Yahoo n’a pas prévu de mesures d’héritage pour les données de ses utilisateurs, ses Conditions Générales d’Utilisations indiquent bien qu’il n’y a « Aucun Droit de Survivance » et une « Non-Transférabilité ». Il maintient que « tout droit concernant votre Yahoo ID et les données contenues dans votre compte se termine à votre mort » avant de préciser que « le contenu sera supprimé définitivement sur présentation d’un certificat de décès ». La seule façon de récupérer les emails de Julie est donc de passer par les tribunaux.
En effet, si vous ne pouvez pas avoir légalement accès au compte en récupérant le mot de passe (ce qui serait une atteinte à la vie privée) vous pouvez tout de même attaquer Yahoo sur la base du droit de copie (copyright). Dans la juridiction américaine, le droit de copie est transférable par héritage. La seule entité capable de vous refuser ce droit est l’actuel propriétaire des emails de Julie. Or, les Conditions Générales d’Utilisation (CGU) de Yahoo précisent bien que « Yahoo n’est pas propriétaire du contenu que vous produisez ». Légalement, Yahoo ne peut donc pas vous retirer le droit de copie.
Un tel argument fut déjà utilisé en 2005 par les parents du défunt marine Justin Ellsworth. Après la mort de leur fils en Irak, ceux-ci ont voulu avoir accès à ses mails Yahoo pour connaître ce qui aurait été ses derniers mots. Comme ceux-ci étaient des emails « web-based » (en opposition avec « POP-based »), c’est à dire stockés sur le serveur web de Yahoo et non sur un ordinateur indépendant, la seule façon d’y avoir accès était de passer par Yahoo et donc de les attaquer en justice. A leur argumentaire autour du droit de copie, Yahoo a répondu que le droit de copie n’impliquait pas un droit d’accès car il s’agit d’un droit négatif permettant d’empêcher d’autres de copier une œuvre, et non positif car il ne permet pas d’obliger le détenteur d’une œuvre à la donner au détenteur du droit de copie. Ainsi, la famille Ellsworth pouvait contraindre Yahoo à ne rien diffuser (ce qui était déjà inscrit dans les CGU) mais pas à leur transférer les emails de Justin.
Pour récupérer les emails de Julie, il est tout à votre avantage de réutiliser l’argument des Ellsworth, qui est toujours valable aujourd’hui, à savoir que le droit de copie n’oblige pas Yahoo à diffuser les emails originaux mais en revanche, vous autorise, vous, héritier de Julie, à copier ses emails et donc à contraindre Yahoo à vous fournir une copie des originaux.
Cette différenciation entre droit de copie et droit de propriété est essentielle lorsque l’on parle d’héritage numérique. Car au-delà des emails, Yahoo possède de nombreuses données sur Julie qu’elle a co-créées avec la plateforme comme ses cookies, ses informations personnelles etc. Qui en est donc propriétaire ? Aujourd’hui, personne ne l’est. Julie comme Yahoo (comme vous d’ailleurs) n’ont aucun droit de propriété sur ces données collectées. En tant que créateurs de nos données nous sommes simplement usufruitiers de celles-ci, c’est à dire que nous en avons l’usus (le droit d’usage, par exemple lorsque nous laissons une application avoir accès à notre compte facebook) et le fructus (le droit de mise en location rémunéré ou non, par exemple obtenir un compte en apparence gratuit en échange de nos données) mais pas l’abusus (le droit de vente). Cette définition est retenue en France depuis la loi Informatique et Libertés de 1978. L’absence du droit d’abusus pour les données numériques a pour but d’empêcher la monétisation de ses données personnelles. Ce principe a d’ailleurs été récemment réaffirmé par un rapport du Conseil National du Numérique (CNNum).
Si le CNNum a tenu à réaffirmer cette position c’est parce qu’aujourd’hui un mouvement naît pour une propriétarisation des données. Celle-ci permettrait aux individus d’avoir un contrôle accru sur la gestion de leurs données et de recevoir par exemple, un micro-revenu pour leur utilisation par des entreprises. C’est ainsi la position de Pierre Bellanger qui souhaite redonner du droit aux individus face aux géants du web. Il souhaite accorder le statut d’œuvre soumise au droit d’auteur aux données numériques. Cela permettrait ainsi aux données de l’individu de pouvoir être une source de revenu à la fois pour lui-même mais également pour ses héritiers. Pour Pierre Bellanger, le statut de Res Nullius, de choses sans maître des données numériques favorise leur exploitation par les grandes entreprises du web.
La loi de 1978 et le rapport du CNNum opposent à cette vision celle d’une propriété perverse qui, en renvoyant au citoyen la responsabilité de ses données « nie le rapport de force entre consommateurs et entreprises ». Une telle solution obligerait l’individu soit à s’occuper de gérer personnellement ses données et à être dans un rapport de force en son désavantage, soit à déléguer ses droits à des entreprises de gestions des données plus à même de peser face aux GAFA mais qui aboutirait par la même occasion à une inégalité entre les citoyens financièrement capables de se procurer ces services et les autres. La méthode utilisée aujourd’hui et que recommande de continuer le CNNum est celle du contrôle obligatoire par la CNIL qui défend les droits des citoyens français en terme de données. Cette vision « non patrimoniale » s’est encore une fois imposée dans le projet de loi pour une république numérique à l’article 26.