vos réalisations
    • Quel regard portez-vous sur le jeu vidéo actuel ?
    • Quel regard portez-vous sur l’industrie/le journalisme/le monde des gamers/etc. actuellement ?
    • Avez-vous constaté des évolutions ?
    • Vos projets à venir
  • Quels sont les obstacles que vous rencontrez ?
    • Avez-vous rencontré des réticences/obstacles de la part de vos collègues/hiérarchie/environnement ?
    • Avez-vous rencontré des problèmes de reconnaissance/légitimité du jeu vidéo, ou de votre activité en rapport avec le jeu vidéo ?
    • Comment vous positionnez-vous face aux polémiques qui ont traversé le monde du jeu vidéo ? (sexisme/gamergate/violence/…)
    • Comment vous positionnez-vous face aux segmentations habituelles
  • Vos rapports avec les autres acteurs
    • Vos collègues
    • L'industrie
      • AAA vs jeu indépendant
      • Etat de la production actuelle
      • Financement et modèle économique
      • Importance des différents métiers : gamedesign/marketing/finances/etc.
      • Modèles alternatifs, qu’ils soient économiques ou créatifs
    • Le journalisme et les médias
      • Presse généraliste et spécialisée
      • Indépendance face à l’industrie et modèle économique
      • Lignes éditoriales, tentatives de créer de “nouveaux modèles”
      • Les youtubers, les nouveaux acteurs
    • Les gamers et le monde des joueurs
      • Les réalités du milieu face aux polémiques
      • Les lieux de rencontre, conventions, e-sport : quels sont-ils ? qui s’y rencontre ?
    • Le monde de la recherche
      • Les débats scientifiques et les différents courants
      • Comment se crée un nouveau champ de recherche
      • la place de la recherche dans le monde des gamers
      • la place du jeu vidéo dans le monde de la recherche (serious game, jeu éducatif…)