Mémorialiser la page Facebook de Julie n’est pas la seule façon de lui rendre hommage en ligne. Il est possible qu’un ami de Julie, que vous ne connaissez pas par ailleurs, ait créé un groupe Facebook public en sa mémoire. Partie intégrante du deuil, la commémoration accompagne l’oubli de la personne, ou du moins l’acceptation de sa disparition. Que ce soit pour l’Histoire collective ou personnelle, nous avons besoin d’effectuer un tri sélectif : savoir ce que l’on oublie et savoir ce que l’on se remémore. Un stock illimité de données reviendrait à nier la conscience de la mémoire.
Même si le deuil diffère d’une culture à une autre (par exemple certaines cultures encouragent à effacer toutes traces du défunt), se souvenir, parler du défunt sont des éléments extrêmement importants dans le processus de deuil “naturel” occidental.
Selon Magali Montu, ces éléments ont beaucoup évolué durant cette dernière décénnie :“Les personnes considèrent la mort comme une question intime, privée, qu’on ne partage pas beaucoup. On ne met plus des signes des obsèques à venir dans un immeuble, chose qui se faisait avant, on ne met plus les faire parts… Enfin tous ces éléments de rendre public la peine et la disparition se réduisent.”
Selon elle, le caractère public ou privé de la mort et des obsèques varie en fonction des époques : “On peut dire que c'est devenu moins public à partir du moment où il y a eu moins de morts collectives. Dans un pays en guerre, le rapport à la mort n’est pas du tout le même. On a tendance à oublier ça. Quand on échange avec des personnes un peu plus âgées qui ont connu un contexte de mort fréquente, ils disent "non avant c'était pas privé"".
Néanmoins aujourd’hui, avec le net qui réouvre les frontières de l’intimité, on retrouve une dimension publique à la mort : selon le professeur Tony Walter de l’université de Bath, spécialisé en Death Studies, à l’heure du numérique, la mort est à nouveau un évènement public, autour duquel la communauté s’exprime.
Avant on allait à la paroisse pour entretenir ce lien social, et comme cela disparaît on cherche de nouveaux moyens. Dans le partage sur les forums ou blogs, on retrouve une certaine dimension de ce partage qui redevient public, avec une taille différente. En effet, lors de la création d’un groupe Facebook commémoratif, tous les amis du défunt peuvent participer au rassemblement des souvenirs.
D’ailleurs, le créateur de ce groupe n’est pas forcément un membre de la famille du défunt, alors que l’organisation des obsèques se fait en famille. De la même façon, le légataire mémorialisant la page Facebook est nommé par le défunt alors que le groupe Facebook commémoratif est créé librement par une personne en ressentant le besoin. Le besoin de la commémoration est ici très présent : nous sommes prêts à modifier le but même d’une plateforme telle que Facebook afin de répondre à nos besoins sociaux.
Vous avez aussi à disposition d’autres espaces de commémoration en ligne. Cimetières virtuels, réseaux sociaux commémoratifs, ils sont accessibles par tous et partout. Dans un monde où les familles sont plus éparpillées, et où les valeurs traditionnelles de rassemblement se perdent, Internet peut se présenter comme un retour à ces valeurs collectives. Comme Daniel Bougnoux nous l’expliquait, avec Internet, l’endeuillé n’est pas seul dans sa souffrance : que ce soit par des billets de blogs, des commentaires ou des groupes Facebook. En effet, à la mort de son fils, il a lui-même rédigé un billet de blog entraînant des réactions et des partages :“Ce que j’ai découvert c’est la réactivité des gens qui, recevant ces messages au hasard d’un blog (donc on ne sait pas qui lit par définition), des gens qui s’estiment concernés, certains d’entre eux parce qu’ils ont peut-être eux-mêmes vécus cette situation, donc les retours peuvent être inattendus et touchants. Le dialogue ne s’instaure pas sur un mode de connaissance mais ce sont des accroches non pas intimes, puisque paradoxalement il n’y a pas de proximité entre les partenaires d’un dialogue par blog, et néanmoins l’intime peut facilement s’instaurer entre des gens qui ne se rencontreront jamais. C’est ça l’expérience du blog, enfin dans mon cas et sur le deuil : on peut se dire des choses assez fortement intimes précisément parce qu’on sait qu’on aura pas d’interaction réelle”.
La frontière du public et du privé est d’autant plus fine. Se livrer à des inconnus donne une dimension de voyeurisme à Internet où se partagent des données aussi privées et sensibles que le décès d’un proche. Daniel Bougnoux alerte sur cette dérive :“On sait que le numérique aggrave les questions sur le partage public/privé, qu’en est-il de l’intimité, qu’en est-il de la famille,… Ces technologies sont très intrusives, elles sont inquisitrices; il y a un harcèlement, une acquisition qui vient par le numérique, de même qu’il y a une tentation de dérive, d’exposition abusive. Il faut être conscient du danger qu’apporte chaque technologie.”
Un autre danger auquel vous faites face est le stockage abusif des données. Pour se souvenir de l’identité de Julie, vous allez avoir tendance à conserver des numéros, des échanges de mails,... Patrick Baudry souligne dans son article de 2001 “La mémoire des morts” la mise en scène du souvenir ou de la mémoire. Par exemple, projeter la photo de quelqu’un grâce à un lien, ou réentendre une voix sur un répondeur ne sont pas à proprement parler des éléments conservés dans sa mémoire. De la même façon, la construction d’un rapport aux morts doit venir de la vie elle-même et non pas d’un stock infini contenu dans une machine.“On ne décide pas de se souvenir, ou d’oublier. Le souvenir nous vient comme l’oubli s’empare de nous”.
Ce stockage n’est pas forcément perçu comme problématique par tous. Les mémoriaux en ligne répondent à un besoin de partage entre endeuillés. On rassemble en un lieu, appelé une mnémothèque, les données de Julie afin d’en garder un souvenir. Myles voit en la mnémothèque «une nécropole de demain [qui] ne sera plus faite de corps mais d'images, d'images parlantes».
Elle soutient aussi que ce ne sera plus les endeuillés qui parleront au défunt (comme au cimetière par exemple), mais plutôt le défunt qui parlera aux endeuillés. Comme l'indique Barrau en 1992, elle vise « la conservation de la trace, de la mémoire plutôt que celle du corps ou des restes physiques ».
L’identité numérique d’un défunt est perçue comme aussi importante, voire plus, que les reliques physiques. Jacynthe Touchette illustre en 2012 dans “Le Patrimoine Numérique, Le Web et La Mort,” ce besoin en ces termes : “Alors qu’il apparaît naturel de donner un espace physique pour commémorer la mémoire d’un défunt, il pourrait paraître logique de lui donner un lieu virtuel afin de commémorer son identité numérique”.
C’est à travers ce constat que s’est développé l’e-death business : cette nouvelle vague prisée par les entreprises nous permet d’avoir des services de commémoration de la mémoire du défunt. Des centaines de site se sont développés. Par exemple, sur Jardin Du Souvenir, il est possible de créer une tombe virtuelle pour Julie, et d’y déposer des offrandes achetées en ligne. Ces mémoriaux en ligne ont une vocation commerciale et existent déjà depuis une vingtaine d’années. Bruce Hanington, designer et professeur à l’Université de Pittsburgh, appuie sur le fait que ces mémoriaux doivent être améliorés, le besoin de cimetières virtuels étant grandissant face à des cimetières municipaux surexploités.