La constitution du jeu vidéo comme objet scientifique

Compte-rendu et synthèse des entretiens

Quand on parle du jeu vidéo comme objet scientifique, on pointe deux questions. La première est : qu’a dit la recherche scientifique du jeu vidéo ? La seconde : comment l’université française s’est-elle saisie de cet objet, sous quelles modalités ?

La légitimation du jeu vidéo comme objet de recherche

L’université française s’est intéressée très tard à la question des jeux vidéo. Alors que les pratiques massives du jeu commencent dès les années 1980, il a fallu attendre les années 2000 pour que se multiplient les publications sur la question. Absence de publications qui signifiait également absence de “autorité scientifique légitime pour valider ou non pour valider ces travaux” pour reprendre l’expression de Laurent Trémel. De fait, pendant longtemps, le jeu vidéo n’a été ni un objet légitime de recherche, ni un objet de recherche tout court. Les premières publications “inaugurales” dans chaque domaine de recherche (philosophie, sociologie…) s’apparentent ainsi à des essais qui osent nomme le jeu vidéo comme objet de recherche, et qui tentent de poser les termes du débat de manière nouvelle.

Du coup, il y a une vraie spécificité de ce travail pour moi, parce qu’il a pas dû passer par la validation par les pairs. Si j’avais dû travailler sur les jeux vidéo, à cette époque-là, disons 2009, dans un cadre universitaire normal, j’aurais dû formater mon sujet de tout autre manière. J’aurais dû parler, je ne sais pas, du récit interactif, j’aurais tout fait pour éviter le mot jeu vidéo, et j’aurais dû prendre une espèce de voie, de dissimuler et aussi de transformer mon objet. Donc là, j’ai vraiment pu m’intéresser aux expériences de jeu, de manière un peu naïve dans mon premier travail, mais ce que j’aurais jamais fait dans un cadre universitaire classique.

Mathieu Triclot

Dès lors, les premiers chercheurs à travailler sur la question du jeu vidéo sont ainsi amenés à s’employer à légitimer leur objet de recherche, face à l’incompréhension de leurs collègues. Le facteur principal du manque de recherche sur le jeu vidéo est en effet un facteur générationnel. Une grande partie de l’université ignorait tout simplement tout du médium. Ce sont d’ailleurs les chercheurs issus de disciplines comme l’information-communication (Fanny Lignon), la sociologie du jeu (Vincent Berry), les cultural studies (Marion Coville)... qui avaient naturellement à s’intéresser au jeu vidéo qui s’en sont saisi les premiers. Utiliser le jeu vidéo comme entrée pratique d’enseignement dans des TD (pour Mathieu Triclot) ou des IUFM (pour Fanny Lignon) a également été un moyen de s’intéresse au médium et de développer ensuite un discours de recherche plus théorique.

Ma première communication en colloque, autour de 2000, c’était sur Tomb Raider. [...] Je vois que les profs ne savaient pas trop de quoi je parlais, mais écoutaient poliment. Et puis derrière, je vois les étudiants qui commencent à avoir de grands sourires, à bouger un peu sur leurs chaises. Et puis à la fin, je vois que visiblement j’avais touché une partie du public et pas l’autre. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à creuser.

Fanny Lignon

PAu delà de la simple méconnaissance, de nombreuses disciplines ont eu et continuent d’avoir de franches réticences à s’emparer du sujet : philosophie, géographie, muséologie… Face à ces réticences, les chercheurs doivent se livrer à un véritable travail permanent de légitimation de leur objet au sein de l’université dans le cadre de leurs études. Si ces études sont acceptées par leurs pairs, cette acceptation va rarement de soi, surtout dans ces disciplines où le jeu vidéo ne va pas de soi non plus.

Hovig Ter Minassian, géographe, tu travailles sur le jeu vidéo, tu dois te justifier. Et tu es toujours ramené vers autre chose, parce que tes dynamiques de labo t’amènent vers autre chose. Mathieu Triclot, idem, [...] la pente naturelle m’amène pas à fortifier cette dynamique de recherche-là.

Mathieu Triclot

Dès lors, certains chercheurs, qui sont eux-mêmes joueurs par ailleurs, en viennent à étudier le jeu vidéo dans un but de légitimer l’objet. C’est ce que pointe Laurent Trémel. La légitimation de l’objet devient l’objet réel de leurs recherches sur le jeu vidéo, dans le but double de répondre à l’image médiatique négative du jeu vidéo, telle qu’elle était communément répandue dans les années 2000, et de conforter le jeu vidéo comme objet de recherche légitimé. Certaines publication au retentissement médiatique fort, à la fois du côté de l’université comme du côté du grand public, ont servi à ces chercheurs d’argument pour asseoir leur légitimité.

Si [Philosophie des jeux vidéo] a marché, c’est qu’il tombait à un moment où les gens avaient une certaine attente de légitimation de l’objet. Et il a pu servir à ça, même si ce n’était pas du tout, ni mon but, ni mon process théorique.

Mathieu Triclot

La construction d’un (ou de) nouveau(x) champ(s) de recherche

Games Studies? à la française (Rencontre organisée par l'OMNSH, édition 2012)

L’université française commence peu à peu à créer un nouveau champ de recherche en sciences humaines. Des recrutements symboliques ont lieu : Alexis Blanchet recruté comme enseignant-chercheur dans la catégorie Jeux vidéo à l’Université Paris-3 ; Sébastien Genvo, premier professeur des universités, spécialisé dans les jeux vidéo.

- Pour moi, c’est un signe, qui montre que l’université bouge. Bien sûr aussi la création de départements, d’unités d’enseignements où il en est question, et le fait de recruter quelqu’un c’est une forme de pérennisation.

Fanny Lignon

La question qui se pose pour les acteurs rencontrés reste cependant celle de la structuration de ce nouveau champ. Les chercheurs en jeu vidéo ne disposent pas d’un domaine réservé, comme dans le cas des études filmiques, et doivent adopter un modèle de fonctionnement similaire à celui des studies anglo-saxonnes pour travailler ensemble, de manière transdisciplinaire, chaque chercheur apportant sa méthodologie et ses problématiques propres. De nombreux chercheurs en jeux vidéo plaident donc pour la création de game studies à l’anglo-saxonne… mais avec une spécificité française. Mathieu Triclot a ainsi plaidé pour la construction de play studies et a pu créer l’ANR Ludespace, afin de s’intéresser aux pratiques des joueurs et à l’expérience de jeu, plutôt qu’à la simple étude des règles du jeu : c’est ce que recoupe l’opposition anglaise entre play et game.

Le programme de recherche a été mené en grande partie, et on a eu l’ANR Ludespace avec les gens à l’époque, du labo junior de l’ENS, les géographes Hovig Ter Minassian et Samuel Ruffat, le sociologue Manuel Boutet, Vincent Berry, Samuel Coavoux, qui sont tous en socio… et Isabelle de Carvajal… Donc on a monté ce projet-là, et sur l’étude des pratiques de jeu et sur l’étude des joueurs. Et on a considérablement avancé dans cette direction.

Mathieu Triclot

On remarque cependant que la structuration du champ de la recherche a atteint une “situation de plafonnement” comme le dit Mathieu Triclot, après plusieurs années de progression importante. Il regrette en effet l’absence de continuité dans le financement des travaux de recherche sur le jeu vidéo, qui empêche une accumulation des savoirs, hormis dans quelques rares pôles de recherche à l’Université de Lorraine autour de Sébastien Genvo, ou au sein du laboratoire du jeu de l’université Paris-13 à Villetaneuse, avec Vincent Berry et Vinciane Zabban. Mais surtout, il pointe un effet pervers du fossé générationnel entre les jeunes maîtres de conférence spécialisés dans le jeu vidéo et les plus âgés professeurs des universités, qui ne le connaissent. Seuls ces derniers sont en effet habilités à diriger des thèses, et ils ne vont que difficilement diriger des thèses sur le jeu vidéo. Dès lors, la constitution d’un cercle vertueux d’accumulation des connaissances est empêchée, et le jeu vidéo ne peut que difficilement vivre comme objet de recherche.

Un des problèmes aujourd’hui de la recherche dans le jeu vidéo, en France, dans le monde francophone, c’est l’absence d’accumulation, de structures institutionnelles qui permettent que les travaux précédents sont connus par les nouveaux entrants dans le champ, et où on a quelque chose comme un ou des paradigmes dans lesquels on peut se situer. Enfin, un champ. On a un truc trop faible et trop superficiel, là.

Mathieu Triclot

Par ailleurs, le système français ne se prête que difficilement à un fonctionnement en studies. Et dans un système de pénurie économique de l’université française, c’est bien souvent aux chercheurs eux-mêmes de créer des forums de rencontre, plus ou moins externes à l’université. L’OMNSH, l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines, est ainsi un collectif associatif d’une centaine de chercheurs, hors des labos de recherche et des universités, qui vise à créer des espaces de rencontre pour les chercheurs et les doctorants. D’autres structures, plus ou moins liées à la fois au monde de la recherche et au milieu des créateurs de jeu vidéo sont mises en place, comme le Game Lab, auquel participe Alexandre Vaugoux, une division du CRI (Centre de Recherches Interdisciplinaires), financé par la fondation Bettencourt, les universités Paris Descartes et Paris Diderot, et l’Inserm. Néanmoins, cette extériorité des lieux de rencontre participe également d’un maintien de l’objet jeu vidéo à l’écart des préoccupations des l’université française.

Il y a quelques tables rondes qui se montent, mais en même temps, je ne suis pas persuadé que les chercheurs en jeu vidéo aient une visibilité folle. Autant dans le domaine de la biologie, de la physique, de la chimie, tu as vraiment tout un travail de vulgarisation scientifique qui a été mis en place [...] Mais la médiation des sciences humaines et sociales, c’est vide.

Marion Coville

Dans les milieux de l’ingénierie, les laboratoires de recherche existent également, notamment au sein du laboratoire CEDRIC du CNAM. Il s’agit de recherche appliquée, qui ne se fait pas sur les jeu vidéo en tant que tels, mais sur des systèmes qui peuvent être appliqués au jeu vidéo. Néanmoins, là encore, le médium souffre d’un manque de légitimité. Il est souvent nécessaire de requalifier l’objet du projet de recherche afin d’obtenir des financements.

Dès que tu dis que c'est pour les paraplégiques, tu as des sous. Mais si tu dis que c'est pour les jeux vidéo, tu as pas de sous.

Éric Leguay

L’objet jeu vidéo

Capture d'écran d'un jeu de Spider Solitaire (2016)

Qu’est-ce que le jeu vidéo ? Sans entrer dans une tentative de définition du médium, on peut voir là un premier point d’opposition entre les différents acteurs issus des sciences sociales, qui explique certaines prises de positions ultérieures antagonistes. L’alternative est la suivante : ou bien le jeu vidéo est pris selon une définition “essentialiste”, selon laquelle il correspond à l’ensemble des dispositifs ludiques électroniques basés sur un principe d’interaction. C’est là la position de Mathieu Triclot et avec lui de l’ANR Ludespace, de Samuel Coavoux, de Vincent Berry… et c’est ce qui leur permet de dire que la pratique du jeu vidéo est “massive”, avec plus de 60% de la population ayant joué à un jeu vidéo sur les 6 derniers mois, même si cette même population ne se considère pas comme joueuse de jeux vidéo, mais joueuse de jeux sur smartphone par exemple.

L’exemple [du jeu vidéo le plus joué au monde], c’est le Solitaire. Si on ne devait étudier qu’un seul jeu vidéo aujourd’hui, il faudrait étudier le Solitaire. Et donc laisser toutes ces millions d’études sur World of Warcraft, Dark Souls, et compagnie.

Mathieu Triclot

Ou bien le jeu vidéo est compris selon une définition sociale, et le jeu correspond alors à ce à quoi joue la personne dont on dit qu’elle joue aux jeux vidéo. Le jeu vidéo est alors réduit aux jeux sur consoles ou sur ordinateur. Dès lors, la pratique est bien plus restreinte, devient fortement masculine et plus jeune. C’est là la position de Laurent Trémel, ou de chercheuses comme Fanny Lignon, qui s’intéressent aux représentations véhiculées par les jeux vidéo grand public. Laurent Trémel considère ainsi le discours décrivant la pratique du jeu vidéo comme massive et paritaire entre les genres comme un moyen de légitimer le médium jeu vidéo, de la part de l’industrie et de certains chercheurs qui souhaitent défendre leur médium culturel de prédilection.

C'est peut-être ça qui est le plus problématique au niveau scientifique, c'est-à-dire qu'il y a eu des études plus ou moins commanditées directement ou indirectement par l'industrie des jeux vidéo qui ont, sous la forme d'artefacts statistiques, augmenté de manière significative la moyenne d'âge des joueurs de jeux vidéo.

Laurent Trémel

Capture d'écran d'un raid dans le jeu World of Warcraft (2016)

Il est intéressant de constater que ces deux visions du médium se rejoignent sur un point : la critique des games studies et de leur approche du jeu vidéo. Dans les deux cas, il est critiqué le fait que ces games studies ne traitent le jeu vidéo que sous l’angle des jeux qui sont joués par les chercheurs, principalement World of Warcraft, ce qui fausse totalement la compréhension du médium.

Samuel Coavoux avait fait une revue de littérature en regardant les jeux cités dans les articles des games studies. [...] Il comparait les jeux cités effectivement dans la littérature aux jeux réellement pratiqués… Et on voit qu’il y a un écart juste absolument considérable, et qu’en réalité les chercheurs étudient, sous les noms d’études de jeux vidéo, étudient leurs propres pratiques.

Mathieu Triclot

Et par conséquent ils [les représentants des games studies] ont développé des méthodologies dites qualitatives, dites compréhensives [...] où ils ont plutôt tendance à montrer des joueurs de jeux vidéo comme des individus maîtrisant le second degré, capables de critique par rapport au jeu, c'est-à-dire au bout du compte je pense des individus socio-culturellement très proches d'eux-mêmes, en occultant de ce fait d'autres types de pratiques.

Laurent Trémel

De même, ces deux positions pointent le rôle plus ou moins conscient qu’ont eu ces études dans le processus de légitimation de l’objet jeu vidéo, à la fois au sein et hors de l’université. Le jeu vidéo n’est pas un jeu d’enfant désocialisé et rendu violent, mais un loisir démocratisé et intelligent, propre à développer les capacités cognitives et sociales. Par la même occasion, le joueur-chercheur se retrouve valorisé dans sa pratique jusque lors décriée.

Je pense que les MMORPG ont été aussi importants dans la légitimation des jeux vidéo [...] parce que ça permettait de dire : ah mais regardez, en fait, ces pauvres joueurs, avachis devant leurs écrans, ils sont sociaux, ils sont sociables, ils sont pas désocialisés, ils ont des sociabilités en ligne. Alors vous imaginez c’est génial, si vous êtes sociologue, vous pouvez aller étudier les sociabilités en ligne, c’est cool. Alors que c’était une pratique CSP+, ultra minoritaire parmi toutes les pratiques, mais elle a joué un rôle symbolique extrêmement important dans le discours de légitimation autour des jeux

Mathieu Triclot

Je pense que ça a pu créer un genre de biais dans un certain nombre d'approches dans la mesure où ces personnes ont tenu à se démarquer d'études critiques sur les jeux vidéo sans doute dans lesquelles ils ne se reconnaissaient pas en tant qu'acteurs, en tant que joueurs de jeux vidéo, et pour certains d'entre eux ils n'ont eu de cesse de remettre en cause l'image du joueur du jeu vidéo [...] Je pense qu'ils ne se reconnaissaient pas notamment dans la vision de jeunes adultes potentiellement amenés à jouer à des jeux vidéo pour compenser une situation sociale problématique.

Laurent Trémel

Néanmoins, ces deux positions sociologiques ne s’opposent pas que sur la définition de l’objet jeu vidéo. Elles se proposent également des projets de recherche très différents. La position défendue par Laurent Trémel, minoritaire et héritée du début des recherches en jeu vidéo en France dans les années 1990, consiste à promouvoir une analyse critique issue du structuralisme et du marxisme : quelles sont les logiques sociales conduisant à jouer aux jeux vidéo, quelles sont les mécaniques idéologiques diffusées par l’industrie des jeux vidéo ? Le jeu vidéo est en effet un produit aux contenus idéologiques très marqués par le néolibéralisme états-unien, et un mode de vie WASP. La position dominante actuelle vise plutôt à étudier les expériences et les pratiques autour du médium vidéoludique, en ne gardant d’une perspective critique qu’une “approche bourdieusienne classique.”

C’est le discours récurrent de Laurent Trémel, de dire ça, qu’il manque une sociologie critique, et effectivement, là-dessus, il y a eu un tournant des instruments théoriques. Avec de notre côté, sur le versant socio-anthropo, soit une approche, très éthno, soit une approche de sociologie de la culture bourdieusienne classique. Ce qui n’est pas ce que Trémel avait en tête, de ce que je comprends de ce qu’il souhaitait faire. Il voulait une étude critique du contenu idéologique dans les jeux vidéo, et du mode de production.

Mathieu Triclot

La nouvelle règle du jeu

L’objet jeu vidéo reste en voie de légitimation dans l’université française : les progrès accomplis se heurtent toujours à une inertie structurelle.

Le jeu vidéo est en train d’acquérir sa légitimité dans l’université française mais le fossé générationnel est encore présent et peine à être comblé.

La division disciplinaire de l’université française et son déficit de financement entrave la constitution d’un champ de recherche dynamique.

L’objet jeu vidéo est dans un travail constant de redéfinition conceptuelle. En France, les sciences humaines l’envisagent actuellement plutôt sous l’angle d’une définition très large et dans une perspective d’étude des pratiques et des représentations.


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