Le jeu vidéo, un objet culturel légitime ?
Compte-rendu et synthèse des entretiens
Produit de la sub-culture, le jeu vidéo acquiert peu à peu une forme de légitimité, après une période de remise en cause. Néanmoins, la question des moyens de légitimation du médium divise les acteurs que nous avons interrogés.
Je pense que c’est un champ encore un peu dominé, le jeu vidéo, malgré tout malgré le fric malgré la reconnaissance qui commence à venir, ça reste un champ un petit peu dominé.
Un média entre controverses et légitimation sociale
GDF Suez a financé un serious game pour apprendre les enjeux de l’énergie aux collégiens
Durant les années 1990-2000, le jeu vidéo avait mauvaise presse. Des associations de parents comme “Familles de France” se sont fait connaître pour leurs actions contre le jeu vidéo, et les institutions, collectivités et hommes politiques ne souhaitaient pas être associées à des politiques d’aides à ce média - quand ces derniers ne critiquaient pas ouvertement le média. Il était reproché au jeu vidéo sa violence et son addictivité. Le fait que ces critiques soient apparues dans les années 1990 est généralement associé parmi les acteurs que nous avons interrogé, comme Bertrand Brocard ou Eric Leguay, au gain de réalisme graphique rendu possible par l’évolution technologique, qui a rendu plus explicite une violence qui était jusqu’alors plutôt symbolique.
Il y a un moment où ça a vraiment posé un problème, et je sais que ça aurait été inimaginable de proposer une expo jeux vidéos dans une médiathèque, alors que maintenant c'est la médiathèque qui vous contacte.
Le fait que les jeux de console s’adressaient aux enfants et aux adolescents a également contribué à faire du jeu vidéo un média mineur, et pour les mineurs, et donc peu considéré.
Parmi les choses qui font que le jeu vidéo reste une sorte de passager clandestin dont personne ne veut parler, il y a la mauvaise réputation très méritée de l’industrie. Il y a aussi tout ce qui est lié à l’enfance. On a du mal, passé un certain âge à affirmer qu’on joue aux jeux vidéo.
L’industrie du jeu vidéo a elle-même contribué à alimenter les polémiques et les clichés, dans la mesure où elle a réalisé que cela pouvait être un argument marketing pour ses productions. L’étiquette de jeu subversif a profité à la notoriété et aux ventes de jeux comme GTA.
Les gens du marketing de GTA ont très bien compris qu’il suffisait que Morano dise son mécontentement pour qu’immédiatement la courbe des ventes explose, puisque ça devenait subversif. Va dire à un gamin de 12 ans qu’il ne faut surtout pas y jouer, qu’est-ce que vous faites ?
En 2016, la situation a complètement changé. Le jeu vidéo est accepté dans les institutions, le débat politique, l’université. Ou en passe d’être accepté. Une des raisons invoquées est le vieillissement des joueurs, qui n’ont pas abandonné leur pratique avec l’âge.
On a changé de paradigme. Faut pas embêter les joueurs, parce qu’ils sont plus vieux. Les hommes politiques ont compris aussi, parce que les joueurs votent. Du coup, ils viennent, ils viennent aux inaugurations de lan. Ils comprennent rien, hein. Ils viennent voir les électeurs, le maire fournit les locaux.
Des événéments, des expositions, des ouvrages, ont joué un rôle symbolique de légitimation, entre 2010 et 2012 : l’éphémère Musée du Jeu Vidéo situé dans la Grande Arche de la Défense en 2010 ; l’exposition Jeux vidéo l’Expo à la Cité des Sciences en 2013 ; ou encore la Philosophie des jeux vidéo de Mathieu Triclot en 2011. Il est notable que ces événements ont parfois eu plus d’impact dans les milieux culturels et institutionnels hors du jeu vidéo que dans la sphère des acteurs du jeu vidéo.
C’est vrai qu’il a eu beaucoup de presse… Voilà, il est tombé au bon moment. Je crois. En tout cas, il est tombé à un moment où il y avait une certaine attente autour de ça. Alors, pas universellement partagée, la réception de ce livre est aussi quelque chose de vraiment intéressant. C’est-à-dire qu’il y a des milieux qui s’en sont vraiment emparés, et c’est plutôt les milieux de la culture hors jeu vidéo. Tout ce qui est bibliothèque, médiathèque, etc. C’était vraiment un instrument pour eux, ça leur permettait de dire, regardez, on peut faire rentrer cet objet dans nos institutions.
Des “catégories” de jeux sont créées pour lui donner une forme de légitimité. Le “serious game” est de celles-là : il s’agirait d’un jeu sérieux, capable de transmettre des savoirs, des messages, au contraire du jeu vidéo “normal”. Si le concept a permis au jeu vidéo d’entrer plus facilement dans des milieux où il était jusque lors absent, comme les entreprises ou les médiathèques, il reste très controversé au sein des joueurs et des créateurs de jeu, dans la mesure où il sous-entend que les autres jeux vidéo sont absolument futiles.
C’est la même chose quand vous parlez des serious games ou de Games for Changeauxquels je participe, vous faites pas des serious films ou des films pour le changement social !
Une partie de la population désormais de plus en plus minoritaire reste cependant réfractaire au jeu vidéo. Les acteurs que nous avons interrogés identifient généralement ces personnes en les comparant à celles ayant rejeté le cinéma au prétexte qu’il n’était qu’un art de foire, au moment de sa création. Mathieu Triclot cite ainsi le texte de Duhamel sur le “Cinéma” dans les Scènes de la vie moderne, en montrant en quoi les critiques des années 1930 faites contre le cinéma sont une préfiguration de celles contre le jeu vidéo : crainte de la technicisation du monde, de la vitesse, de l’incapacité des jeunes à prendre le temps de réfléchir...
Une autre explication au refus de jouer aux jeux vidéo par une partie de la population tient dans le crainte de ne pas savoir. Il y a une vision de la technicité du médium vidéoludique, une idée qu’il faut une expertise particulière pour savoir jouer à un jeu, qui peut faire peur.
Quand on n’est pas dans le jeu on a du mal à s’imaginer qu’il existe des jeux faits pour nous. Un autre problème, c’est que les gens sont persuadés qu’il faut être virtuose de la manette pour jouer aux jeux vidéo, pourtant, il y a plein de jeux qui ne font pas appel à de la rapidité ou du réflexe. Et puis s’il faut finir par devenir virtuose dans un jeu, on a eu tout le temps de suivre une évolution, pour devenir virtuose. Le jeu est incrémental, c’est du game design.
Le rôle de l’industrie dans la légitimation du jeu vidéo
Renaud Donnedieu de Vabre remet les insignes de Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres aux créateurs de jeux vidéos Michel Ancel,Shigeru Miyamoto et Frédérick Raynal (2006)
A partir de la moitié des années 2000, sous les gouvernements Raffarin, se développe la conviction que l’industrie du jeu vidéo française doit être défendue. Cette ambition politique se heurte cependant à un écueil : les règles communautaires empêchent de subventionner une industrie, sauf dans le cadre de l’exception culturelle. Les institutions et les industriels du jeu vidéo vont ainsi s’attacher à établir le caractère culturel et artistique du jeu vidéo, à le légitimer afin de lui donner ses lettres de noblesses et une respectabilité nouvelle. Or, les méthodes employées pour ce faire posent problème.
En effet, les dispositions mises en place par le gouvernement pour promouvoir l’aspect culturel du jeu vidéo vont mettre en valeur les formes artistiques “classiques” visibles dans le jeu vidéo - graphisme, musique, narration - et non pas la spécificité du médium. Concrètement, le crédit d’impôt va faire la différence entre les dépenses liées aux contenus “artistiques” et les autres, et la programmation ne va pas être considérée comme artistique. Se développe ainsi l’idée qu’il y a de l’art dans le jeu vidéo, et que c’est pour ça que c’est un art. La spécificité du médium est laissée de côté.
Tu as eu beaucoup d’initiatives du ministère de la culture pour la reconnaissance du jeu vidéo en tant qu’oeuvre, en tant que culture, en tant qu’art. [...] Et puis il y a eu aussi avec le crédit d’impôt en 2008 l’ajout de critères définis comme culturels, pour prouver qu’on allait bien soutenir que les projets “réellement culturels”, ce qui là aussi sanctionne un petit peu ce qui va être considéré comme culturel dans les jeux vidéo et ce qui ne l’est pas.
Les industriels du jeu vidéo encouragent cette politique et participent de concert à construire une image du jeu vidéo propre et lisse. Il faut éviter à tout prix de réactiver les polémiques autour de l’addiction, en abordant des thèmes comme l’expérience particulière ressentie lorsque l’on joue.
[Le jeu vidéo] ça produit des effets de fascination, des effets de petites transes qui sont très puissants, et sans lesquels le médium n’existerait pas. Or, ces effets sont systématiquement gommés ou niés par les discours de défense : ils vont dire ah non, c’est pas addictif. Si, il y a quelque chose de [...] l’ordre de la fascination. Voilà. On va éviter dans les publicités, par exemple autour des jeux vidéo, on va éviter le zombie look, c’est-à-dire le regard du joueur absorbé par le jeu. Cette absorption, les discours de défense font du jeu vidéo un loisir sain, sympathique, familial.
De même, l’industrie s’emploie à sortir du cliché du gamer jeune mâle, et publie des études statistiques dont l’enjeu est de montrer que le jeu vidéo est transgénérationnel et pratiqué par l’ensemble de la population. Le jeu vidéo est un loisir culturel, enrichissant et incontournable pour la France : la preuve, tout le monde y joue.
C’est clair qu’il y a une une manipulation la dedans. Le but étant de faire apparaître la population comme toujours plus féminine et toujours plus âgée, pour sortir du cliche que c’est juste des ados mâles de 15-18 ans.
Laurent Trémel s’inquiète ainsi que les possibilités de critiquer de manière étayée le jeu vidéo disparaissent peu à peu des médias : d’une part, le discours de l’industrie et des institutions est accepté sans réelle opposition, d’autre part, la seule opposition encore visible actuellement est décrédibilisée, parce que s’enfermant dans une opposition de principe à toute forme de jeu vidéo. La critique devient donc peu à peu inaudible.
La volonté peut-être d'un certain nombre d'acteurs politiques de favoriser l'émergence de l'industrie du jeu vidéo en France, qui a contribué à forger l'image biaisée de mon point de vue qu'il y a aujourd'hui sur la pratique du jeu vidéo. A la fois on la valorise par certains aspects culturels, sans forcément questionner le contenu de certains jeux, et puis on continue d'avoir parfois un regard assez mal informé et dénonciateur qui peut justement être de plus en plus remis en cause par les partisans du jeu vidéo parce qu'il est mal informé et dénonciateur.
La légitimation sociale et culturelle du jeu vidéo a ainsi surtout eu pour but de permettre aux industriels du secteur de se renforcer. Si la légitimité semble acquise, il s’agit paradoxalement d’une légitimité assez vide et imposée de l’extérieur, dans le sens où elle laisse les acteurs que nous avons interrogé sur leur faim, et ne touche pas ce qu’ils considèrent être la vraie spécificité du médium.
On met de moins en moins en question la valeur culturelle [du jeu vidéo] mais on voit aussi que ce terme là n’a aucune valeur finalement.
La spécificité du jeu vidéo
On met de moins en moins en question la valeur culturelle [du jeu vidéo] mais on voit aussi que ce terme là n’a aucune valeur finalement.
La force de l’interaction à la base c’est de générer de l’empathie, et l’empathie d’un point de vue objectif c’est pas néfaste au contraire. C’est justement un outil très fort pour permettre de sensibiliser et de responsabiliser les joueurs vis à vis de l’expérience qu’ils vivent. Du coup, toute interprétation déplacée ou extrême, effectivement elle peut être générée par cette interaction et l’empathie stimulée chez le joueur. Mais du coup, est ce que la question n’est pas plutôt “Comment jauger la puissance de l’expérience que va créer un jeu et est ce qu’on est tous apte à la recevoir ?”.
Et pour l’instant, mon point de vue c’est que si le jeu vidéo défend une esthétique, c’est justement cette esthétique de l’intéractivité, une esthétique particulière de l’intéractivité.
Mais si les acteurs que nous avons interrogés sont d’accord sur cette définition de la spécificité du médium, ils insistent sur un point, qu’ils jugent crucial. La liberté du média, sa dimension exploratoire très forte, sa recherche de créativité et d’innovation qui ne doit avoir de cesse. C’est pour cela que le processus de légitimation institutionnelle du jeu vidéo les gêne. Non pas parce qu’il tente de mettre le jeu vidéo a égalité avec les autres formes culturelles, mais parce qu’il tente de le faire entrer dans une case qu’ils n’ont pas choisie et qu’ils ne veulent pas choisir.
Non, je crois qu'on se disait « le jeu vidéo, c'est nouveau ». [...] Vous avez tous les genres : des trucs ultra réalistes, des trucs destroy, des trucs un peu spec'
Je suis joueur depuis pas mal d’années maintenant, et j’ai toujours voulu faire cohabiter cette idée d’avoir ce médium… je l’ai tout de suite pensé, même quand j’étais petit, comme quelque chose de super innovant mais qui n’avait pas sa place dans le paysage au même titre que la littérature, le cinéma.
Dans un domaine artistique quand vous n’avez plus de polémiques, vous n’avez plus d’avant garde, ça veut dire qu’on est dans une période où le domaine est un peu moribond.
Vers l'art et/ou le jeu alternatif ?
Retransmission vidéo de la Paris Games Week (2015)
Dans le milieu du jeu, le troll idéal, c’est est-ce que c’est un art ou pas. Alors, là je peux troller pendant des heures, parce que, évidemment, pour moi, je dis que ce n’est pas un art.
Pour autant, la question de la dimension artistique du jeu vidéo pose problème. Définir le jeu vidéo comme un art ou pas est une opposition majeure entre les acteurs que nous avons interrogés. Les acteurs les plus proches du jeu vidéo alternatif, qui se passe parfois de manettes, d’écrans, de tous les éléments qui fondent habituellement le contexte de jeu, seront les plus enclins à l’accepter comme art.
Je sais pas trop où s’opère la scission en fait [entre art numérique et jeu vidéo]. Les discussions qui opposent certaines créations indépendantes à la création industrielle, ou conventionnelle, et d’un autre côté des arts plastiques et les arts numériques, c’est généralement… il y a peu de débats qui sont constructifs là dessus.
Les acteurs qui refusent de considérer le jeu vidéo comme art ont en fait un argumentaire proche de ceux qui critiquent le processus de légitimation institutionnelle du jeu vidéo dans les années 2000. Il s’agit là encore de refuser la confiscation et la fixation d’une définition du jeu vidéo : le jeu vidéo serait un art et rien d’autre. La dimension artistique n’est en général pas niée, c’est l’“artification”, la “muséification” du jeu qui l’est.
Le jeu de l’”artification”, il est extrêmement problématique. Parce que qu’est-ce que le jeu vidéo, je crois que c’est quelque chose d’extrêmement hétérogène. Et moi, cette hétérogénéité m’intéresse. C’est partie art, partie sport… on a un problème dans la catégorisation. Art, sport, technique… cette hétérogénéité des catégories est intéressante. Et les dispositifs muséographiques lambda l’écrasent complètement.
La nouvelle règle du jeu
La légitimation progressive du jeu vidéo comme média culturel et artistique est le fruit de plusieurs stratégies d’acteurs, souvent antagonistes.
Les industriels du jeu vidéo et les institutions ont agi de concert durant les années 2000 pour légitimer culturellement et socialement le jeu vidéo. Cette légitimation va dans le sens des intérêts économiques des grands éditeurs et masque la spécificité du jeu vidéo.
Les acteurs du jeu indépendant, du jeu alternatif, de la recherche, insistent sur la particularité du jeu vidéo au sein des autres formes culturelles et surtout tiennent à sa liberté créatrice et son absence de définition institutionnelle.