Le processus créatif : comment se crée un jeu
Compte-rendu et synthèse des entretiens
Le game designer est, littéralement, celui donne forme au jeu. Stricto sensu, le game designer ne crée pas que des jeux vidéo, mais toutes sortes de jeux. Son rôle est donc central : sans game designer, pas de jeu vidéo.
Le game designer, l’”auteur” du jeu ?
Artwork d’Heavy Rain (Quantic Dream, 2010)
Le game designer est le garant du gameplay, c’est-à-dire de l’expérience de jeu ressentie par le joueur. Mathieu Triclot, dans sa Philosophie des jeux vidéo, à la suite de Roger Caillois, dans Les Jeux et les hommes, montre ainsi bien la différence existant en anglais entre le game, c’est-à-dire les règles formelles du jeu, et le play, l’expérience ressentie par le joueur en jouant. Le gameplay, c’est l’expérience (play) issue du jeu (game). La tâche du game designer peut ainsi paraître obscure à qui ne joue pas au jeu, parce qu’elle structure l’expérience de jeu, sans forcément se voir à l’écran.
On a un jeu et on a un spectacle. Le jeu c'est ce qui fonctionne, c'est le gameplay, c'est ce qui fonctionne avec celui qui est aux manettes, et le spectacle c'est pas lui, c'est celui qui regarde derrière lui, qui est en train de le regarder jouer.
Le game designer est donc à l’origine du concept du jeu. Et à l’origine de l’industrie du jeu vidéo, lorsque les projets étaient plus modestes, ou encore aujourd’hui dans la scène indépendante, le game designer produisait la totalité du jeu - tout au plus demandait-il de l’aide pour la composition des musiques ou la création artistique. L’inflation des budgets des jeux, des enjeux économiques, et de la complexité des productions a amené à diviser les tâches et à multiplier les postes.
Maintenant qu’on est entré dans une division du travail un peu tayloriste, il y a des personnes spécialisées level design. A notre époque, même les personnages, le game designer les faisait. Maintenant que les personnes c’est une source de revenus très importante, tu va avoir du character design.
Pour autant, le gamedesigner n’est pas considéré comme l’auteur du jeu. La jurisprudence française considère le jeu vidéo comme une oeuvre collective, et à ce titre chacun des participants à la création du jeu est considéré comme un auteur de celui-ci. Cela a pu créer des tensions, notamment dans les studios de développement bâtis sur une vision artistique forte de leur dirigeant, par exemple Quantic Dream et David Cage, qui ont toujours défendu une vision du jeu vidéo comme un film interactif.
Il y avait eu un débat au moment, et des fois ça revient, sur le game designer, qui n’a pas le statut d’auteur, parce qu’en droit, le jeu vidéo est une oeuvre collective. Et à chaque fois que quelqu’un a voulu faire passer le jeu pour une oeuvre personnelle, alors ça a été Bruno [Bonnell], mais ça a surtout été David Cage, tu as tout le monde qui rue dans les brancards. En disant, oui il nous vole l’idée, il nous vole le jeu.
Parce qu’il s’agit d’un travail invisible, certains créateurs regrettent que le travail du game designer soit parfois mis au second plan derrière la performance technique, graphique, derrière une ambition spectaculaire de photoréalisme. La vague du photoréalisme a ainsi fortement marqué les productions des années 1990 et 2000.
Alors il y a eu un moment effectivement où les jeux sont devenus uniquement des spectacles [...] magnifiques visuellement mais l'intérêt est pas vraiment extraordinaire, parce qu'on a perdu de vue le côté de l'intérêt ludique. Et ça fait une inflation dans les budgets.
Pour autant, le game designer est en première ligne quand l’on accuse le jeu vidéo d’être sexiste, idéologiquement marqué ou violent. C’est en effet lui qui est à l’origine du concept, et qui en saisit le mieux les implications.
Si je fais un jeu sur la violence avec des carrés rouges et verts, les gens ne seront pas aussi agressifs vis à vis de mon jeu que si je fais cela avec des hommes blancs et noirs [...]. En tant que game designer, il n’y a pas de manière de faire, mais plutôt un positionnement. Se positionner et accepter ou non d’avoir à faire à des critiques.
Le game designer est donc maître du contenu qu’il va choisir de véhiculer - ou non. Sur ce point, deux visions s’opposent parmi les acteurs que nous avons interrogés. Celle de Maxence Voleau, game designer, tout d’abord, insiste sur l’équilibre que doit atteindre le game designer entre le contenu idéologique qu’il souhaite ou non transmettre, et l’exigence de fun, indispensable pour que le jeu soit réussi. Il considère que ces problématiques sont répandues parmi ses collègues. Dans un jeu de stratégiepar exemple, il faut réussir à allier le principe de conquête, qui suscite chez le joueur des sentiments de récompense et plaisir très forts, et la volonté de ne pas défendre une vision impérialiste.
Le fait de conquérir ça donne une récompense forte immédiate, on voit l’empire grossir petit à petit. Y’a un rapport à la mécanique de conquête qui marche très bien et le retirer ce n’est pas simple. Il faudrait trouver comment le substituer et faire en sorte que ce soit aussi plaisant, c’est pas facile.
Artwork de Prison Architect (Introversion Software, 2015)
A l’opposé, un sociologue critique comme Laurent Trémel, mais aussi un game designer indépendant comme FibreTigre, insistent sur le caractère impensé du discours idéologique que les game designers propagent. Il faut ici préciser cependant qu’un game designer comme Maxence Voleau travaille dans le milieu des jeux de stratégie, qui, dès les années 1990, comme le montre par ailleurs Laurent Trémel dans Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia, a été sensibilisé au discours idéologique qu’il transmettait, alors que FibreTigre fréquente plutôt des créateurs de jeux indépendants sur smartphone, dont les productions ont été moins questionnées.
Je pense plutôt qu'il y a au bout du compte une adhésion des concepteurs de jeux vidéo aux valeurs qui sont diffusées dans les jeux vidéo et puis peut-être pour certains l'idée de provoquer et de faire du second degré, en pensant que les gamersvont décoder ce second degré, prendre plaisir et peut-être ne pas être dupes de certaines provocations outrancières.
Aujourd’hui, la plupart des game designers sont incultes, enfin pas les Maxence Voleau mais les gens que tu trouves sur le marché, et ça se limite à des jeux mainstream.
Les méthodes que va appliquer un game designer pour répondre à ces problématiques, et plus généralement pour l’ensemble de son travail, sont de l’ordre du cas par cas. Il n’y a pour ainsi pas de recettes établies, pas de procédures stables permettant de produire une mécanique de jeu, seulement des habitudes liées à tel ou tel type de jeu.
On est dans un univers qui a trente ans. C’est un peu comme si la médecine avait été inventée il y a 30 ans. C’est-à-dire qu’on est en train de faire des prières magiques en espérant que ça marche. On a des recettes, des tours de magie en quelque sorte - très peu. Et on a tout à inventer. Oui on est dans un domaine sans limite, et dans lequel on n’a rien inventé
Ce tâtonnement permanent explique également la prégnance de certaines mécaniques de jeu dont il est connu qu’elles propagent des contenus idéologiques problématiques. En effet, il est également prouvé que ces mécaniques suscitent du plaisir auprès du public. Le risque financier potentiel d’un changement est suffisamment important pour qu’un grand nombre de studios ne puissent pas se le permettre. Une solution provisoire reste donc ce que Maxence Voleau appelle “l’enveloppe narrative”, à savoir placer ces mécaniques idéologiquement marquées dans un contexte qui les remet moralement en question : par exemple le jeu Prison Architect fait incarner un directeur de prison dont le but est de maximiser ses profits.
Le frein va se situer à “est ce que ça en ferait un jeu viable, d’un point de vue fun, expérience, attrait auprès du public?”. Ça y’a aucune certitude donc d’un point de vue industriel on reste un studio qui fait des jeux et on a un but c’est de les vendre pour pouvoir continuer à en faire. Et là y’a clairement une problématique forte : est ce qu’on peut se permettre d’expérimenter ça au risque de se planter et de se prendre un mur, et de disparaître en tant que studio ?
La question de l’inspiration
Endless Legend (Amplitude Studios, 2015)
Le travail du game designer commence ainsi par un tâtonnement, une improvisation. Certaines constantes sont cependant à remarquer. L’impulsion pour la réalisation d’un jeu original vient la plupart du temps d’une impulsion créative du game designer, que les game designers qualifient volontiers d’artistique.
- Qu’est qui a amené Amplitude à s’intéresser à ce segment, le segment à la fois des 4X et de la fantasy?- Clairement parce que c’est le genre de jeu coup de coeur des deux fondateurs.
Je pense vraiment que l’éventail d’émotions qu’on peut faire passer est aussi large que ce qu’on peut trouver ailleurs et c’est ça qui me motivait, c’était de vraiment créer un nouvel art.
Je considère le jeu plutôt comme quelque chose d’artistique : je rencontre des gens, je découvre des jeux et je m’en inspire.
Parallèlement un grand nombre de jeux ont pu jouer le rôle de vitrine technologique, et mettre le game design au second plan, venant donner corps à une opportunité technique.
Mais c'est une performance de passionné, finalement, qui est utilisée pour faire un jeu. Ce n'était pas une commande interne de dire « tiens on va faire un super jeu de bagnole », c'était souvent une démarche inversée. [...] Alors évidemment les bagnoles sont de plus en plus belles, mais c'est toujours un peu le même truc.
Un autre point important soulevé par le game designer est le travail documentaire important indispensable, préalable à l’écriture d’un jeu. Les grands éditeurs créent ainsi des structures entièrement dédiées au travail documentaire : il s’agit par exemple du World Texture Facility d’Ubisoft
Et ensuite, parmi mes méthodes de travail, la première chose c’est la documentation. Quand je dois travailler sur les espions, j’ai rencontré une nana qui est dans le milieu de la diplomatie internationale et j’ai un pote qui est aux renseignements militaires.
L’inspiration d’un grand nombre de game designers est cependant en panne, aujourd’hui, pour FibreTigre, notamment dans le secteur du jeu vidéo indépendant, pourtant censé porter une créativité qu’avait perdue les grands éditeurs. C’est selon lui un problème avant tout de talents.
Aujourd’hui, le jeu vidéo, avec ses 1000 jeux par jour, n’arrive pas à parler correctement d’amour, d’accomplissement, de bonheur, de choses qui sont hyper intimes, et que l’on trouve assez relativement facilement dans d’autres médias. Et c’est un problème de compétences, pour moi.
Mathieu Triclot rejoint son observation : pour lui, le manque de contenus critiques et innovants dans le monde du jeu vidéo est en partie lié à la formation principalement technique des game designers. Cette formation ne les a pas habitués à développer un discours critique. Seule la scène alternative, parce qu’elle est plus en lien avec le monde de l’art, osera produire des jeux réellement différents.
Je pense qu’il y a aussi, par cette espèce de mélange entre ingénierie et culture, qui est caractéristique des jeux vidéo, il y a un biais de sélection, pour la production. Et ça, ça ne vaut pas seulement pour le triple A, qui va recruter ce genre de profil, mais ça vaut aussi pour les petites boîtes, pour les boîtes de taille moyenne, mais en revanche ça ne vaut pas pour la scène [...] alternative.
C’est pourquoi FibreTigre appelle de ses voeux l’Indiepocalypse, que redoute pourtant la plupart des développeurs indépendant. L’indiespocalypse est l’hypothétique explosion d’une bulle du jeu vidéo indépendant, dont l’offre serait bien supérieure à la demande. Pour lui, ce n’est qu’à ce moment que la créativité se développera vraiment dans le jeu vidéo, parce qu’elle sera une condition sine qua non pour survivre dans le secteur. Actuellement, le fort taux de ventes des jeux indépendants n’inciterait pas à l’innovation.
Aujourd’hui, si tu fais un jeu très moyen tu peux quand même faire tes 5000-10 000 ventes. Demain, si le marché s’over-sature, tu feras des jeux bons, voire très bons, tu feras très peu de ventes. Donc il faudra vraiment faire des jeux exceptionnels.
Entre direction artistique et direction d’équipe
L’ensemble des studios Ubisoft pouvant être amenés à travailler sur un jeu (2016)
Aujourd’hui on peut pas faire un jeu vidéo tout seul, c’est un totalement impossible. Et donc c’est une rencontre entre plusieurs personnes, entre plusieurs créateurs, d’un côté des réalisateurs, de l’autre côté des game designers, des scénaristes, des musiciens, des gens qui sont plus ingénieurs programmeurs, et tout ce petit monde va travailler ensemble.
Face à l’inflation du nombre de participants à la création d’un jeu, la place du game designer, ou plus généralement d’un auteur qui impose sa marque du début à la fin de la production est difficile à conserver dans les grandes productions vidéoludiques. Le game designer est lui-même assisté de game designer secondaires, level designers, character designers. La montée en importance des risques financiers donne également plus de pouvoir aux producteurs et aux fonctions support, comme le marketing. Sur ce dernier point, si l’importance du marketing est soulignée, l’ensemble des acteurs interrogés insiste cependant sur le fait que les services de marketing ne viennent pas influencer le contenu des productions vidéoludiques. Le risque de cette inflation du nombre d’acteurs est cependant la perte d’une direction artistique forte au cours de la production du jeu.
D'abord dans les équipes il y a eu une inflation terrible, il y avait des personnalités, des auteurs puissants qui ont pu maintenir leur vision de la choses, mais avec l'inflation des équipes autour, des contraintes de coûts, des contraintes techniques, ça s'est dissout. [...] Le côté d'auteur s'est perdu en fait.
Certains studios de développement font en réaction de la présence d’un “auteur” iconique leur marque de fabrique - un des plus connus d’entre eux étant Shigeru Miyamoto chez Nintendo, d’autres ont pu avoir une figure marquante à un moment de leur histoire et la perdre ensuite.
Ubisoft c’est une énorme machine, c’est l’Airbus du jeu vidéo, qui construit ses jeux en pièces et qui les assemble. Donc il n’y a pas une vision. Il y avait une vision avant. Par exemple les premiers Assassin's Creed, Patrice Désilets, c’est quelqu’un qui avait une vision. La vision, elle s’est un peu diluée chez Ubisoft, et ça donne The Division. Je sais pas si c’est fait exprès. Je pense que dans l’équipe il y a des gens qui ont essayé avec des petits bouts narratifs de contrer le côté hyper sécuritaire. Mais le résultat d’ensemble, cet espère de machin qu’on a, c’est un peu triste.
A l’inverse, certains studios instituent comme marque de fabrique la co-création du jeu, comme Dontnod, qui tient à ce que l’ensemble des participants à la création du jeu en soient partie-prenante. De même, un nombre croissant de studios tient à inclure l’avis du joueur au coeur de la création du jeu, via des dispositifs participatifs. Amplitude a ainsi créé le principe de Game2gether, selon lequel les joueurs sont incités à contribuer activement à l’élaboration du jeu en participant à des forums, en votant pour choisir les orientations de la création du jeu. De tels dispositifs sont encouragés d’une manière générale auprès des studios par le développement de pratiques telles que l’Early Access, qui permet de jouer à des jeux non-encore finis en échange d’un pré-achat du jeu, ou du streaming en direct de sessions de jeu et de développement sur la plateforme Twitch.
Et c’est assez difficile de se dire quel jeu on veut faire, quelle histoire on veut raconter, parce qu’il faut que ce soit une volonté commune. Je sais qu’il y a d’autres sociétés de jeux qui travaillent pas comme ça mais nous c’est vraiment comme ça qu’on travaille. C’est essayer de fédérer trois, quatre, cinq personnes, en tout cas au départ, qui vont accoucher d’un concept et qu’on va développer derrière.
Le développement de jeux, même quand il rassemble plusieurs centaines de personnes, reste néanmoins encore artisanal, dans le sens où aucune manière de produire un jeu n’est encore totalement standardisée. Il en découle des “marques de fabriques” qui permettent d’identifier les productions de différents studios. Ces spécificités se ressentent principalement dans le style graphique, dans l’enveloppe narrative. Les structures de gamedesign sont moins identifiables car moins visibles, même si, par exemple, les jeux du studio From Software, notamment ceux de la série Dark Souls, font exception.
Chacun a sa marque de fabrique. Par contre, avoir une personnalité dans le game design, à part quelques exceptions, je pourrais pas dire. Aujourd’hui, c’est pas quelque chose de très personnel. Dans le style, dans la charte graphique, oui, mais dans le game design…
La nouvelle règle du jeu
Le processus créatif d’un jeu vidéo est constamment en tension entre le projet d’une personne et la nécessité de faire collaborer un groupe pour le réaliser.
Le game designer “porte” le jeu et est le garant de ce que le jeu transmet en termes d’expérience et de discours. C’est donc lui qui est visé lorsque l’on accuse le jeu d’être idéologiquement marqué - la question restant de savoir si le game designer a inclus ce contenu consciemment ou non.
Les modes de fabrication d’un jeu suivent des modèles artisanaux, même quand la production d’un jeu nécessite la collaboration de plusieurs centaines de personnes.
Dans les grandes productions, la place centrale du game designer est souvent menacée, au risque de créer des jeux sans identité forte.