Vous découvrez que Julie visitait de nombreux sites jihadistes et ne souhaitez sans doute pas que ces données restent accessibles en ligne ! Votre Julie n’était peut-être pas celle que vous croyiez…
Les identités numériques peuvent différer de l’identité physique. Comme il n’existe pas à proprement parler de définition de l’identité numérique dans le droit nous nous cadrerons à la définition donnée par Frédéric Cavazza. Ce dernier nous rappelle de ne pas confondre « e-réputation » et « identité numérique », bien que les deux termes soient proches et souvent confondus.
Voici ce que Frédéric Cavazza nous explique dans son article “Qu’est-ce que l’identité numérique?”: « L’identité d’une personne est le fondement de l’existence de sa personnalité juridique dans notre société. À l’inverse, dans le monde virtuel, aucune autorité n’intervient dans l’attribution d’une identité. C’est à nous, pour exister virtuellement, de nous créer ce qu’on appelle « une identité numérique » composée le plus souvent d’un compte personnel, de son mot de passe et d’une adresse email électronique ».
Julie semble avoir construit une identité numérique que vous ignioriez. Cette identité jihadiste vous effraie, ce qui explique le secret qui l’entoure. Cette modalité n’est pas spécifique à Internet, d’ailleurs Claude Dubar distingue deux composantes de l’identité sociale : “l’identité pour soi”, que l’on construit soi-même en fonction de nos expériences, et “l’identité pour autrui” que l’on construit pour renvoyer une certaine image aux autres. Par exemple, Julie ne se comportait pas de la même façon face à vous et face à ses confrères jihadistes. De plus, elle ne donnait pas les mêmes choses à voir sur un réseau social tel que Facebook que sur un réseau professionnel comme LinkedIn.
L’identité, qu’elle soit déployée en société ou sur Internet, a plusieurs dimensions et est plurielle. Une identité virtuelle n’en est pas moins bien réelle, comme nous l’a rappelé Benoit Thieulin, pour qui il faut être vigilant avec l’usage des termes “virtuel” et “réel” : “Vous allez parfois continuer d’avoir un rapport anonyme avec une présence dans une communauté qui va pourtant être bien réelle, va être forte, mais ne va pas nécessairement sortir du monde numérique et va rester confinée dans cet espace. Et on voit bien que vous constituez une vraie identité, une identité qui va plutôt être confinée dans l’espace et qui ne va pas être forcement directement en lien, en tout cas de manière visible, publique avec votre identité dite réelle. « Dite » réelle parce que ces mots « réel », « virtuel » sont des faux amis, puisque lorsque vous êtes très actif dans un forum ou dans un espace dans lequel vous allez échanger, vous allez constituer une vraie identité avec des vraies actions, des vrais comportements que vous avez.”
Pour clarifier tout cela, Dominique Cardon a proposé une typologie des différentes formes de présence en ligne sur le web, dans son essai Le design de la visibilité:
- l’identité civile correspond à l’âge, le sexe, les caractéristiques physiques, l’éducation, la profession, les indicateurs psychologiques, le statut patrimonial, la localisation.
- L’identité agissante correspond aux engagements sociaux, aux pratiques amateurs, aux communautés d’intérêts, aux statuts/tweets, au réseau professionnel, aux goûts, passions, aux amis online.
- l’identité virtuelle correspond aux scripts, buildings, contenus autoproduits, aux indicateurs de réputation, aux avatars, aux fans fictions, aux personnages d’emprunt, aux caractères jeux online
- l’identité narrative correspond aux surnoms, journal intime, au “moi caché”, à l’introspection, aux amis offline, au récit de sa vie quotidienne, à la famille, aux photographies de la vie quotidienne, aux pseudos
Dans le cas de Julie, ces informations que vous venez de découvrir peuvent entâcher sa réputation, et même la vôtre. Vous décidez donc de les supprimer. Or, peut-on réellement parler de suppression des données ?
Louise Merzeau insiste beaucoup sur ce point dans ses études : aujourd’hui avec l’avènement du numérique, “On ne peut plus ne pas laisser de traces, même si elles sont de natures nouvelles, maintenant on ne peut plus disparaitre. Il y a une notion d’inversion entre mémoire et oubli, car jusqu’à l’avènement du numérique, l’Homme devait faire des dépenses et des investissements pour laisser une trace (la peur était l’oubli avec la mort) or avec le numérique, les techniques sont dorénavant développées pour le droit à l’oubli, pour pouvoir être oublié.”
La nécessité d’un droit à l’oubli en Europe a été évoquée officiellement pour la première fois en 2012, lors d’un discours de la vice-présidente de la Commission de l’Union Européenne. En France, ce droit a été introduit dans l’article 32 du projet de loi pour une République Numérique présenté en septembre 2015 par la secrétaire d’Etat chargée du numérique Axelle Lemaire, toutefois en France il ne concerne que les mineurs.
L’objectif d’un droit à l’oubli pour les mineurs est de permettre l’effacement des traces numériques compromettantes. Si l’on veut être bien précis, Louise Merzeau incitait à parler davantage d’un droit au déréférencement. En effet sur le net l’effacement n’existe pas: elle parle d’ “Illusion de l’effacement des traces qui est impossible, c’est presque de l’escroquerie de la part des entreprises qui disent qu’elles peuvent effacer les traces une fois qu’on est entré dans le réseau planétaire.”
Il faut parler de déréférencement des données : Le 13 mai 2014 est publié un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) sur le droit au déréférencement. Il fait suite à l’affaire Google Spain : un citoyen espagnol avait demandé le déréférencement de certaines informations le concernant et nuisant à sa vie privée. Après refus de sa demande auprès de Google Spain, puis de Google Inc. il a porté l’affaire devant la CJUE, et obtint gain de cause. En parallèle du processus judiciaire, les Institutions législatives européennes ont aussi oeuvré progressivement à l’instauration de ce droit à l’oubli.
C’est maintenant chose faite, en janvier 2018 sera promulgué un règlement sur la protection des données dont l’article 17 reconnaît un « droit à l’oubli ». Chacun peut demander l’effacement des données qui le concernent. Effacer les données compromettantes de Julie semble compliqué. Le droit à l’oubli, même s’il peut porter à confusion, parle bien d’un déréférencement et non d’une suppression des données. La véritable solution pour éviter ce genre de problème pour le Père Frédéric Louzeau, philosophe, théologien et investi dans le département de recherches sur le numérique au Collège des Bernardins, est de “Produire des traces sensées, organisées. Il faut développer une présence numérique enseignée pour savoir écrire et publier en ligne, apprendre à déposer ces traces dans certains espaces, apprendre à les partager, à les valoriser, les archiver : c’est cette identité que je reconnais, que je valide, que j’assume.”
Philippe Gosselin appuyait fortement ce propos, pour lui le projet de loi manque de réforme d’éducation au numérique : “Tout cela, c’est l’éducation numérique au sens large, pas seulement apprendre à cliquer pour effacer, et sans avoir en plus toutes les garanties que ce soit réellement totalement effacé. Bon ce sont des réponses non abouties, incomplètes, et à confirmer, donc je ne pense pas qu’il y ait une loi sur le numérique qui règlerait toutes ces questions définitivement. Je pense qu’il faut avoir des rendez-vous réguliers, et s’adapter. C’est propre à la loi de savoir s’adapter. On peut fixer de grands principes, mais là on n’a pas fait une Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen numérique.”