Grands éditeurs, scène indépendante, scène alternative
Compte-rendu et synthèse des entretiens
On oppose traditionnellement scène indépendante et grands éditeurs. C’est que l’histoire de la scène indépendante s’est bâtie en opposition aux grands éditeurs, comme Ubisoft, Activision-Blizzard, Electronic Arts, qui faisaient figure de repoussoir. Mais l’analyse de nos entretiens fait ressortir 3 scènes aux logiques économiques distinctes : les grands éditeurs de jeux vidéo, la scène indépendante commerciale, et une scène alternative non-commerciale ou aux modes de financement innovants. Et les frontières les plus fortes ne sont pas forcément entre scène indépendante commerciale et grands éditeurs....
“Indépendant”, dans son acception d’origine, veut dire “indépendant d’un fabricant de consoles”. Le sens du terme a cependant progressivement évolué pour désormais désigner également les développeurs de jeux vidéo indépendants d’un éditeur qui va se charger de la commercialisation de leurs créations. En découle une forme de plasticité du terme, où la définition de l’indépendance peut varier - de manière implicite - selon les acteurs, et où elle va toujours se définir en fonction de ce par rapport à quoi on veut marquer son indépendance, c’est-à-dire sa différenciation.
Stricto sensu, ils sont indépendants dans le sens où ils ne dépendent pas d’un consolier, la plateforme est indépendante du contenu, en gros c’est ça. Il y a beaucoup d’indépendants, Activision Blizzard ils sont indépendants. On peut jouer sur les mots. Après c’est dans les fonctions et dans les productions qu’on voit la différence. Et effectivement, les productions indie à 500 000 euros, des Monument Valley pour du placement produit… On peut débattre.
Les grands éditeurs : la scène AAA
Industrie du risque et audace frileuse
Artwork de Far Cry Primal (Ubisoft, 2016)
Le système industriel des grands éditeurs est d’une fragilité extrême. Un jeu AAA représente un budget de plusieurs centaines de millions d’euros, plusieurs centaines de personnes qui travaillent à sa réalisation et ce pendant au moins un an. Aucun éditeur ne peut se permettre plusieurs échecs commerciaux d’affilée en raison des enjeux économiques qu’un jeu AAA représente. En découle une forme de frilosité face à l’innovation, d’autant que les créanciers et les banques pèsent lourd dans la création vidéoludique ; non pas en influençant le contenu, mais insistant pour sortir les jeux au plus vite.
Par exemple, pour prendre des grosses boîtes, sans les citer, effectivement, quand vous avez 1500 personnes qui bossent sur un jeu pendant 3 ans, ça fait une masse salariale considérable et donc oui, faut pas vous planter dans les ventes. Donc oui la prise de risque est minimum. C’est pas une paresse intellectuelle, mais ça marche comme ça.
En effet, l’industrie du jeu vidéo nous est présentée par l’ensemble des acteurs comme une industrie de prototypes, sans recettes établies, où l’industrialisation apparente des process de production cache en fait une création artisanale, à chaque fois renouvelée. Dès lors, innover, c’est repartir de zéro, alors que le principe des licenses, des séries de jeux déclinés à partir d’un même concept, permet la reprise de principes qui ont fait leurs preuves. Un lien est ainsi très souvent fait entre système de licences et monotonie par les acteurs. Une autre conséquence des stratégies développées par les grands éditeurs pour minimiser leurs risques d’échec commercial est l’importance accordée aux budgets marketing, qui représentent la moitié de l’enveloppe globale allouée au développement d’un jeu.
L’'absence de créativité vient du système de licences.
L’industrie du jeu vidéo mainstream souffre ainsi, en raison de sa fragilité économique, d’une sous-capitalisation chronique. Elle n’a jamais en effet pu attirer réellement les investisseurs autres que les passionnés. Cette absence de fonds propres ne facilite pas la prise de risque.
Le jeu n’arrive pas à se valoriser. Regardez la valorisation boursière d’Electronic Arts, c’est ridicule. [...] Regardez avec Ubisoft… c’est un scandale éhonté. Demain Vivendi peut rayer de la carte une boîte comme Ubisoft.
Cependant, l’ensemble des acteurs s’accorde dans le même temps pour dire que les grands éditeurs mondiaux tentent pour la plupart des nouveautés, des créations inédites. Ubisoft est ainsi caractéristique de ce phénomène. Ses jeux font polémiques, précisément parce qu’ils tentent des choses inédites, sans oser aller au bout de leur concept : Far Cry Primal est un jeu qui se passe durant la préhistoire ; Soldats Inconnus est un jeu de guerre antimilitariste se passant durant la Première Guerre mondiale ; Assassin’s Creed Black Flag avait voulu reproduire les Caraïbes du XVIIe siècle à l’apogée de la piraterie, mais sans idéalisation de cette période…
Le verre est quand même plutôt à moitié plein. Au point que je suis embêté. [...] Chez les gros il y a aussi des disparités entre les gros qui ont vraiment des oeillères et ceux qui en ont un peu moins.
Watch Dogs par exemple pour Ubisoft, c’était une manière de faire un pas de côté.
Là dans le jeu vidéo, on a encore les grands acteurs qui font progresser le médium. Combien de temps ça va encore durer, je sais pas. Il y a certains grands éditeurs comme Ubisoft, sur lequel j’aime bien taper, qui fait plus trop ça à mon sens.
Je bâche souvent Ubisoft, j’aime pas trop ça, mais je vais quand même donner un exemple “ubisoftien”.
Néanmoins, il s’agit d’une créativité frileuse, et les vrais exemples d’innovation, qu’il s’agisse d’une innovation en termes de jeux vidéo, ou de manière de joueur, sont rares. En 2006 par exemple, Nintendo a sorti sa nouvelle console de jeu, la WII, avec un concept révolutionnaire : faire jouer les non-joueurs de jeux vidéo. Les jeux AAA unanimement remarqués par les acteurs sont un peu plus nombreux : The Witcher III, sorti en 2014, qui reproduit une histoire fantasmée de la Pologne et des chevaliers Teutoniques dans un monde imaginaire, est l’exemple le plus courant.
Et Nintendo par exemple a fait quelque chose d’extraordinaire : ils ont dit on va faire jouer les gens qui ne jouent pas, et ils ont créé la Wii. [...] Moi j’appelle ça une porte d’ouverture vers le bas pour le médium.
Si l’industrie déçoit, c’est principalement parce qu’elle est suiveuse. Parce qu’elle n’ose pas oser, alors qu’elle prouve régulièrement qu’elle est capable de proposer des jeux vidéo de qualité et qui se vendent bien. Martin Lefebvre compare ainsi la période actuelle pour le jeu vidéo à celle de l’Hollywood des années 1930, quand “tous les grands metteurs en scène bossaient dans les grands studios” et que l’industrie faisait encore progresser le média. Les acteurs critiquent aussi la vision que l’industrie a de sa cible, parce que si elle ne propose que du contenu de qualité médiocre, c’est parce qu’elle pense que c’est ce que veut le joueur… En effet, le joueur achète, et achète de plus en plus. Bien que fragile, l’industrie du jeu vidéo reste en croissance.
Un des gros défauts de l’industrie des jeux vidéo c’est qu’elle est très suiveuse. Elle ne sait pas anticiper ce qui va marcher, alors heureusement il y a des créatifs qui inventent des trucs et des machins, puis d’un seul coup il y a un truc qui se met à marcher, et alors là…
Je dirai déjà qu’aujourd’hui, et sur tous les plans, notamment de la commercialisation, le jeu vidéo se vend très très bien. Les ventes moyennes sont très élevées, contrairement au livre, et sans te casser le cul à faire quoi que ce soit. Donc pourquoi se creuser la tête ?
Les cycles économiques
La fragilité de l’industrie du jeu vidéo est également liée à sa dépendance au matériel informatique. Contrairement au cinéma ou au livre, le matériel nécessaire pour jouer aux jeux vidéo évolue rapidement, et un cycle de vie d’une console - traditionnellement appelé une génération - ne dure que quelques années. A l’approche de la sortie d’une nouvelle console, les ventes des anciennes baissent, et corollairement, les ventes de jeux, ce qui met à mal la stabilité de l’industrie du jeu vidéo dans son ensemble.
On a eu un peu de mal à la fin du cycle précédent et je pense que toute l’industrie française eu du mal. Il y a eu pas mal de boîtes qui ont fermé, nous on est passé en redressement judiciaire, qu’on a contrôlé, qu’on a choisi, parce que c’était une façon de décaler certains paiements et de pouvoir repartir plus facilement derrière.
Chaque nouveau cycle ne correspond pas seulement au renouvellement du matériel de jeu. La puissance de calcul démultipliée par la nouvelle machine permet le développement de nouveaux contenus, de nouvelles expériences. La fragilité et l’instabilité sont inscrites, d’une certaine manière, au coeur de la créativité vidéoludique. Il s’agit d’une créativité forcée, la crise liée à la fin de cycle obligeant l’entreprise à mettre de côté sa frilosité naturelle.
Et donc le jeu vidéo c’est quand même une suite de catastrophes et de renaissances successives, ces renaissances donnant lieu à toutes sortes de ruptures, des ruptures dans la représentation et dans l’image, des ruptures politiques, les ruptures formelles. Et le paradoxe c’est que c’est une industrie ultra conservatrice.
Cette créativité cyclique est ainsi due à la fois à une stratégie de survie de la part des éditeurs mis en difficulté - n’ayant plus rien à perdre, mais elle est également due à la naissance de nouveaux studios de développent, nés de la disparition de gros studios n’ayant pas survécu au cycle économique.
Quand un gros studio implose, il va donner naissance à plein de petites structures, construites autour de gens expérimentés et qui du coup ont ce côté glamour, parce que c’est pas un studio sorti de nulle part, c’est un studio indépendant porté par des gens qui ont fait des jeux qui ont pu plaire aux étudiants et qui du coup vont être attractifs.
Un média de masse
Artwork des Lapins Crétins (Ubisoft, 2006)
Cette relation ambiguë qu’ont les acteurs que nous avons interrogé envers l’industrie du jeu vidéo, à la fois accusée et défendue, tient au fait que tous défendent le statut du jeu vidéo comme un art de masse. Le jeu vidéo est une culture populaire, démocratique, dont les représentants les plus commerciaux constituent encore aujourd’hui des chefs d’oeuvre du média.
J’ai toujours défendu l’idée que le jeu vidéo était une culture populaire et que dans les titres les plus mainstream, on peut toujours trouver du génie, l’exemple type étant Mario
Avec les années 2000, la pratique s’est encore massifiée, en touchant des populations jusque lors “hors-jeu”, pour reprendre une expression de Laurent Checola. Ne serait-ce parce qu’elles sont incontournables, poursuit-il, il faut parler des pratiques de jeu, et des jeux, en adaptant la grille de lecture pour ne pas les juger avec des critères adaptés pour un jeu indépendant élitiste.
Vous regardez les chiffres de ventes, et vous voyez “J’élève mon poney”, 5 millions d’exemplaires, les jeux Légos, des millions d’exemplaires, les Lapins Crétins, des millions d’exemplaires. Il y a des tournois de papis et mamies aux Lapins Crétins. C’est le nouveau marché.
L’autre raison pour laquelle les acteurs interrogés ne rejettent pas le jeu vidéo comme média de masse est que le jeu vidéo indépendant, qui connaît généralement - mais pas toujours - des ventes plus confidentielles, n’est pas forcément meilleurs, tant dans les mécaniques de jeu que dans le propos, ainsi que dans les méthodes marketing mises en place pour en faire la promotion.
Je veux quand même dire que j’aime bien les jeux des grands éditeurs. Je suis pas du tout quelqu’un qui oppose les indés aux grands éditeurs. Les jeux indé sont pas forcément meilleurs, les créateurs indé sont parfois plus rapaces que les créateurs de jeu vidéo des grands studios. Déjà, ne serait-ce que le fait d’être indé, on passe son temps à faire de l’autopromotion, à se vendre…
Un contenu paresseux ?
Karl Marx dans Assassin’s Creed Syndicate (Ubisoft, 2015)
Une critique qui est par contre adressée par certains acteurs concerne la “paresse intellectuelle” du contenu. Il ne s’agit pas là de frilosité, mais bien de paresse, dans le sens où les contenus sont jugés idiots sans raison. L’accusation de paresse porte d’ailleurs à la fois sur les créateurs de jeux, qui sont jugés peu créatifs, mais aussi sur les joueurs, dont le manque de discours critique sur leur média et leur acceptation passive de ce qui leur est donné incite les créateurs à ne pas changer leurs manières de faire. De plus, les acteurs insistent sur le fait que des jeux aux contenus bien supérieurs sont à la portée de tous.
Dans Assassin’s Creed Syndicate, vous êtes à Londres, et vous avez la chance de rencontrer Karl Marx, et il vous demande d’assassiner des gens random [au hasard], dans un contexte qui n’a rien à voir. C’est super intéressant Karl Marx, ce qu’il a fait, son impact… Il y a des tas de choses à faire, mais il n’y a pas ça. C’est là qu’on est débiles, on est dans la série B qui passe en deuxième partie de soirée sur la TNT, où t’as Albert Einstein qui a des arbalètes électriques.
Il faut que les gens qui sont intéressés cherchent. Ils trouveront.
Le sexisme paradoxal
Le sexisme n’est pas un enjeu pour les acteurs dans les productions AAA, principalement parce que le sexisme n’y est pas plus développé que dans l’ensemble des autres médiums culturels, et que l’évolution s’est faite dans le bon sens.
Lara Croft a beaucoup évolué. C’était un sex symbol un peu grossier à l’époque, d’autant plus grossier que les pixels étaient grossiers. Pour faire une forte poitrine, il fallait une très forte poitrine. C’est peut-être mon côté de critique cinéma, mais il y a de la vulgarité dans les James Bond aussi, sans que ça gâche le charme des films.
Le fait que le sujet du sexisme soit devenu majeur depuis au moins l’affaire du Gamergate en 2013 amène également à une évolution plus rapide des représentations et des contenus du jeu vidéo. Des game designers comme Maxence Voleau font ainsi preuve d’une forte conscience des problèmes liés aux représentations sexistes, ainsi qu’au sexisme passif véhiculé par leurs jeux voire à la réapropriation de certains contenus par les joueurs.
Dans la mesure où on parle de plus en plus de genre et de sexisme, à partir du moment où il y a un problème, c’est quand même moins silencieux qu’avant, et ça sorte beaucoup plus dans les médias, c’est beaucoup plus discuté dans les réseaux sociaux… Donc, même d’une manière purement utilitaire, ils ont pas vraiment intérêt à l’ignorer.
Fanny Lignon, sociologue spécialisée dans les questions de genre, notamment appliquées au jeu vidéo, avance même l’idée selon laquelle le jeu vidéo serait comparativement moins sujet aux stéréotypes de genre, en raison d’un potentiel queer inégalé par les autres formes culturelles. En effet, le jeu vidéo permet aux hommes comme aux femmes d’incarner des personnages masculins ou féminins, de réinvestir des stéréotypes, de passer de l’un à l’autre à tout moment.
On passe son temps dans un même jeu à changer de personnage, dans plusieurs jeux à changer de personnages. C’est ça qui m’intéresse dans les jeux vidéo, c’est cette possibilité d’être soi tout en étant plusieurs, d’être soi aujourd’hui sous cette forme et demain sous une autre, c’est cette espèce de circulation entre les mois projeté, les mois créés, les mois recréés qu’on peut avoir. Et ça, je trouve que c’est très riche et ce n’est pas offert par les autres médias.
Le contenu politique ou l’impossible neutralité
Ne viens pas salir mon jeu en y mettant de la politique. Mais tout est politique par définition.
Le contenu politique des jeux vidéo, au contraire, est un enjeu majeur pour les acteurs que nous avons interrogés. Il faut tout d’abord savoir que le marketing vidéoludique professe très généralement une neutralité politique, une volonté de ne choquer personne. Or, le discours porté par le jeu vidéo est fortement marqué par l’idéologie états-unienne et plus généralement occidentale, avec des contenus impérialistes, néolibéraux, et machistes.
Donc ça c’est une forme de dépolitisation qui revient à un discours idéologique massif, qui est celui du triple A, mais qui est masqué en tant que tel, ce qui fait qu’il ne peut pas se revendiquer comme discours idéologique.
Assassin’s Creed Unity a ainsi été attaqué pour ses prises de position anti-révolutionnaires alors que l’intrigue se situe à Paris durant la Terreur. The Division, jeu post-apocalyptique prenant place dans un New York tombé dans l’anarchie après une épidémie, est accusé de répandre une forme de phobie sécuritaire réactionnaire. Laurent Trémel avait pu pointer dans ses études une forme d’adhésion au premier degré des créateurs de jeux aux discours qu’ils transmettaient dans les jeux et donc une absence de distanciation critique. Mathieu Triclot analyse ce fait comme une particularité du recrutement des jeux vidéo par rapport aux autres formes culturelles. Plutôt technique que littéraire, et donc moins habitués aux discours critiques, leur mise en perspective du discours qu’ils transmettent est moins développée, voire absente.
Et ça, ça ne vaut pas seulement pour le triple A, qui va recruter ce genre de profil, mais ça vaut aussi pour les petites boîtes, pour les boîtes de taille moyenne, mais en revanche ça ne vaut pas pour la scène dont vous parliez, qui est la scène alternative. Là, on va retrouver des profils qui sont issus du monde de l’art. A ce moment-là, l’engagement critique est un bénéfice. Il vaut mieux être radical chic dans ces mondes-là, alors que ce n’est pas du tout le cas dans le monde standard.
Certaines catégories de jeux ont cependant depuis longtemps pris ouvertement conscience des biais idéologiques qu’elles transmettaient. Ces catégories correspondent aux jeux que l’on considéraient plus “sérieux” dans les années 1990 (selon Laurent Trémel), à savoir les jeux de stratégie et de simulation du passé historique, comme Civilization. Ces jeux, appelés des 4X, pour Xplore, Xpand, Xploit & Xterminate, véhiculent par essence dans leurs mécaniques mêmes une idéologie impérialiste. Au fait de ces caractéristiques, les game designers tentent depuis les années 1990 et les premières critiques qu’on a formulé à leur endroit de modérer ce discours idéologique.
Même si on veut essayer de véhiculer d’autres notions on aura toujours intrinséquement de par les mécaniques de jeu, cette dynamique impérialo-capitaliste. Du coup on va avoir tendance à utiliser la couche narrative et la forme pour casser cet aspect là, essayer de mettre l’accent sur d’autres notions, d’autres concepts qu’on veut mettre en avant et justement réduire l’impact mécanique.
D’autres jeux, comme la série des GTA, jouent explicitement la carte de la satire politique. L’idéologie américaine est exacerbée jusqu’à l’absurde, et les jeux sont des critiques acerbes de l’american way of life.
Le IV est le plus beau, et dans le V, l’horlogerie satirique est d’une ironie féroce et violente. Mais c’est une violence transfigurée, elle n’est pas insupportable, c’est une violence pop, qui ne cherche pas le réalisme.
Cette prégnance du discours idéologique états-unien est également liée à des réalités économiques. Le poids du public états-unien parmi le public mondial de joueurs de jeux vidéo est en effet écrasant : 40% des jeux sont vendus aux États-Unis, selon FibreTigre. L’Etats-unien moyen sera ainsi toujours le premier public d’un jeu, et il sera difficile d’échapper aux modèles idéologiques auxquels il adhère. De plus, la quasi-totalité des “stores” de téléchargement de jeux sont états-uniens, et appliquent une forme de censure des contenus en fonction de leur mode de vie. Et il est presque impossible à un jeu de se vendre sans passer par ces stores : Steam, Apple Store, Play Store.
On peut tuer voire torturer des gens, mais pas des animaux, et on ne peut pas montrer un bout de sein. On peut parler de drogue, mais lointainement, et d’alcool, mais vous êtes interdits aux moins de 16 ans [...] Les marchands sont intuables dans les jeux vidéo, parce que là encore on est dans la personnification de la sacralisation de la relation à l’argent, des relations marchandes américaines. Les héros sont des blancs, mâles avec une voix grave, parce que ça rend les prépubères extrêmement virils. Et ils sont motivés par la vengeance.
L’inspiration de l’indé
Le développement du jeu vidéo indépendant est dans ce cadre jugé très positivement. Parce qu’il permet à des voix nouvelles de se faire entendre dans le média. Mais aussi parce qu’il irrigue et nourrit la création plus mainstream. Antoine Herren voit ainsi dans The Last Of Us, superproduction vidéoludique, jeu de zombie où l’important n’est pas le massacre de zombies mais les rapports entre un père et une fille, une forme d’influence du jeu vidéo indépendant, qui a rendu possible le fait que l’industrie mainstream ose aborder de tels thèmes et retourner des genres a priori établis.
L'indé, c'est là où y a le plus de créativité, tout le monde regarde ça, c'est un moteur très fort, même les gros studios regardent ça. C'est un peu le rôle du court métrage pour le cinéma. On voit les pépites, les talents.
La scène indépendante commerciale : une vraie liberté de ton ?
Les gros indés, des III ?
Remember Me (Dontnod, 2013)
La notion d’indépendance désigne, on l’a dit, à la fois une liberté capitalistique par rapport aux éditeurs, mais aussi une liberté de ton procurée par des budgets minimes et un esprit de débrouille. Cependant, certains studios de développement arrivent à se développer et à atteindre la taille de PME de plus de 50 salariés, avec des budgets de développement de jeux de l’ordre de plusieurs millions d’euros. Un terme est né pour désigner ces projets : lesIII, les AAA des indépendants. Ces studios essayent de porter l’ambition créative des indépendants avec les moyens des grands : en France, il s’agit de studios comme Dontnod , qui a toujours promu une vision de la diversité culturelle forte, ou Quantic Dream, qui prône depuis sa création un jeu vidéo-cinéma interactif.
Maintenant on est vraiment dans une phase où on a les studios qui reviennent à des formats un peu plus classiques, à ce qu'on appelle maintenant le triple I, des studios qui font des gros jeux indépendants avec énormément de moyens [...] Ce sont des jeux qui pour être conçus ont besoin de millions, ce qui était pas du tout le cas encore en 2010-2011.
Néanmoins, la France souffre d’un manque relatif de studios de développement de taille intermédiaire, ce qui empêche une production française soutenues de jeux de coûts intermédiaires, à 4 ou 5 millions d’euros. Il s’agit d’une faiblesse du tissu industriel que ne connaissent pas nos voisins anglais ou allemands.
Il y a aussi le problème : en France on sait faire des boites avec 3 personnes, des boîtes avec 20 personnes, des boîtes avec 50 personnes, et puis après on fait des boîtes comme Ubisoft. Et entre les deux, alors on dit que c’est à cause des effets de seuil, mais entre les deux il n’y a pas de studios en France avec 350 personnes, ça n’existe pas.
Les logiques commerciales du jeu indépendant
La plateforme Steam, des “soldes” permanentes”
Traditionnellement, le jeu indépendant fait cependant référence à des micro-studios, ou à des individus qui, seuls ou en groupe, proposent des jeux à petit budget. L’explosion de cette scène a été permise par une innovation technologique et commerciale : le développement de l’achat de jeux sur ordinateur par téléchargement (dit “achat dématérialisé”) et l’apparition des smartphones. Le téléchargement direct ou par le biais de stores de téléchargement permettait à ces petits studios de s’affranchir des éditeurs - à leurs risques et périls. Certains éditeurs se spécialisent cependant dans la distribution de jeux indépendants, comme le Français Focus Interactive. Ceux-ci sont généralement eux aussi de taille modeste.
Maintenant avec le dématérialisé c’est plus facile, mais les éditeurs ont encore beaucoup de rôle à jouer, notamment sur tout ce qui est communication et marketing, placements, ce qui est un métier à part entière et qu’un studio indé arrive difficilement à faire, parce qu’il n’a pas l’expertise ou qu’il n’a pas le temps à allouer à ça.
La recherche d’un éditeur reste pour un studio de développement indépendant souvent une source de difficultés, surtout lorsque le contenu du jeu proposé par le studio se veut un peu trop créatif et rompant les codes établis. Le studio Dontnod a ainsi eu beaucoup de mal pour faire éditer ses jeux Remember Me et Life Is Strange.
Justement dans les thèmes abordés il y avait une espèce de règle non dite qui disait si vous faites un jeu avec un personnage féminin, ça marche pas ou alors il faut que ce soit un personnage hypersexué tel que Lara Croft ou Bayonetta Bayonetta pour que ça puisse avoir un succès public mais faire une femme réaliste, complexe, faire un vrai personnage, ça ne marche pas, ça n’intéresse pas. Ils nous disaient “Vous pouvez pas nous faire une histoire avec un ado masculin ?”
Une autre solution pour un studio de jeu indépendant est de faire du jeu sur smartphone. La difficulté et donc le temps et les coûts de développement sont bien moindres, et le retour sur investissement potentiel plus rapide. Ce sont souvent des jeux simples, parfois mal exécutés techniquement. Leur modèle économique fonctionne souvent sur le modèle du free-to-play, c’est-à-dire du jeu gratuit, mais qui se finance soit par des publicités apparaissant dans l’application, soit par des achats au sein du jeu (“in-app purchase”). Le développement de jeux PC est bien plus long et complexe, et demande plus d’investissements financiers.
Dans la boite où je bosse, Out Of The Bit, on a fait une trentaine de jeux depuis que j’y suis. [...] Il y a des jeux qui sont des jeux de cartes ou des jeux comme Puissance 4, ou des choses comme ça. Ces jeux là, ça permet de payer le salaire de tout le monde. C’est des jeux qu’on fait assez rapidement mais qu’on essaie de bien exécuter, mieux que les autres en tout cas. Notre produit marketing, c’est de faire qu’il n’y ait pas de bug et que tout le monde soit content du résultat. Mais c’est pas du tout innovant et c’est vraiment le contraire de l’innovation.
L’enjeu pour un développeur de jeux sur smartphone est d’être bien positionné dans la liste des applications à télécharger sur le store. Néanmoins, c’est une dépendance forte au gérant du store, qu’il s’agisse de Google ou d’Apple, dont on ne comprend pas les logiques de classement, et qui peuvent à tout moment interdire le jeu pour non-respect des règles d’utilisation. Le problème est le même pour le store dominant le marché du PC, Steam, bien que ses règles de censure soient bien moins contraignantes.
Puissance 4, on l’a fait il y a 4 ans et c’est le plus gros succès de la boite. Quand tu arrives à être ans le top chart de 1 pays déjà tu es heureux mais quand tu l’es dans tous les pays du monde tu es très heureux. Mais après c’est difficile de comprendre les algorithmes d’Apple et d’Android, y’a une partie mystérieuse là dedans, qu’on comprend pas nous mêmes.
Le mode de fonctionnement économique de la plateforme de téléchargement Steam est également mis en avant par certains acteurs, comme FibreTigre, comme une explication du foisonnement des studios indépendants. En effet, le principe de soldes presque permanentes qui y a cours, associé avec l’usage des “wish lists”, sur lesquelles les joueurs listent les jeux qu’ils souhaitent, fait que l’achat d’un jeu devient un achat d’opportunité : le jeu qui était sur ma wish list est aujourd’hui en soldes, je vais donc l’acheter. Il s’agit d’un achat plaisir, qui n’implique pas le fait que l’acheteur va avoir le temps de jouer à son achat.
N’importe quel joueur a une bibliothèque Steam, où il y a 50 à 90% de ses jeux auxquels il n’a pas touché. C’est un produit comme le calisson, vous les achetez pour les offrir. Vous achetez les jeux pas pour les consommer.
Cela permet aux développeurs de bénéficier, après un pic des ventes lors de la sortie du jeu, d’une “longue traîne”, qui peut durer plusieurs années, durant laquelle les ventes restent stables. La conséquence de ce système économique est que susciter l’envie d’achat est un objectif qui prime presque sur la création de plaisir de jeu et la créativité.
On se retrouve avec cette situation là, qui est très bien en fait, parce que du coup on en vit bien. Mais cela développe cette réflexion paradoxale qui est que pour qu’un jeu se vende bien, et on a vocation à faire des jeux qui se vendent bien, il faut pas forcément faire un jeu qui est bon, mais un jeu qui donne envie d’être acheté.
Le domaine de la créativité ?
Flappy bird (Nguyen Ha Dong, 2013)
Quand on n’a pas de ressources, on est obligé de les substituer par de la créativité et c’est toujours très bénéfique.
La créativité à la disposition de tous les joueurs, voilà quelle était la promesse du jeu indépendant. La diversité créative, permise par une indépendance capitalistique des éditeurs de jeux vidéo, est aujourd’hui également facilitée par des modes de distribution des jeux qui permettent aisément de s’affranchir complètement des éditeurs.
Il y a une espèce de diversité qui est créée par le microclimat indépendant, par tout ce que permettent les nouvelles technologies, la dématérialisation, le online, etc.
Les créateurs de jeu indépendant que nous avons interrogé mettent ainsi pour la plupart en avant l’ambition créative, la liberté d’imaginer à la fois de nouvelles formes de jeux, mais aussi de nouveaux modes de création des jeux. Il s’agit de vouloir aller contre l’idéologie dominante des jeux mainstream, en supprimant l’argent et la violence pour le studio Mi-Clos de FigreTigre ; en voulant faire des ponts avec des éléments de grammaire du cinéma indépendant, pour Dontnod ; en mettant en place une philosophie de construction conjointe des jeux par les créateurs et les joueurs, le “game2gether”, chez le studio Amplitude ...
Je pense vraiment que l’éventail d’émotions qu’on peut faire passer est aussi large que ce qu’on peut trouver ailleurs et c’est ça qui me motivait, c’était de vraiment créer un nouvel art.
On travaille chez Mi-Clos, on a des dogmes, à l’ouverture vers le haut, c’est-à-dire de prendre tous ces gens qui ont une capacité mentale et intellectuelle, qui peuvent jouer à des jeux sophistiqués.
Pourtant, la scène indépendante est également le lieu d’une production prolifique de jeux de basse qualité, vite produits, souvent copiés sur des succès commerciaux. Le problème des "clones" est un problème mis en avant par beaucoup d’acteurs de la scène indépendante, comme FibreTigre ou Arnaud de Bock, parce que le clonage ôte une partie des revenus, mais aussi parce qu’il faut prendre en compte le fait que l’on va être cloné lorsque l’on dévoile médiatiquement un jeu. Il s’agit donc de ne pas trop en dire pour ne pas donner aux copieurs tous les outils pour cloner trop parfaitement le jeu.
Extrémement souvent. Tout le temps. Sur mobile, un bon jeu se fait cloner en deux semaines, parfois une semaine. Normalement y’a que les bons jeux qui se font cloner, donc quand t’es cloné c’est bon signe.
Au-delà même du problème de la copie, le jeu vidéo indépendant, c’est aussi une production importante de “petits jeux” peu créatifs, mais lucratifs. Des outils permettant la production de jeux de manière simple, comme Unity, et le système de distribution sans intermédiaire sur mobile, accentuent encore le phénomène. C’est pourquoi un développeur comme FibreTigre déplore le manque criant de talents sur la scène indépendante : une trop grande masse de jeux publiés n’ont aucune ambition créative ou ludique.
Notre produit marketing, c’est de faire qu’il n’y ait pas de bug et que tout le monde soit content du résultat. Mais c’est pas du tout innovant et c’est vraiment le contraire de l’innovation.
Le financement participatif
Ces modes alternatifs de production impliquent une difficulté à se financer par des moyens traditionnels, voire une envie de promouvoir de nouvelles logiques. Le financement participatif via des plateformes de crowdfunding se développe ainsi peu à peu. Néanmoins, il a ses limites. Les projets vont être choisis selon leur apparence plus que selon leur vrai caractère créatif. Les créateurs les plus connus vont être favorisés par rapport aux autres. Mais surtout, FibreTigre considère le financement participatif comme “toxique pour la création” parce que la demande de financement n’est souvent pas en lien avec un projet bien défini, mais que le projet évolue en fonction de la quantité de fonds recueillis, ce qui amène à ne jamais finir le jeu et à toujours attendre plus d’argent de la plateforme de financement participatif.
Disons que le problème du financement participatif c’est que c’est un peu une prime à ceux qui sont déjà connus, à Tim Schafer,… aux gens qui sont déjà bien identifiés. Mais moi j’y crois quand même assez au financement participatif.
D’autres modes de financement alternatifs existent, comme l'Early Access sur Steam. Il s’agit de payer le jeu en avance, et de pouvoir jouer à des versions beta , inachevées, du jeu. L’avantage est a priori double : parce que le joueur-soutien financier peut juger sur pièce du projet, et parce que le créateur peut avoir des retours précis sur la réception de son projet par le public. Mais on retrouve les mêmes problèmes dans ce système que dans le financement participatif : un certain nombre de jeux restent inachevés, notamment en raison du trop grand nombre de projets proposés.
C’est super difficile oui, car il faut les faire les choses que tu promets. Du coup il faut travailler énormément. Nous quand on a mis le jeu en Early Access, il était fait à 60% et il restait 40% à faire. Y’a des gens qui mettent leur jeu en Early Access, ils sont à 10%. Donc forcément ils terminent pas leur jeu.
Le marketing alternatif
Out There (Mi-Clos, 2015)
Les budgets limités des studios de développement indépendants, surtout quand ils choisissent de ne pas se faire accompagner par un éditeur pour vendre leur jeu, font que le budget de communication et de marketing est souvent plus que limité. Or, l’effort de communication est indispensable pour assurer le succès commercial du jeu.
Concernant Out There , on a fait vraiment 50% voire plus de notre effort d’investissement personnel et de production en communication. Et c’est la seule façon viable et saine aujourd’hui, qu’on soit indé ou gros, c’est pareil, pour faire un grand jeu.
C’est pourquoi les développeurs indépendants inventent des manières alternatives pour faire parler de leur jeu : via le bouche à oreille, Twitter, les festivals de jeu indépendants. Ils essaient de se faire remarquer par la presse pour que celle-ci assure une partie de la promotion du jeu. L’Early Access de Steam joue également un rôle de promotion du jeu, à la fois parce qu’il est une vitrine pour le jeu assez simple et gratuite à obtenir, mais aussi parce que, si le jeu est bon et apprécié, les joueurs vont se faire des promoteurs actifs du projet. D’autres moyens alternatifs de promotion se mettent en place : live-développement en vidéo, ou encore sessions de jeu sur TWITCH , une plateforme de streaming de jeu en direct.
C’est pour ça que le Early Access c’est quelque chose d’intéressant parce que même si le produit n’est pas fini, les gens peuvent en tomber amoureux et commencer la promotion de ton jeu, bizarrement.
Toutes ces méthodes demandent un investissement personnel très fort des développeurs indépendants, qui entrent peu à peu dans l’autopromotion permanente, ce que déplorent certains journalistes ou blogueurs, comme Martin Lefebvre.
A présent, le jeu vidéo indépendant, on est tous seuls, donc faut avoir de la gouaille sur Twitter, faut arriver et donner des cartes, je suis en train de filmer ma vie sur Snapchat, je me mets en scène… Il y a des automatismes à avoir, et… qui sont de l’ordre de l’homme qui s’impose, du mansplaining, tu vois… Mais faut exister, faut s’imposer, je sais pas.
L’appel de l’indé
Trailer de Wild (Wild Sheep Studio, en développement)
La créativité et la liberté existant sur la scène indépendante sont attractifs pour une partie des développeurs des grands studios de développement rattachés aux grands éditeurs de jeux. C’est pourquoi nombreux sont ceux à sauter le pas, y compris des figures mythiques de grands studios, comme Michel Ancel, personnage emblématique d’Ubisoft, créateur de Rayman, qui a fondé son propre studio, Wild Sheep Studio. Le monde du jeu indépendant est ainsi en partie formé d’acteurs qui ont pris leur indépendance.
La plupart des succès, des noms, des grandes stars du jeu indépendant, la grande majorité vient de gros studios, ou on travaillé dans de gros studios, enfin des studios qui font des jeux plus classique en tout cas.
Une petite scène
En France, la scène du jeu indépendant est restreinte. Le fait que les acteurs de la scène soit à la fois peu nombreux - de 30 à 50, estime Martin Lefebvre - et que beaucoup aient travaillé ensemble chez des grands éditeurs avant d’entrer dans le milieu du jeu indépendant rend ce milieu très cohésif. Les différents acteurs sont en contact physiquement dans des festivals, mais aussi via des outils comme Skype, Slack, ou Twitter.
On sentait que les développeurs étaient en contact les uns avec les autres. Mais ça joue aussi avec la structure du monde inde : tout le monde est un ancien d’Ubisoft ou un ancien de je sais pas quoi qui prend son indépendance.
01:26:00 Tout le monde se connaît. Parmi les éditeurs indépendants ça c’est sûr. Parmi les éditeurs indépendants français, ça c’est très très sûr. On a un slack dédié, on se parle tous les jours.
La scène alternative
La scène “alternative” n’est pas strictement définie, ni même nommée. Si “alternatif” est le mot qui revient le plus plus souvent parmi les acteurs interrogés, “expérimental” est un terme également utilisé. De même, certains parlent de jeux “indépendants non-commerciaux”, de jeux “gratuits indépendants”. Ses frontières sont vagues, mais la scène alternative se comprend de manière générale comme un monde de création vidéoludique libéré de toute contrainte commerciale et technique.
La liberté de créer
Trailer de Bientôt l’été (Tale of Tales, 2012)
Les gens du coup ils partent dans tous les sens, et c’est ça que j’aime.
La créativité sans limites, l’ouverture des possibles, voilà ce que mettent en avant les acteurs de la scène alternative. La démarche vise parfois une de rupture avec les autres productions vidéoludiques vues comme empêchant l’expression de la créativité, mais elle est toujours une démarche personnelle exploratoire de concepts de jeux et de modes d’interactions. Cette scène se développe d’année en année, attirant de plus en plus de monde, séduits par la richesse des créations du secteur.
Mais ce que je vois dans cette bulle, ou en tous cas dans la scène alternative, c’est que les gens ils en ont rien a foutre de faire de l’argent. Ils ont juste envie de créer des trucs. Donc il va y avoir des jeux fantastiques, des créateurs fantastiques qui vont émerger, et la scène ne mourra pas de sitôt, au contraire.
La créativité se joue au niveau des concepts testés, des thèmes abordés, mais aussi de la facilité à se saisir de l’actualité, des sujets politiques pour en faire un jeu, à l’opposé de la frilosité et de la neutralité mise en avant par les grands éditeurs de jeux. Le jeu vidéo permet de faire passer des messages d’une manière inédite par rapport aux autres types de médias, et cette utilisation du médium à des fins politiques est en plein essor.
Donc s’il y a vraiment un créneau ludique pour parler d’une crise des réfugiés, d’une crise économique, d’enjeux comme l’eugénisme, la campagne présidentielle, de façon intelligente, pas juste un jeu en flash où ça va être “Vas y, tape Trump”, ce qui va fleurir bientôt. Y’a un espace, et y’a une volonté des créateurs, ça j’en suis persuadé.
L’enjeu est en fait de casser tous les codes traditionnels du jeu vidéo : dans les mécaniques de jeu, dans le discours, mais également dans les supports de jeu. Les supports traditionnels : ordinateur personnel, console de jeu, sont vus comme des émanations d’un système industriel, qui pourrait être cassé, pour permettre plus de créativité.
Mais le jeu vidéo généralement tel qu’on le voyait beaucoup à l’époque, et qu’on le voit encore aujourd’hui, c’est des choses… voilà, on crée un objet, il est vendu, c’est des plateformes, c’est des jeux consoles, on joue sur manettes, on joue sur clavier et souris… c’est quand même relativement restreint à un environnement très industriel.
Les acteurs de cette scène alternative peuvent évoluer seulement en son sein. Mathieu Triclot pointe ainsi le fait que, contrairement aux milieux du jeu vidéo commercial, où la formation intellectuelle typique est plutôt technique et scientifique, la scène alternative présente plutôt des profils de type littéraire et artistique. Mais certains développeurs plus “mainstream” produisent également durant leurs loisirs des jeux à but non-commercial, que ce soit pour faire leurs classes et s’entraîner, comme a pu le faire FibreTigre, ou dans un simple but de loisir, de “fun”.
Alors que l’autre côté que j’aime beaucoup dans les jeux c’est le côté presque hobby, faire des jeux pour les plaisir de les faire et pour le plaisir de les partager, pour le fun en fait. J’apprends beaucoup de la scène indé, des jeux indépendants, c’est même plus qu’indépendants, c’est les jeux gratuits indépendants.
De fait, les dialogues entre cette scène du jeu vidéo et le monde de l’art contemporain sont nombreux, à la fois sur le plan des acteurs qui s’y impliquent, mais aussi sur le plan conceptuel : jeu vidéo et art numérique sont cousins et leurs frontières floues. Le jeu vidéo, en ce qu’il est performatif, est rapproché des arts de la scène, du théâtre, par des acteurs comme Simon Bachelier.
Je fais ça avec des amis aussi, ou des gens qui ne sont pas des jeux vidéos. Par exemple, là j’ai un projet avec une copine qui est à Berlin, dans l’art contemporain et qui ne connait pas la VR. Mais elle sait pas coder, elle sait rien du tout et c’est ça qui m’intéresse beaucoup parce que ça va être vraiment ses feedback artistiques qui vont guider le projet et moi je vais me laisser guider par elle. Ca me semble une bonne approche, complètement expérimentale.
Je sais pas où s’opère la scission en fait [entre jeu vidéo et art numérique]. Je vois pas où il y a une différence entre un jeu comme je viens de décrire et des jeux qui utilisent un écran, dans le rapport. Ce que ça met en avant c’est que le jeu est avant tout performatif, c’est à dire que c’est quelque chose qu’on met en acte, qu’on joue, par l’action.
A chaque fois, cependant, ces ponts faits entre le jeu vidéo alternatif et le jeu vidéo commercial, ou le monde de l’art contemporain, sont le fait d’acteurs qui se connaissaient. La communication autour de la scène alternative et autour des événements qu’elle organise est souvent embryonnaire, voire inexistante.
Un monde de collectifs
Site de l’Amaze (2016)
La scène alternative du jeu vidéo se structure fortement autour de collectifs, de lieux de rencontre, physiques ou non, sur le modèle du collectif d’artistes. Les créations de ces collectifs se rapprochent souvent des installations d’art contemporain : jeux installations, jeux sans interface visuelle, contrôleurs alternatifs. Ces espaces de rencontre se multiplient peu à peu, surtout depuis les derniers mois, et rassemblent des acteurs issus de plusieurs milieux, commerciaux ou non : label "La Belle", avec Laurent Checola et FibreTigre, Collectif Klondike avec des étudiants de Supinfogame, dont la renommée devient mondiale, festival "not game", qui a impulsé historiquement la scène alternative durant les années 2000, Oujevipo, l’Ouvroir de Jeux Vidéo Potentiels...
En termes de création, il y a vraiment une scène très vivante, très très vivante, qui se positionne...en plus, on a vraiment tout le spectre. On va avoir des gens qui vont être du côté du collectif -”collectif d’artistes” [...]. De l’autre côté du spectre on va avoir des gens qui ont fondé un studio mais qui ne dépendent pas d’un éditeur, qui sont aussi indé mais qui font des jeux commerciaux.
Les lieux de rencontre sont à la fois numériques : Twitter, Slack, sites internet, et physique, dans des festivals dédiés ou lors de réunions des collectifs, de game jams. Ceux-ci se développent fortement en France. Les festivals les plus important : Amaze, la GDC, RezzedRezzed, Screen Shake, se situent cependant en Allemagne ou au Royaume-Uni. Itch.io est la plateforme de distribution en ligne préférée par la scène alternative. Elle permet une grande liberté aux créateurs dans le choix de leurs modes de distribution.
Et tu as des sites comme itch.io qui sont des alternatives a Steam. La, c’est toi qui choisis ton modèle de financement, et tu n’as pas de limites, c’est vraiment pratique pour les développeurs indépendants. Ça casse toutes les chaînes classiques de production du jeu vidéo.
Une scène LGBT queer du jeu vidéo alternatif est également en fort développement. De nombreux collectifs se montent, et les créateurs de jeux sont très portés sur ces thématiques identitaires.
D’un côté on va avoir des gamergaters, homophobes et tout ce que vous voulez, et de l'autre on va avoir une grosse majorité de la population dans un festival comme Amaze qui vont être finalement très gay friendly, avec des transsexuels, des féministes, des personnes de mouvements LGBT, etc. On a une espèce de niche qui se constitue dans le milieu du jeu alternatif, très porté sur toutes les sexualités en fait.
Une possibilité de monétisation ?
Le jeu vidéo alternatif n’a pas a priori vocation à se vendre, son enjeu n’est pas de faire du profit. C’est quelque chose de revendiqué par beaucoup d’acteurs du jeu alternatif, qui insistent sur l’aspect “gratuit” du jeu alternatif.
Ça c’est encore la question du modelé dominant, qui dit qu’un jeu doit avoir un prix. Mais est-ce qu’un jeu c’est pas plutôt une oeuvre, est-ce que ça a vraiment du sens de vouloir le vendre? C’est parce que c’est une industrie que ça fonctionne comme ça.
Néanmoins, si les jeux téléchargeables sur internet sur presque tous gratuits et ont vocation à le rester selon leurs créateurs, certains jeux alternatifs, notamment les installations numériques, commencent à trouver certains modes de monétisation. En effet, ils exigent de la part de leurs créateurs des investissements conséquents.
Disons que c’est clair que le but n’a pas de portée commerciale au sens direct. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas trouver de modèle économique ou de moyens qui permettent aux créateurs ou aux créatrices de subvenir à leurs besoins.
Le jeu alternatif participe ainsi à renouveler certains modèles économiques du jeu vidéo. Le jeu vidéo d’installation invente ainsi des modes de financement par les subventions des collectivités, le mécénat, le crowdfunding, la location de l’installation...
La seule chose que je peux dire, la première démarche n’est pas commerciale, mais ça ne veut pas dire qu’on ne cherche pas des modèles pour subvenir aux besoins, rémunérer les auteurs et essayer de trouver des nouveaux modes de distribution et de commercialisation. Mais ce n’est pas forcément la fin en soi.
La nouvelle règle du jeu
Trois scènes différentes créent des jeux vidéo de nos jours : les grands éditeurs, la scène indépendante commerciale, et la scène alternative.
Le jeu vidéo est un média de masse, ce qui légitime les grands éditeurs, mais la fragilité de leur modèle économique fait qu’ils ne sont pas aussi créatifs qu’ils le pourraient.
Le jeu vidéo indépendant commercial est capable du pire comme du meilleur : de l’extrêmement créatif comme de la copie bas-de-gamme.
Le jeu vidéo alternatif non-commercial veut renouveler le jeu vidéo, dans ses discours, ses mécaniques et ses logiques commerciales. Il reste cependant un phénomène marginal.