Le soutien des institutions à l’industrie du jeu vidéo
Compte-rendu et synthèse des entretiens
Par l’intérmédiaire du CNC, de l’Union Européenne, et des collectivités locales, la France soutient activement l’industrie du jeu vidéo, après des années de vaches maigres au début des années 2000, qui ont failli détruire le secteur dans le pays. La création de l’ENJMIN, l'École Nationale du Jeu et des Médias Interactifs et Numériques en 2005, a été un symbole de ce soutien institutionnel nouveau.
Les subventions à l’industrie du jeu vidéo
Le Conseil National du Cinéma
Les subventions, le CNC en donne, l’Europe en donne, les régions en donnent. La France n’est pas avare de subventions.
Le soutien économique de l’Etat français à l’industrie du jeu vidéo provient principalement des aides du CNC. Celles-ci sont aujourd’hui indispensables à tous les studios de développement de petite et moyenne tailles, et leur permettent de survivre en France, sans songer à s’expatrier dans des pays plus avantageux fiscalement - malgré un délai d’attribution souvent très long, de plus de 6 mois, peu cohérent avec les vitesses de fonctionnement du secteur. Le CNC soutient aujourd’hui la production à hauteur de 20% via un crédit d’impôt, et rajoute également des aides pouvant aller jusqu’à 400 000€. Des aides juridictionnelles et opérationnelles sont également proposées. Le fonds européen Europe Média Créative est inspiré du système français et propose de même des subventions. Les collectivités locales, les régions, les pôles de compétitivité complètent le système de financement : par exemple, le pôle de compétitivité francilien Cap Digital comporte en son sein une structure de financement du jeu vidéo Capitale Game.
Aujourd’hui on a un certain nombre d’aides dans l’industrie sans lesquelles nous n'existerions pas puisque le CNC, à travers le crédit d’impôt jeu vidéo, soutient la production à hauteur de 20 %. Donc sans ça il serait extrêmement difficile pour nous de convaincre des éditeurs, de convaincre des business angels de financer ce qu’il reste à financer, c’est-à-dire les 80 % . C’est quelque chose de très attractif, c’est quelque chose de très important, c’est un vrai soutien pour cette industrie et sans cela, cette industrie en France n’existerait pas.
Ces aides ne sont pas attribuées sans condition. Outre l’obligation morale de finir son jeu - qui conditionne également l’éligibilité future à de nouvelles subventions, le créateur de jeu doit monter pour le CNC un dossier financier et artistique qui sera étudié en comités d’évaluation, par des acteurs du secteur de l’industrie. Europe Média Créative demande de remplir un formulaire d’auto-notation avec un barême sur 16 points, qui prend en compte les questions de la violence et de la reprise du patrimoine européen et français. Ces points sont censés être des conditions sine qua non pour l’obtention des subventions.
Maintenant, les jeux sont violents, les jeux osef [s’en foutent] du patrimoine et tout le monde baratine pour avoir le budget, c’est tout.
Ils sont en fait surtout le moyen qu’a trouvé la France pour pouvoir subventionner l’industrie du jeu vidéo sans enfreindre les règles communautaires. En effet, la subvention d’un secteur de l’industrie national est interdit par Bruxelles. Le fait de choisir un modèle de subvention via le CNC, sur le modèle du soutien à l’industrie du cinéma, permet de soutenir l’industrie du jeu vidéo au titre de l’exception culturelle et non de son importance économique. Le CNC et l’Etat français ont ainsi été amenés à mettre en place des critères “culturels” pour justifier le soutien à l’industrie du jeu vidéo. L’Etat français a ainsi très tôt milité pour la reconnaissance culturelle du jeu vidéo.
Il y a cette astuce qu’utilise le CNC et qui est souvent remise en question à Bruxelles, tous les 4 ou 5 ans, de dire “on ne finance pas une industrie, on finance une exception culturelle, comme le cinéma, et on va alimenter cet art, cet objet culturel”.
Néanmoins, les aides proposées ne financent pas toute la création vidéoludique, mais seulement la création vidéoludique provenant des entreprises. Impossible pour un individu ou pour une association à but non lucratif de bénéficier d’aides du CNC - ils pourront au cas par cas bénéficier d’aides régionales.
Rien que le fait d’avoir cette barrière à l’entrée montre que il y a une certaine hypocrisie au soutien d’un objet culturel, artistique, ou quoi que ce soit. On finance quand même un certain type de structure, qui permet de viser comme ça une industrie. C’est très très discutable.
De même, les aides du CNC ne financent que des jeux “classiques”, c’est-à-dire utilisables sur consoles ou sur ordinateur et contrôlables grâce à un clavier, une souris, ou une manette de jeu. Les jeux avec des contrôleurs et des modes d’interaction alternatifs, les jeux de taille réelle doivent trouver des modes de financement alternatifs… voire abandonner la dénomination “jeu vidéo”.
Globalement pour le moment la manière de vendre des jeux à contrôleur alternatif c'est de pas les vendre comme des jeux en fait. C'est de les vendre comme des œuvres artistiques qui toucheront un public différent, mais je pense que globalement le mot jeu vidéo reste un gros mot.
La question de la régulation
Les nouveaux locaux de l'ENJMIN
Aujourd’hui, contrairement à d’autres milieux artistiques comme la musique, le secteur du jeu vidéo est peu régulé, et les acteurs que nous avons interrogés tiennent à conserver cette marge de manoeuvre. La régulation peut s’entendre au sens économique et au sens du contenu. Concernant la régulation économique, les acteurs interrogés se félicitent de l’absence de syndicats semblables à la Sacem. Les associations professionnelles défendent cette indépendance, et s’opposent à toute velléité de législation qui viendrait compromettre un secteur économique à la fois lucratif et fragile.
Vivons heureux vivons cachés. Aujourd’hui on est un secteur d’activité avec une marge formidable. C’est-à-dire, que quand on vend un jeu 10€ sur Steam, on a 7€ dans la poche. Et il y a pas de syndicats, de cotisations, de droits, de Sacem qui nous fait chier […] Et aujourd’hui cet âge d’or existe aussi parce qu’il n’y a pas cette législation. Mais évidemment, comme il y a beaucoup d’argent elle va tarder à arriver, et ce jour-là je ferai peut-être autre chose.
La régulation des contenus est liée aux polémiques médiatiques régulières sur le contenu violent, addictif ou sexiste des jeux vidéo. La dernière tentative de régulation en date est celle portée par la députée PS Catherine Coutelle visant à ôter les subventions aux jeux jugés sexistes. Celle-ci proposait d’ajouter dans une proposition d’amendement à la loi numérique la nécessité que les jeux ne soient pas sexistes pour profiter du crédit d’impôt, en plus d’être respectueux de la culture européenne, et peu violents, afin de lutter contre les stéréotypes de genre et d’ouvrir plus le secteur économique aux emplois féminins. Cette proposition, finalement retirée, a suscité des levées de bouclier de la part de l’ensemble des acteurs du secteur, et notamment ceux que nous avons interrogé.
On eu droit à des coups de fil, nombreux, soit de journalistes, Le Monde, Libé, Les Inrocks, le syndicat des jeux vidéo, avec des argumentaires que j'ai trouvé extraordinaires me disant d'abord "pourquoi vous nous attaquez ?" Je dis "on ne vous attaque pas, il y a un crédit d'impôt, on y met des règles". [...] Sauf que ça les dérangeait quand même fortement.
Vouloir dire que la femme est maltraitée dans un jeu… Comment le définir ? Comment avec un personnage on va faire passer une émotion qui va derrière essayer de prouver le contraire ? C’est très difficile de créer des règles pour essayer de mettre en place une espèce de censure, parce que c’est vers ça qu’on va. Moi je serais plutôt contre. Tout à fait contre.
La régulation des contenus est liée aux polémiques médiatiques régulières sur le contenu violent, addictif ou sexiste des jeux vidéo. La dernière tentative de régulation en date est celle portée par la députée PS Catherine Coutelle visant à ôter les subventions aux jeux jugés sexistes. Celle-ci proposait d’ajouter dans une proposition d’amendement à la loi numérique la nécessité que les jeux ne soient pas sexistes pour profiter du crédit d’impôt, en plus d’être respectueux de la culture européenne, et peu violents, afin de lutter contre les stéréotypes de genre et d’ouvrir plus le secteur économique aux emplois féminins. Cette proposition, finalement retirée, a suscité des levées de bouclier de la part de l’ensemble des acteurs du secteur, et notamment ceux que nous avons interrogé.
L'enseignement et la formation au jeu vidéo
Il y a deux grandes écoles de jeu vidéo en France : Supinfogame à Valenciennes, et l’ENJMIN à Angoulêmes.
L’ENJMIN, qui dépend du CNAM, est une école spécifique dans le paysage de l’enseignement supérieur français dans le jeu vidéo. C’est la seule école publique spécialisée dans le jeu vidéo. Plusieurs masters universitaires existent également, ainsi que de nombreuses écoles privées. L’ENJMIN tient à marquer sa différence par rapport aux écoles privées. Elle tient à défendre et à enseigner la créativité au sein du jeu vidéo, se plaçant ainsi dans la continuité de la vision d’un jeu vidéo partie de l’exception culturelle, promue par l’Etat français. Cela ne veut pas dire que l’industrie n’y enseigne pas : 50% de la maquette est constituée d’intervenants professionnels. De plus, ce sont les syndicats professionnels du secteur, le Sell et l’APOM (futur-SNJV SNJV) qui sont allés militer auprès de l’Etat au début des années 2000 pour faire du DESS d’Angoulême d’alors la future école nationale du jeu vidéo.
En tant qu’école publique, je considère que mon rôle c’est pas uniquement de faire de bons techniciens. [...] Il faut que de temps en temps je pousse à ce qu’il y ait l’émergence de choses qui vont amener selon qu’on soit de gauche ou de droite à une grande créativité artistique ou au démarrage de startups sur des modèles non-conventionnels. (rires)
L’ENJMIN, l’Ecole Nationale du Jeu et des Médias Interactifs et Numériques, ne forme pas qu’aux métiers du jeu vidéo. L’importance du secteur en termes d’emploi est trop faible pour justifier la création d’une école publique. Cependant, l’importance que prend la grammaire vidéoludique dans le milieu des communications : média, publicité, institutions, politique… permet à l’école de trouver sa raison d’être politique et ses financements.
Même si on regarde dans le contexte mondial, [l’industrie du jeu vidéo] c’est une industrie à forte valeur ajoutée mais qui emploie très peu de gens.
Les écoles privées multiplient dans le même temps des formations dédiées au jeu vidéo, qui attirent les étudiants actuellement, au risque de saturer le marché de l’emploi. Ces écoles, même les plus connues et réputées, comme Supinfogame, mettent l’accent bien plus sur le côté industriel de la création de jeux vidéo. Leurs relations avec les grands industriels sont en général très fortes.
Vis-à-vis des écoles, il y a trop d’écoles. Parce que ça fait rêver plein de gamins, le jeu vidéo. Et les écoles ont des problèmes de recrutement. Donc tu rajoutes “jeu vidéo”, et tu as 100 gamins qui se ramènent. Et les parents paient, parce que souvent les écoles sont privées.
La nouvelle règle du jeu
La reconnaissance culturelle du jeu vidéo en France est à géométrie variable, elle le fruit d’une entente entre les industriels du secteur et l’Etat.
La France a fait en sorte d’intégrer le jeu vidéo dans l’exception culturelle afin de pouvoir financer un secteur industriel créateur de valeur. Mais ce faisant, elle a négligé les modes de création vidéoludique alternatifs.
Le secteur du jeu vidéo est opposé à tout velléité de régulation du secteur, et fait peser l’argument de l’auto-régulation et de son poids économique à chaque tentative institutionnelle de législation.
L’ENJMIN, école publique du jeu vidéo, reflète ce double engagement, pour le jeu vidéo comme exception culturelle, mais aussi pour l’industrie vidéoludique comme création de valeur majeure pour le pays.