Interview de Christine Musselin, sociologue, directrice du Centre de Sociologie des Organisations, directrice du RESUP (Réseau d’études sur l’enseignement supérieur) et présidente de CHER (Consortium for Higher Education).
1. Y a-t-il un marché des
universités qui se constitue ?
Il n’y a pas énormément
de controverse sur les classements, il y a des controverses sur la
manière de les faire. Il existe des tonnes de publications sur
le sujet. Le classement de Shanghai a déclenché toute
cette réflexion- du moins du côté européen,
puisque les classements existent depuis très longtemps aux
Etats-Unis. Il a donné lieu tout le temps à des
contestations de la méthode, etc. En Europe de manière
générale, et en particulier en France, il a déclenché
une réaction qui était plus centrés sur la
méthode de calcul, de mesure, que sur la nécessité
de faire ou non des classements. Le gros des publications concernent
les critères, avec la création d’un groupe de
spécialistes sur les rankings : le CEPES a pris cette
question-là en main, ils ont beaucoup collaboré avec le
professeur Liu, du classement de Shanghai. Ils réfléchissent
sur la façon de faire les rankings.
(Sur le Centre for Higher Education de
la Bertelsmann Foundation)
Par ailleurs, il y a en Allemagne le
Centre for Higher Education qui est financé par la Fondation
Bertelsmann. Cette fondation a créé ce centre, qui est
une sorte de « think-tank » sur l’enseignement
supérieur. Il s’occupe de différentes choses, mais il
at aussi développé une évaluation des
universités allemandes, qui est publiée tous les ans
dans Die Zeit. C’est accessible en ligne. Ce n’est pas un
classement mais une évaluation, une évaluation
multicritères. C’est ce qui est intéressant
d’ailleurs. Si vous cherchez le département de
sciences-politiques où les étudiants sont les mieux
accueillis, vous allez avoir un classement. Si vous cherchez le
département de sciences-politiques qui a la plus forte
réputation internationale, vous aurez un autre classement sur
cette variable-là. Et vous pouvez faire des combinaisons si
vous voulez.
Ce centre s’est mobilisé et
ils sont en train de monter un classement des universités au
niveau européen selon le même modèle ;
c’est-à-dire non pas un ranking avec une première une
deuxième, une troisième position avec tous les
établissements rangés dans un ordre, mais plutôt
différents types de rankings selon le ou les critères
que l’on valorise. Sachant que chaque critère lui-même
est formé par différents indicateurs. Ça
s’oppose un peu à ce que fait le Times Higher Education, ça
s’oppose aussi à ce que fait le classement de l’Ecole des
Mines.
2. Ce classement de l’Ecole des Mines
n’a donc aucune légitimité ?
Il en a pas plus que les autres. Tous
les classements ont leur légitimité. Ce qui fait
sourire, c’est qu’ils ont choisi, comme par hasard, un critère
qui leur est extrêmement favorable. Forcément, une
grande Ecole française qui forme des ingénieurs, si
elle prend comme critère ce que sont devenus ses étudiants,
il y a peu de chances qu’elle soit mal placée. C’est ça
qui fait sourire. Mais après tout, c’est un critère
comme un autre de savoir ce que sont devenus ses étudiants. Ce
qu’on peut dire aussi, c’est que ça donne une image de
l’Ecole il y a 30 ans, plus qu’une image de l’Ecole
aujourd’hui. C’est une façon comme une autre de regarder
les classements.
(Sur les accréditations)
Il y a les classements d’un côté,
et de l’autre, dans certaines disciplines – ça n’existe
pas partout- il y a ce qu’on appelle les accréditations
internationales. Ça existe surtout en gestion, pour les MBA.
Et là, vous avez des agences qui dans un premier temps étaient
nationales, ou régionales au sens large du terme, et qui
deviennent de plus en plus internationales. Par exemple, aux USA pour
les MBA, il y a une agence d’accréditations qui s’appelle
l’AACSB. En GB, c’est l’AMBA. En
Europe, dans le milieu 90’s a été créé
EQUIS. Et là, l’idée est de labeliser des
institutions (EQUIS, AACSB) ou des formations (AMBA) et de dire aux
étudiants : « si vous allez dans une institution
accréditée, vous aurez une formation de qualité
». Donc là, on est dans une logique différente.
Il s’agit de faire des classes, de trouver des catégories
d’établissements : vous en êtes ou vous n’en
n’êtes pas, vous êtes EQUIS ou pas. Ce qui est
intéressant c’est de voir qu’au cours des 10 dernières
années, il y a eu une internationalisation. AACSB a commencé
à proposer ses accréditations en Europe et dans
d’autres parties du monde, mais on le voit surtout en Europe. AMBA
est allé proposer ses accréditations en Amérique
Latine, et EQUIS un peu partout.
3. De quoi dépendent ces agences
d’accréditations ? Ce sont des groupes privés ?
AMBA est une association d’anciens
élèves qui ont voulu mettre un peu d’ordre entre tous
les diplômes qui étaient en train de se développer.
Ce ne sont pas des ministères qui sont derrière. Je ne
connais pas leur statut exact. L’AACSB est très ancienne.
Elle date du début du XXe siècle aux Etats-Unis. Ça
doit être une non-profit organization. EQUIS a été
créé par l’EFMD (European Foundation for Management
Development). Ce ne sont pas des sociétés privées,
des entreprises qui se disent « à partir de maintenant
je vais créer un marché de l’accréditation et
je vais vendre ça ». Toutefois, ce sont des processus
payants, il faut payer pour être accrédité. Mais
les agences ne sont pas créés pour faire de l’argent
ni pour les accréditations. Elles sont d’abord mises en
place en vue de fournir de l'assistance, des services, aux
établissements membres, qui ne sont d'ailleurs eux-mêmes
pas toujours accrédités. C’est-à-dire qu’il
y a plein d’établissements aux Etats-Unis qui sont affiliés
à l’AACSB et parmi eux seulement un certain nombre sont
accrédités AACSB. AMBA c’est pareil. L’activité
qu’elles développent vis-à-vis de leurs membres
(diffusion de l’information, etc) est beaucoup plus importante et
valorisée à l’intérieur de ces agences que
leur activité d’accréditation.
4. Si je suis étudiante aux
Etats-Unis, et que je veux choisir mon établissement en
fonction des accréditations, comment je m’y prends ?
C’est marqué sur tous les
sites des établissements. Allez sur le site d’HEC, il est
accrédité EQUIS, AMBA et AACSB.
5. Quand HEC a fait sa promo en Chine,
il disait qu’il était EQUIS, comme une marque.
Oui, mais je trouve que c’est plutôt
un label. Je crois qu’il y a une différence entre marque et
label. Oxford et Harvard sont des marques par exemple. Sciences-Po va
peut-être devenir une marque. Un label c’est quelque chose
qui est donné par d’autres, par des experts externes. On
met un coup de tampon et on dit voilà, vous êtes
labélisé. On parle de marque quand un nom s’impose
sur le marché. Alors que le label, c’est une qualité
que vous acquérez à travers un processus qui est
délivré par des tiers.
(Qu’est-ce qu’un marché ?)
Donc c’est vrai qu’on voit tous ces
mécanismes se développer. Je suis réticente à
parler de marché, car la question qui se pose est «
c’est quoi un marché ? » et c’est une notion
différente chez les économistes, les sociologues, etc.
A partir d’une définition donnée, on peut dire s’il
y a marché ou pas. Il faut choisir une définition pour
le dire. Il ne suffit pas qu’il y ait de la concurrence entre les
établissements pour qu’il y ait un marché. La
concurrence est un des éléments d’un marché.
Il faut aussi des éléments d’échanges et voir
sur quoi porte l’échange.
(Sur les éléments de
marchandisation de l’enseignement supérieur)
Maintenant, on peut dire qu’il y a
des éléments de marchandisation de l’enseignement
supérieur qu’on voit se manifester, notamment à
travers la transformation de la conception que les gens ont de
l’éducation.
Dans les années 50-60, on
considèrait l’éducation comme un bien commun : en
éduquant une majorité de la population, un nombre plus
important de citoyens contribuerait à la richesse globale du
pays. D’où l’idée dans beaucoup de pays que
l’éducation, l’enseignement supérieur, est quelque
chose de gratuit. C’est moins quelque chose qui profite
individuellement que quelque chose qui profite à l’ensemble
de la société. (…) On attendait de la hausse générale
du niveau d’éducation qu’elle suscite des externalités
positives qui bénéficient à l’ensemble de la
communauté.
Maintenant, le discours est totalement
différent. Il tend à pointer les gains individuels
issus de l’éducation. Toute la rhétorique sur les
droits d’inscriptions, c’est ça. La gratuité ne
garantit pas l’accès démocratique, et il suffit de
regarder la composition sociale des Grandes Ecoles pour s'en rendre
compte. L’argument est alors de dire que les gens qui ont accès
à ces Ecoles vont gagner des revenus importants, avoir une
carrière prestigieuse, et qu’il est donc normal qu’ils
payent pour cette formation. C’est une sorte d’investissement
personnel.
Il y a donc transformation de la
conception de l'enseignement supérieur. Il y a aussi des
éléments de marchandisation du côté des
produits scientifiques. En rapport avec toute la rhétorique
sur l'économie des connaissances, le lien entre recherche,
innovation et développement économique est mis en
avant. C'est ce qu'on voit derrière les droits de propriété
intellectuelle. Une partie de la recherche n'est plus un bien commun,
public, mais va avoir une valeur marchande, et devient ainsi
commercialisable.
6. D’où vient ce changement de
tendance ? Cela vient des Etats-Unis ?
Non, c’est plus complexe. Les EU,
c’est un système qui s’est développé à
partir de ses institutions privées. L’apparition du système
public américain est venu bien plus tard. Au cours de ces
dernières années, la hausse des droits d’inscription
dans les établissements publics, qui accueillent près
de 80% des étudiants, est d’abord liée à la
baisse du financement public. Rien ne prouve qu’il y a eu imitation
du côté européen..
7. Vous avez le sentiment que les
classements influent sur les universités ? Vous voyez des
changements ?
Il faut se méfier du discours et
de la réalité. Il y a souvent un décalage. Je
vous conseille de lire un texte de Wendy Nelson Espeland, sur les
effets des rankings sur les universités américaines.
(Sur l’impact des accréditations)
Je crois qu’il n’y pas d’effets
automatiques. Benoit Crêt dans sa thèse sur les
accréditations montre que les directions d’établissements
n’attendent pas des accréditations qu’elles montrent
qu’ils sont les meilleurs. D’ailleurs, ce sont les établissements
les plus connus qui se sont précipités sur ces labels
alors qu’ils n’en avaient pas vraiment besoin. Donc Benoit Cret
montre que les directions se servent plus des accréditations
pour faire des réformes qu’ils voulaient mener et leur
fournissent des arguments qui leur permettent de les accomplir.
D’ailleurs, à ma connaissance, les établissements ne
cherchent pas à savoir quels sont les effets réels des
accréditations sur les candidatures d’étudiants. Cela
reste difficile à mesurer par ailleurs.
Donc tout le discours auquel les gens
croient qui est de dire « ça sert aux étudiants à
mieux se repérer sur un marché de l’enseignement
supérieur complexe, confus et opaque », sert surtout à
mener en interne des réformes qu’on ne pourrait pas faire
autrement.
9. La mode des rankings est due à
une évolution du marché du travail ? Quel est le lien
entre rankings et marché du travail ?
C’est un lien complexe. Je pense que
le rapport formation/marché du travail est spécifique à
chaque pays, n’est pas encore globalisé. Certains
établissements (ceux qui peuvent se le permettre) cherchent à
attirer les étudiants étrangers. Quand on veut étudier
à l’étranger, pour se repérer, on utilise les
rankings et accréditations, mais aussi le bouche à
oreille. Il y a les outils traditionnels, le réseau, il n’y
a pas que du marché. Si on ne connaît rien du tout,
qu’on est tout seul, on va peut-être regarder les
classements. Avant, quand il n’y avait pas de classement en France,
on savait quand même quelles étaient les grandes
universités. Il y a des connaissances partagées, que
les enseignants ou la famille peuvent vous communiquer.
Avec le recrutement des étudiants
internationaux, il devient de plus en plus important de donner des
signes extérieurs, des signaux qui permettent de dire «
on est là, venez nous voir ». C’est d’autant plus
important pour les pays qui ont fait des étudiants étrangers…
un peu leurs vaches à lait : GB, Nouvelle-Zélande,
Australie, les pays où on fait payer plein tarif les étudiants
étrangers non communautaires.
Sans compter que, et dans les rankings
et dans les accréditations, le pourcentage d’étudiants
étrangers, le pourcentage de professeurs étrangers sont
devenus des critères. Là, ce serait intéressant
de savoir pourquoi. Pourquoi n’est-ce pas bien d’être
national ? Avant ce n’était pas le cas.
10. C’est le THES qui a introduit ce
critère ?
Non, c’était là bien
avant. Les enjeux de l’internationalisation étaient là
bien avant les rankings. La différence, c’est que
maintenant, ça devient un objectif. En France, les seuls
fonctionnaires qui peuvent être étrangers, ce sont les
chercheurs et les enseignants chercheurs : pourquoi ? La recherche
est internationale depuis longtemps. Il y a toujours eu énormément
d’échanges sur la recherche entre les pays, une mobilité
académique plus ou moins développée selon les
pays ou les époques. Ca a toujours existé.
Pourquoi il y a eu une réforme
universitaire à la fin du XIXe siècle en France ? Parce
qu’on diagnostiqué que l’on avait perdu la guerre de 1870
à cause de notre système d’enseignement supérieur
défectueux. Après la guerre, les universitaires
français qui se rendaient en Allemagne, écrivaient au
Ministre français pour expliquer pourquoi le système
allemand devrait être imité, etc. cf le livre de
Christophe Charles.
L’importation de modèle, ce
n’est pas nouveau. La mobilité des académiques, ce
n’est pas nouveau. Mais maintenant ça devient une exigence,
c’est ça la différence. Ce n’est pas nouveau dans
le phénomène, c’est nouveau dans le sens où
cela devient une exigence.
Il n'y a pas de réflexions
critiques. On accepte ce critères et on essaie d’enrichir le
quota d’étrangers.
Pour Sciences-Po, ça a été
formidable. C’est une chance. Le fait que les étudiants de
Sciences-po partent à l’étranger, c’est aussi très
positif. Mais quand je lis dans un rapport qui portait sur l’avenir
du CNRS, qu’en 2012 il faut qu’on ait 25% de chercheurs étrangers
dans nos effectifs ? Je dis, pourquoi 25% ? Pourquoi pas plus, pas
moins ? Pourquoi est-ce un gage de qualité ? Est-ce que les
chercheurs français sont si mauvais ?
C’est le côté
obligatoire qui est énervant, et le fait que ce ne soit jamais
remis en question.
11. Pourquoi classer des universités
? Contexte des pays est différent, on compare des formations
différentes, etc. Pourquoi ?
Oui, on compare des choux et des
carottes. Il faudrait aller voir ceux qui font des classements pour
voir comment ils gèrent ces problèmes
d’incommensurabilité puisqu’on est sur des choses qui ne
sont pas comparables.
Personnellement, je me dis plus il y a
de classement, mieux c’est. Ce qu’il ne faudrait surtout pas
c’est qu’il n’y ait qu’un classement, soit Shanghai, soit le
THES, qui devienne LA référence. Parce que là
c’est dramatique. Je suis ravie que le CHE se lance dans des
classements en Europe ou que l’Ecole des Mines ait fait son
classement, pourvu qu’il y en ait plein d’autres des classements,
parce qu’à ce moment-là, vous arrivez sur quelque
chose qui est plutôt multicritère. C’est plus ouvert.
Mais cela ne bouge pas beaucoup pour autant. Les gens qui ont
travaillé aux Etats-Unis sur les classements, montrent qu’en
gros, ceux qui sont en tête ne bougent pas. Ils passent des
rangs 1 à 3 ou 4 à 2. Ceux qui bougent sont surtout au
milieu. Donc un classement c’est surtout quelque chose qui fige.
Ces classements reflètent des choses qu’on savait déjà.
Que Harvard ou le MIT soient devant, je n’avais pas besoin de
Shanghai pour le savoir.
12. Les classements des universités
sont nés aux Etats-Unis ? Pourquoi ?
Les premiers doivent dater de la
décennie 1920. Le premier classement a été
controversé. Un autre essai a été tenté
avant la Seconde Guerre mondiale, et depuis ils se sont multipliés.
Il y a beaucoup de classements aux Etats-Unis. C’est US News qui
est cité comme le plus connu.
(Sur l’utilisation des classements
pas les étudiants)
Je ne sais pas si les étudiants
s’en servent. En même temps, on choisit moins son
établissement qu’on est choisi par lui. Pour aller à
Harvard, il faut déjà être recruté. Quand
on a le choix entre 3 établissements pas très connus,
c’est là que ça peut jouer.
(Question du prix)
On est sur un marché bizarre.
Comment décide-t-on d’un prix ? En entreprise, c'est déjà
une question compliquée, en lien avec la rareté ou avec
le prix de revient. Mais à l’université comment fixer
le prix d'accès aux études ?
Est-ce basé sur le coût
réel, sur le coût de revient ? Si c’est le coût
de revient qui est déterminant, vous avez besoin d’une
comptabilité analytique très détaillée,
que peu d’établissements ont, pour savoir combien coûte
un élève. En général, les droits
d’inscription sont très largement en dessous du coût
réel.
Le prix dépend-il du
bénéfice qu’on peut faire ? C’est peu probable
car à part l’université de Phoenix, qui occupe une
situation particulière, les universités privées
américaines par exemple sont des non-private organizations.
Le prix est-il lié à
ce que va gagner l’étudiant après ses études ?
A ce que font les autres
établissements ? Ça semble être le mécanisme
le plus fréquent. Les universités de la même
catégorie ont tendance à pratiquer les mêmes
prix. (cf travaux de John Douglas = Pratiquer le même prix que
les autres pour montrer qu’on est aussi bon. Le prix comme gage de
qualité)
Donc si c’est un marché, on
est sur un marché, particulier.
(Sur la quantification de
l’enseignement et de la recherche)
D’ailleurs ce n’est pas qu’un
problème de classements, c’est aussi un problème de
quantification de l’enseignement et de la recherche. Les revues
sont classées en fonction de leur lectorat. Il y a des revues
dont les articles sont plus cités que d’autres. Je
m’occupais d’une revue jusqu’en 2005. Quand il y avait la
réunion annuelle avec l’éditeur, on nous donnait le
facteur d’impact de la revue, déjà à l’époque,
avant la vogue des classements.
Mais ce n’est pas parce qu’il y a
quantification qu’il y a marché. Ce sont deux choses
différentes. Toutefois, plus il y a de marchandisation, plus
la pression à la quantification risque de s’exercer. La
demande de quantification, d’évaluation, de mesure, se
développe dans l’enseignement supérieur, mais aussi
dans d’autres domaines. C’est ce que montre Daniel Benamouzig
dans son livre : « La santé au miroir de l’économie
». On pourrait faire le même livre sur l’enseignement
supérieur, c’est-à-dire comment des théories
économiques, de gestion, etc., amènent petit à
petit à quantifier, mesurer, évaluer, calculer. Pour
moi ce n’est pas la même chose que la marchandisation. Les
deux peuvent se rejoindre et avoir un impact très fort. Mais
c’est un autre processus. Pour moi le facteur d’impact, ce qui se
passe avec les éditeurs, ça relève de la
quantification, de la croissance de la production d’éléments
qui permettent de calculer. Mais, bien sûr, ça facilite
les rankings et aussi la mise en place d'un marché. Cependant,
on ne fait pas de la quantification uniquement pour le marché.
Ce n’est pas subordonné l’un à l’autre même
si cela a un impact l’un sur l’autre. Ce serait une erreur de les
voir comme subordonné l’un à l’autre, de faire ces
liens que font les gens très critiques à l'égard
de la transformation de l’enseignement supérieur, comme si
tout était piloté par un grand manipulateur.
13. Qu'en est-il du mouvement "
open archive " et des éditeurs ?
La transformation des éditeurs
est liée à Internet. Avant, le point de repère
pour les revues était simple : l’abonnement. A partir du
moment donné où la revue est sur internet, on observe
une chute des abonnements. Donc on est obligé de calculer
autrement l’impact, ou le lectorat des revues. On commence à
compter en téléchargements, etc. Les éditeurs
eux-mêmes fournissent des produits totalement différents.
Avant on vendait une revue à abonnement annuel, maintenant, on
vend des packages, des accès, via science direct, des bouquets
de revues. Après c’est le nombre de téléchargements
qui devient l’indicateur du lectorat. Internet a complètement
modifié les modes de calcul. Par rapport à tout ça
s’est développé, en réaction, les open source,
les open archive, ou les revues libres ou les revues pour lesquelles
les auteurs paient, etc. Les éditeurs sont eux-mêmes
devenus une vraie industrie, un secteur hyperconcurrentiel, dont les
clients maintenant ne sont pratiquement que des institutions. Car le
prix, aux EU par exemple, est énorme. Ce sont les
bibliothèques universitaires qui font vendre les livres aux
Etats-Unis. Les éditeurs ne comptent pas du tout sur le
lectorat individuel. Une révolution complète du marché
de l’édition scientifique s’est produite dans les années
90-début 2000, avec internet, la constitution de grands
éditeurs. Et du coup, il y a ces mouvements qui se développent
en réaction pour laisser le libre accès aux articles.
14. Qui est le professeur Liu dont vous
nous avez parlé précédemment ?
Il est de l’université de
Shanghai et a créé le classement. Il est venu à
Sciences-Po. Il est responsable d’un service qui est chargé
de faire du benchmark pour son université. Le gouvernement
chinois voulait savoir où se situaient les universités
chinoises dans le monde. On lui a demandé de développer
un outil pour essayer de positionner les établissements
chinois et voir leur progression. Puis cela a été mis
sur Internet et... Selon lui, le classement prend une ou deux
semaines pas an, car son travail c’est surtout du benchmark. Le
classement est amélioré tous les ans, les critères
deviennent plus fins.
En même temps, pour avoir un
classement plus fin, il faut avoir des informations fiables, et
comment vous fait-on pour les avoir ? Sachant que les établissements
eux-mêmes ne savent pas toujours ce qu’ils font chez eux ! Il
ne suffit pas d’avoir un classement, il faut avoir des
informations. Les prix Nobel, à la limite, c’est une
information fiable.
15. Shanghai compte plus que le THES ?
Oui, moi je n’entends parler du THES
que dans les établissements qui sont avantagés par le
THES c’est-à-dire qui n’existent pas dans Shanghai. Ainsi,
Sciences-Po ne peut pas exister dans Shanghai parce que ce classement
est très lié aux résultats scientifiques, au
nombre d eprix Nobel. Or, dans une université de sciences
humaines, il ne peut y avoir beaucoup de prix Nobel. Les
scientifiques ne parlent QUE de Shanghai, sauf ceux qui ne sont pas
concernés, comme HEC, qui préfèrent parler du
classement du Financial Times ou du THES.
Les universitaires ne parlent que de
ça, ça a eu un impact dans les esprits. D’abord, ça
a été un coup de poing. Les gens ne s’attendaient pas
à être si bas. Et tout de suite la réaction a été
: c’est mal calculé, c’est parce que les chercheurs
mettent pas leur affiliation, etc.
16. Paris IV qui s’implante à
Abu Dabi : pourquoi ?
Ça fait parti de
l’internationalisation de l’enseignement supérieur. Alors
il faudra voir s’il y a des raisons marchandes parce qu’apparemment
ils ont l’intention de pratiquer des prix exorbitants. Ce sont les
différentes formes que prend la marchandisation de
l’enseignement supérieur : soit vous faites payer les
étudiants étrangers qui viennent sur place, soit vous
faites du offshore. Vous devriez regarder le numéro spécial
de la revue Politique et gestion de l’enseignement supérieur,
revue de l’OCDE, un numéro de 2002 ou 2003 sur le GATS «
Accord général de commerce sur les services.
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