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Entretien de Frédéric Keck

Vis-à-vis de la gestion par les pouvoirs publics de la campagne de vaccination en France, dans quelle mesure le sujet de la grippe A peut-il être qualifié de controverse ?

Ce n´est pas une controverse comme les OGM. Si l´on prend les OGM comme modèle de la controverse dans la sociologie des controverses, c´est-à-dire apparition d´un nouvel hybride nature/culture et constitution de forums de citoyens pour débattre sur la légitimité de cet hybride dans la société. Ce n´est pas tout à fait la même chose, car dans le cadre de la grippe A, du point de vue des gens qui préparaient la grippe A, la controverse aurait pu porter sur le réservoir animal, la grippe porcine. Mais, en fait, elle a porté sur la vaccination.

La vaccination retombe dans le domaine du principe de précaution, c´est-à-dire : on introduit rapidement sur le marché quelque chose dont on ne connaît pas les risques. C´est pour ça qu´il y a eu controverse. Or, du point de vue de ceux qui géraient cette crise, la controverse aurait dû porter sur le degré d´impréparation des autorités publiques puisque les gestionnaires attendaient des critiques sur la distribution des vaccins : quantité suffisante pour tout le monde ? Est-ce qu´on allait vacciner d´abord les infirmières, le gouvernement - en Allemagne, il y a eu cette idée que le gouvernement aurait un autre vaccin pour la population ? On se préparait à ça, et il y avait des normes éthiques sur les priorités de vaccination qui avaient été formalisées notamment au Canada. Donc, on avait anticipé une controverse, et c´en est une autre qui est arrivée.

De mon point de vue, c´est parce que la grippe a été gérée comme une crise globale à travers un principe de préparation - on prépare la pandémie comme une catastrophe dont on va essayer de limiter les effets - alors que, en France, elle est apparue assez vite comme la réaction à la vaccination au nom du principe de précaution. Toute la question est de savoir si le principe de précaution a été bien mobilisé dans cette question. Il faut donc également se demander si les gestionnaires de risque anticipent bien les controverses ? Non, en fait, ils n´anticipent pas : la controverse ne porte jamais sur ce qu´ils ont anticipé. C´est peut-être ça la leçon en fait.

En quoi il y aurait pu avoir controverse sur les animaux ?

Il y aurait pu avoir controverse comme pour la grippe aviaire sur la légitimité des mesures appliquées aux animaux pour éviter que la maladie ne passe aux humains. Il se trouve que celle-ci est passée très rapidement aux humains. Mais, par exemple, en Egypte, il y a eu une énorme controverse sur l´abattage de 300 000 porcs, au Mexique des controverses sur ces personnes qui sont arrivées à Mexico avec des syndromes de détresse respiratoire, sur ces élevages de porcs d´origine étatsunienne à la frontière du Mexique. On aurait pu poser des questions sur ces sujets, mais ça s´est focalisé sur la vaccination.

Quelle aurait été la controverse principale concernant la vaccination (Organisation générale, la campagne, la fiabilité du vaccin, etc.) ?

Oui, je crois qu´il y avait effectivement deux points critiques de controverse. Il y avait l´organisation militaire de la vaccination, c´est-à-dire, centralisée par le Ministère de l´Intérieur et non le Ministère de la Santé, organisé par les préfets dans des gymnases réquisitionnés où on réquisitionnait des médecins, des infirmières, etc. Cela apparaissait comme un peu délirant, mais dans la perspective des gestionnaires, puisque la grippe a été prise comme une question de sécurité avant d´être une question de santé depuis 10 ans, c´était cohérent.

Est-ce nouveau de considérer qu´une pandémie est un problème d´ordre public, de défense, plus qu´un problème de santé, notamment vis-à-vis de la gestion de cette crise par le Ministère de l´Intérieur ? Qu´est ce que ça révèle de la conception de la santé publique en France ?

C´est là où effectivement, en France, on a été débordé par quelque chose qui venait de l´étranger, qui est cette rationalité de la préparation où, depuis le 11 septembre 2001, avec la crainte du bioterrorisme, et en fait depuis la crise du SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère) en 2003 et la peur d´une pandémie qui émerge des pays émergents justement, les pays développés se préparent à cette attaque pandémique en faisant converger des mesures de santé publique et des mesures de sécurité. C´est la grippe aviaire préparée comme un attentat terroriste si vous voulez. C´est le premier point de concentration de la controverse.

Le deuxième point, c´est la rapidité de fabrication du vaccin, le fait que des adjuvants aient permis non seulement de fabriquer des vaccins mais de doper la réponse immunitaire. On a parlé d´adjuvant pour ces vaccins alors qu´il y en a dans tous les autres vaccins. Mais la rapidité a suscité un doute sur la fabrication des vaccins et donc on se demandait ce que c´était. C´était du squalène, ça a suscité des tas de fantasmes, et les gens ont eu peur des effets secondaires. Par ailleurs, il faut rappeler que la grippe porcine de 1976 avait été traitée par les Etats-Unis, après la guerre du Vietnam, comme un problème justement à la fois de sécurité et de santé avec la vaccination de 10% de la population et des syndromes de Guillain-Barré qui ont été développés. Donc il y avait ce précédent-là rappelé par les médias. C´était un autre point de la fabrication du vaccin et au delà des effets secondaires, je crois que le véritable soupçon, c´était celui à l´encontre des industries pharmaceutiques.

L´éternelle théorie du complot ?

La théorie du complot, l´idée que les industries pharmaceutiques s´en sont mis plein les poches. Alors, ce n´est pas tout à fait inexact comme critique, c´est peut-être la plus pertinente. Ce qui serait intéressant maintenant, avec le recul, ce serait d´étudier comment les industries pharmaceutiques ont compris cette grande rationalité de la préparation (on prépare la pandémie comme une attaque terroriste) et se sont dit « Avec ça, on va vendre du vaccin massivement et rapidement ». Pour ça, il y a tout un arsenal juridique qu´ils ont mis en place et qu´ils ont réussi à déclencher avec l´alerte H1N1 au Mexique. C´est un point sur lequel il y a eu controverse du fait d´association entre des informations hétéroclites et bizarres, mais je pense qu´il y a là un vrai terrain d´enquête.

Sur le fait que les industries pharmaceutiques aient pu provoquer l´alerte ?

Sur le fait que les industries pharmaceutiques aient pu favoriser une modification des dispositions juridiques de l´OMS. Au début de l´année 2009, la définition de la pandémie a été changée puisque avant la pandémie était une maladie nouvelle dans deux pays de la zone avec un grand nombre de morts. Il n´y avait pas de chiffre défini mails il fallait quand même quelque chose d´inquiétant. Là, le nombre de morts n´était plus une référence. Ce qui fait qu´il y a eu une maladie nouvelle - effectivement la grippe porcine/H1N1 - c´était deux pays de la zone, très rapidement répandue mais à peu de morts.

Qu´entendez-vous par "gestionnaire" ?

Ceux qui étaient normalement en charge de cette crise c´était la DILGA, Délégation Interministérielle de Lutte contre la Grippe Aviaire, présidée par Didier Houssin, directeur de la santé, qui s´est constituée au moment de la grippe aviaire en France en 2005 qui rassemble des gens de plusieurs ministères et qui a appliqué son plan. En fait, ces gens-là ont été assez vite court-circuités, même s´ils ont continué à appliquer leur plan, très vite il y a eu le Ministère de l´Intérieur qui a repris ça. Et là je n´ai pas beaucoup d´information. Mais c´est un peu ça le problème : le Ministère de l´Intérieur a repris en charge l´organisation, alors que c´était la DILGA qui était vraiment prévue pour être le gestionnaire du risque.

Peu avant le lancement de la campagne de vaccination, un appel à la gestion démocratique de la crise a été lancé par différents acteurs dans Libération (chercheurs, hommes et femmes politiques, etc.). Que pensez-vous de cette idée qu´il faut un débat public dans la gestion de ce genre de crise ?

L´appel a été lancé en partie par Jean-Marie Le Guen dont le rôle dans toute cette histoire est très important. C´est le député-maire du 13e arrondissement de Paris, il était en charge des questions de santé au niveau de la Mairie de Paris, et c´est lui qui, en 2005, a lancé l´alerte sur la grippe aviaire. Cela faisait longtemps qu´il travaillait sur l´obésité, il a également suivi toutes les critiques qui ont eu lieu après Katrina aux Etats-Unis sur le degré d´impréparation de l´administration Bush à des catastrophes naturelles de type cyclone, grippe aviaire, tsunami. C´est quelqu´un qui a assez bien compris le rôle de ces crises sanitaires dans la politique actuelle. Il est, par ailleurs, un des proches de Dominique Strauss-Kahn. Jean-Marie Le Guen est quelqu´un dont il faut resituer la place dans le paysage politique. Même en tant que député-maire du 13e arrondissement, c´est quelqu´un qui a des liens avec la Chine, qui s´intéresse à ce qui vient de Chine, qui a une espèce de vue globale des problèmes sanitaires. Par ailleurs, en tant que socialiste, il a cette idée que les problèmes de santé publique doivent faire l´objet d´une gestion démocratique, donc c´est vrai qu´il est monté au créneau à l´Assemblée Nationale pour demander la transparence sur les conditions dans lesquelles les vaccins ont été achetés. Il a bien fait, puisqu´effectivement, Roselyne Bachelot est restée très peu transparente à ce sujet. Sur cette question de la transparence et sur l´idée que ces crises ne sont pas nouvelles et que ça fait des années qu´on les voit émerger au niveau global, il a raison.

Je n´ai pas lu récemment ce texte. Je l´avais lu à l´époque, mais la question de savoir s´il faut un débat public pour ces crises qui doivent se gérer dans l´urgence est intéressante. Ce n´est pas comme les OGM, c´est-à-dire quelque chose sur lequel on a 10 ans de recul. Tant que les OGM ne sont pas sur le territoire, on peut faire des expériences, etc. Là, quand on a un nouveau virus, on ne peut pas faire un débat public pour savoir si on doit faire un vaccin ou pas. La question, c´est de savoir, si on fait un débat public, sur quoi va t-il porter ? La transparence dans les relations entre l´OMS, l´Etat nation et les industries pharmaceutiques, c´est déjà un vrai débat. Mais ce serait le débat après. Par ailleurs, quand on a eu le H1N1, c´était la première fois qu´on avait un vaccin sur une pandémie potentielle. Pour le SIDA, on n´en avait pas, pour la vache folle, on ne savait pas ce qu´était l´agent infectieux, pour la grippe aviaire, on n´avait pas de vaccin, donc il n´y avait pas de préparation pour savoir comment gérer un vaccin pour faire face à une nouvelle menace.

Il est vrai que cette crise du H1N1 est assez nouvelle en termes de gestion. Pour le SIDA, il n´y avait pas du tout cette anticipation…

Et même, au contraire, les leçons du SIDA étaient de donner le plus vite possible les médicaments quand vous les avez. La controverse sur le SIDA, c´était que les mouvements, notamment homosexuels, réclamaient les médicaments quand les médecins affirmaient ne pas avoir fait toutes les épreuves. Les gens leur répondaient qu´ils feraient les épreuves sur leur propre corps. Les leçons du SIDA ne pouvaient donc pas être appliquées au H1N1. Et même, d´une certaine façon, les décideurs ont été assez intelligents pour tirer les leçons du SIDA. En revanche, le principe de précaution qui venait, à mon avis, de la vache folle, s´est retourné contre les décideurs. Voilà comment j´analyse la crise. Mon analyse c´est en terme de crise : il y a eu le SIDA, la vache folle, et puis il y a quelque chose autour de la grippe aviaire et de la grippe porcine/H1N1.

D´ailleurs, elle a changé de nom

Oui, la France est un des seuls pays à avoir changé le nom. D´ailleurs ça aurait pu être sujet de controverse : pourquoi est-ce que la France est le seul pays à avoir changé ? Parce qu´il y a le lobby porcin qui ne voulait pas qu´on arrête d´acheter du porc.

Dans votre livre, vous décrivez la grippe A (H1N1) comme un fait social total et vous évoquez la possibilité d´un mythe de la pandémie ?

Le concept de "fait social total" vient de Marcel Mauss. Par fait social total, j´entendais un phénomène apparemment microscopique - transmission d´un agent infectieux d´un animal à un humain - qui entraine tout un ensemble de réactions composant une société. Pour Mauss c´était le don, je pense qu´on peut faire la même chose avec les nouvelles infections. C´est-à-dire qu´autour de ce phénomène qui est assez instable et incertain, il va y avoir plein de gens qui vont composer un monde pour essayer de limiter les effets. Mais, ce que je voulais expliquer, c´est pourquoi est-ce que la grippe a tellement intéressé de gens depuis une dizaine d´années. De mon point de vue, le H1N1 n´a fait que rajouter une couche. Il y a eu la question des vaccins, quelque chose dont on débat encore plus dans les médias. Mais déjà en 2005 avec la grippe aviaire, la grippe intéressait des éleveurs, des vétérinaires, des amateurs d´oiseaux, etc. C´est en ce sens que je dis que c´était un mythe. Il y a un emploi un peu technique de la notion et donc polémique par rapport à l´usage qu´on en fait dans le langage courant qui est de dire "c´est un mythe donc ça n´existe pas". Au contraire, je parle de mythe, parce que ça intéresse beaucoup de gens. On ne sait pas pourquoi ça nous intéresse, et si on regarde la structure minimale du mythe, c´est un agent infectieux qui passe d´un animal à un humain et qui peut tous nous tuer. Cela vient des conditions dans lesquels les hommes ont domestiqué les animaux. Si on parle comme Lévi-Strauss, c´est la structure minimale du mythe. Ensuite, autour de cette structure, chaque société va développer un aspect différent.

Il est intéressant de voir le regard que peut porter l´anthropologie sur ce type de sujet. Qu´est-ce que ça dit de notre rapport à la maladie, à la gestion de ces crises dans les sociétés ? Qu´est ce que cela peut révéler d´un point de vue anthropologique ?

Vis-à-vis de ces controverses, l´anthropologie fait un double mouvement. A la fois plus loin et plus proche. Plus loin, parce que, par rapport à la controverse sur la vaccination et aux conflits d´intérêt des industries pharmaceutiques et de l´Etat, on fait un peu un recul en arrière. Cela fait 30 ans que les préoccupations sont les maladies qui viennent des animaux, et ça concerne les sociétés d´Asie, les Etats-Unis, etc. C´est donc un problème global. C´est ça le mouvement d´éloignement et le livre Le Monde Grippé regarde ces crises depuis Hong Kong où tout ça a émergé en 1997. Ensuite, plus proche parce que cette crise nous dit quelque chose. Ce n´est pas seulement des conflits d´intérêts ou des problèmes de démocratie de la santé publique, c´est aussi notre rapport aux animaux, à la maladie. L´idée même que des maladies viennent des animaux a connu depuis une vingtaine d´années, depuis la crise de la vache folle, une importance accrue dans notre imaginaire. C´est ce que j´interroge. L´hypothèse que je propose est la séparation entre le bon animal de compagnie - celui avec qui on vit, avec qui on partage un certain nombre d´émotions - et puis l´animal d´élevage qu´on ne voit plus, qui n´est plus qu´une marchandise découpée dans notre assiette et qui, de temps en temps, revient à travers les maladies qu´il peut nous envoyer.

La décision de gérer cette crise de façon "militaire" est une décision politique. Que pensez-vous de l´action du gouvernement et est-ce quelque chose qui est vraiment lié au gouvernement actuel ou est-ce une tendance plus générale de la politique française ?

C´est une question pour l´avenir et il sera intéressant de voir comment ce type de crise sera géré par les gouvernements futurs, s´il y a une alternance. Ce type de crise reviendra, c´est sûr. Ce sont des crises qui correspondent à des effets de génération dans les professions de santé publique et les alternances politiques sont beaucoup plus courtes que les générations qui portent ces mobilisations. Le lien entre santé publique et sécurité - bioterrorisme - a été fait par toute une génération de chercheurs. Aux Etats-Unis, notamment, certains sont très à gauche et pourtant pensent que la grippe est aussi grave qu´un attentat terroriste sans avoir de lien avec la politique. Simplement, c´est un engagement personnel en tant que chercheur. Et certains vont considérer que la grippe aviaire, c´est le problème de la situation de la Chine dans le monde. Donc cet imaginaire-là n´est pas lié avec la forme actuelle de notre gouvernement. Maintenant, que notre gouvernement considère que tous les problèmes sociaux doivent être traités sous l´angle de la sécurité et donc du Ministère de l´Intérieur centralisé depuis Paris, c´est effectivement quelque chose d´assez spécifique à notre pays et dont on peut souhaiter qu´il prenne d´autres formes.

Comment peut-on qualifier la coordination de l´action de la France ?

La France a voulu être le bon élève. Ils l´ont dit : Xavier Bertrand, en 2005, a dit : « En matière de préparation, en France, on n´a rien à se reprocher, on est vraiment très bon ». Par ailleurs, la France a des entreprises pharmaceutiques bien aidées par l´Etat. On veut montrer à la fois qu´on est bon, parce qu´on a Pasteur, cette histoire de la santé publique, et en même temps on y a des intérêts économiques. Je crois que c´est ça la démarche, le bon élève. Maintenant, dans cette histoire, a t-on été les bons élèves ? Rétrospectivement, sur la crise, là où on a été la risée, c´est cette histoire des deux doses, alors que la plupart des pays achetaient une dose. C´est notre principe de précaution, on en a fait un peu trop. La Suisse avait aussi acheté deux doses, c´est le seul pays à ma connaissance.

On parle parfois de civisme de la santé dans certains pays, notamment les pays scandinaves ? Qu´en est-il en France ?

En France, le gouvernement a été le bon élève et les citoyens ont voulu être les mauvais élèves. C´est plutôt ce paradoxe-là, c´est très français : un gouvernement dont on attend tout, donc il va protéger sa population, et puis une population qui se méfie de l´Etat, parce que si on fait tout pour elle, c´est qu´il doit y avoir quelque chose de caché. Je crois que c´est ça, la situation française. Pour la rétrospective, ce serait intéressant de regarder du côté de l´Allemagne, ça a été un gros choc pour eux, qu´on puisse remettre en question la vaccination. Du moins, pour les personnes allemandes de santé publique que j´ai vues, ça a été vraiment un choc. Pour la population, on le voit en ce moment sur la catastrophe nucléaire, il y a un mouvement écologiste anti-vaccinal beaucoup plus fort et beaucoup plus cohérent en Allemagne. En France, ce sont des groupes d´activistes, mais ça ne diffuse pas aussi massivement dans la population qu´en Allemagne.

Comment qualifiez-vous votre rôle d´acteur ?

A l´époque, ça faisait quatre ans que je travaillais sur le sujet, j´avais un peu de recul. J´ai été un peu acteur de l´histoire parce que, travaillant avec les experts, ils m´ont demandé d´organiser des conférences sur les enjeux de santé, de société. Cela, c´est à un tout petit niveau, disons que ça reste discret. Et puis, à la fin de la pandémie en janvier 2010, une journaliste du Monde m´a demandé de faire un entretien. Ce qui est assez bizarre, c´est qu´elle se soit adressé à moi parce qu´elle connaissait des papiers que j´avais écrit sur la vache folle. De là, je suis devenu un peu le porte-parole de la critique experte. Le lendemain, ils ont demandé à François Ewald de faire un entretien défendant le principe de précaution. Depuis, je travaille plus régulièrement avec Le Monde. La question intéressante, pour moi, c´est la place de l´anthropologue entre le journaliste et l´expert. L´anthropologue ne va pas s´intéresser à l´opinion publique en général. Il écrit des livres mais c´est difficile à lire, etc. Le journaliste est un relais, en même temps l´anthropologue doit avoir une parole audible par les experts et pas juste fournir de la critique spontanée.

Quel est votre point de vue sur la façon dont les médias se sont approprié le sujet de la grippe. Plus que des relais, quel rôle ont-ils joué dans la construction de cette crise ?

Média, c´est très large. Je ne peux pas parler de tous les médias. Celui que je connais le mieux c´est Le Monde. J´ai fait, récemment, une étude de la façon dont les médias - presse et télévision - ont traité la grippe aviaire en 2005. C´est un peu compliqué. Il y a deux réponses qu´on peut faire à cette question. L´une un peu large, générale, qui est de dire les médias ont immédiatement compris cette analogie entre santé et sécurité, l´idée que le poulet grippé ou le cochon grippé est une espèce de menace extérieure. C´est à la fois la menace extérieure et l´animal le plus gentil, le plus mignon, on en mange tous. Ils ont compris ça. Pour eux, c´est une source de récit, d´images, et il y a plein de gens à aller voir. Ils se sont dit qu´il y avait un débat public à organiser, mais ce n´est pas un débat public semblable à la question des OGM où les gens vont se taper dessus. Concernant la grippe, c´est plutôt la façon dont on voit, dans les fermes, les usines, etc. ce cochon ou ce poulet grippé. C´est la réponse générale. Ensuite, la réponse plus spécifique en termes de sociologie, c´est de voir comment, dans les médias, surtout les médias presse, s´est constitué la profession des journalistes de santé, une profession qui date des années 1980. Avant, les médecins écrivaient dans des journaux pour donner leur avis de façon un peu paternaliste. Aujourd´hui, il y a des journalistes de santé, des personnes qui sont souvent de formation médicale mais qui écrivent en allant voir les experts, en faisant percevoir les enjeux de société des questions de santé. Par exemple, Jean-Yves Nau, au Monde, est un bon exemple. Il est arrivé au Monde avec le sang contaminé, il a connu son heure de gloire avec la vache folle, et puis la grippe, c´est quelque chose qu´il avait anticipé en quelque sorte. D´ailleurs, maintenant, il y a un changement : la grippe n´est plus seulement une question de santé mais c´est aussi une question d´environnement. Ce sont les pages planète, les pages santé sont souvent les pages planète. Il y a deux niveaux donc : les médias relayent un peu un imaginaire au niveau de la société et une expertise interne aux journaux.

Ce sont toujours des journalistes qui ont exercé une profession en rapport avec la santé avant ?

Pas forcément, ils n´ont pas forcément exercé en tant que médecin. Ce sont plutôt des gens qui ont très tôt, est-ce lié aux mouvements politiques des années 70, abandonné la pratique de la médecine pour aller vers une réflexion politique et sociale.

Pour revenir sur l´Etat et la manière dont la crise a été gérée…

Ce sont des informations un peu secrètes…

… s´agit-il plutôt d´une gestion de ce gouvernement ou d´une gestion que tout gouvernement aurait fait dans la mesure où il y a eu des antécédents de mauvaise gestion de crise sanitaire ?

Le motif du gouvernement est ne pas trop se faire critiquer pour pouvoir être réélu. Il y a quand même la conscience, chez les hommes politique, depuis le sang contaminé, qu´en France on peut tomber pour des questions de santé publique. C´est peut-être les seules questions pour lesquelles on tombe. La canicule c´était Mattei qui avait démissionné dans les quelques jours qui ont suivi. Donc c´est comme ça qu´ils interprètent le principe de précaution : il faut en faire un maximum pour que rien ne puisse être reproché. Voilà comment je vois leur perception du problème. Alors, après quand ça se retourne contre eux vis-à-vis des vaccins, ils sont un peu embêtés. Peut-être que Madame Bachelot est de bonne foi, c´est-à-dire que quand elle a négocié dans le plus grand secret les accords avec les industries pharmaceutiques, elle pensait que personne ne contesterait. Quand on lit toutes les discussions sur la question des vaccins, la question, c´était : les gens vont se ruer sur les centres de vaccination, il faut qu´on en ait le maximum, il ne faut surtout pas qu´on puisse nous dire qu´il n´y en avait pas assez ou qu´on a laissé certaines populations à l´écart, etc.

Ne pensez-vous pas qu´il y a eu une mauvaise interprétation ou une mauvaise gestion des études ? En novembre, juste avant le lancement de la campagne, seulement 17% de la population affirmait qu´elle allait se faire vacciner et 85% qu´elle ne le ferait pas. Le gouvernement avait il le choix politique de dire "on fluctue en fonction du résultat des sondages" ?

Pour évaluer la politique du gouvernement, il faut vraiment se replacer dans la situation en Juin, il ne faut pas le faire à partir de Novembre. En Novembre, tout était bouclé, ils ne pouvaient plus faire machine arrière. Après Juin, ils ne font plus que de la communication pour essayer de gérer la crise. En juin, ils ne savaient pas si c´était dangereux, il faudrait voir l´état des sondages qu´ils avaient parce que c´est très important pour eux. C´était l´époque où l´OMS disait que c´est pandémique. Pandémique, ça veut dire commande de vaccins au niveau du règlement sanitaire international. La critique massive qu´on peut faire c´est que la crise montre à quel point les gouvernants sont séparés de la population. C´est vrai qu´entre eux et les gens qui vont se faire vacciner, il y a des experts qui vont leur dire que la grippe est un sujet grave, que la pandémie va arriver. Il y a également les sondeurs, le Ministère de l´Intérieur qui gère les centres de vaccination. Ils ont à faire à cette couche-là qui leur donne des informations. C´est pour ça que j´ai commencé ces recherches : tout le monde disait en France, depuis 2005, la grippe est une psychose, on nous manipule, etc. Et moi je sentais, quand le virus est arrivé, que ça allait mal finir de lancer aussi massivement la campagne. Mais, cette critique, ça fait des années qu´on leur fait et ils ne l´entendent pas, il y a une psychose autour de ces maladies émergentes. Ce n´est pas juste qu´ils sont obtus ou qu´ils ont des intérêts en jeu, c´est la question de leurs conseillers. Pas seulement les conseillers directs, il y a aussi tous les experts. Il y a un problème de génération, tous les gens qui ont entre 40 et 50 ans, dans le domaine de la santé publique, ils ont connu le sang contaminé, le 11 septembre 2001, la canicule, et quand on a tout ça et qu´on arrive à la grippe on se dit qu´il faut vraiment mettre le paquet là-dessus. C´est un groupe de 1000 personnes en France et qui ont un pouvoir d´influence sur le gouvernement.

A quel titre, en publiant des avis ?

Oui. C´est assez compliqué, ce qu´on appelle l´influence, mais moi, je voyais dans les comités d´experts de l´AFSSA, les experts, dans les couloirs, parlaient de psychose. Mais ils rendaient des avis, pour la grippe aviaire, que les mesures à prendre. Il y a une contradiction entre la version officielle et la version officieuse. Le traumatisme originel c´est l´affaire du sang contaminé et il y a même une forme de cynisme chez les gouvernants. Je pense qu´on peut résumer : "de toute façon, pour la santé on ne nous reprochera jamais d´en faire trop", c´est ça le cynisme. C´est à la fois un cynisme, et à la fois ça a un côté un peu paternaliste. On est un pays riche, on va protéger la population et ils ne peuvent pas nous le reprocher. Et c´est cette idée du pouvoir qui va basculer. C´est la même chose pour le nucléaire d´une certaine façon. Toutes ces crises doivent être reliées. Un pouvoir qui affirme qu´il sait ce qui est bon pour la population, qu´il sait ce qui protège. L´impératif de démocratie sanitaire est à ce niveau, il est tirer le bilan de ces différentes crises et justement pas faire l´espèce de court-circuit que font les gens de cette génération qui est de dire du sang contaminé à la grippe la conséquence est bonne, mais de dire, pour chaque crise, ce qui a fonctionné et ce qui n´a pas fonctionné.

Et surtout favoriser un pluralisme des avis des experts et non un consensus ?

Oui mais techniquement, c´est un problème.

Dans quel sens ?

Le travail se fait dans l´urgence et les agences ont besoin d´être visibles donc, si vous donnez un avis pluriel, c´est compliqué.

Pensez-vous que le gouvernement a pensé le H1N1 comme le H5N1 ? Le plan qui a été appliqué pour le H1N1 était-il une réplique du H5N1 et est-ce adapté ?

Non, ce n´était pas adapté, c´est sûr. Mais tous les responsables de santé publique diront qu´une fois qu´on a un plan, on ne change pas dans les dernières minutes. C´est également un élément de critique de ce rapprochement sécurité/santé. Si vous traitez des problèmes de santé comme un ennemi extérieur, vous vous basez sur un scénario catastrophe. Dans le domaine de la santé, et même dans le domaine de la sécurité (parce qu´avec le terrorisme on ne sait jamais comment ils attaquent, d´où ils viennent), l´ennemi prend des formes incertaines. On pense qu´il va attaquer avec un avion et en fait c´est un colis dans un transport de fret. C´est cette question là : comment fait-on pour préparer des plans face à un ennemi qui change tout le temps. C´est un problème qu´ils ont à gérer et qui n´est pas évident.

Et qui est également un sujet de controverse ?

Eh bien, justement, peut-il y avoir controverse dans la question de la sécurité ? Si on prend la sécurité intérieure, la protection des frontières, ce n´est pas évident. Dans le domaine de la santé, oui mais, dans le domaine de la sécurité, quand il y a un ennemi, on désigne l´ennemi, on fonce, on applique toutes les mesures pour éviter l´ennemi. Pour la santé, effectivement, ça implique beaucoup de variables et on discute de comment on peut vivre ensemble. Donc, pour moi, c´est ça, l´intérêt de la grippe, elle tient à ce sujet des controverses vers un domaine un peu limite. J´ai été amené à comprendre de l´intérieur, j´ai vu beaucoup de gens, mais ce qui apparaitra aux citoyens comme la psychose, la manipulation par le gouvernement, du point de vue de ces experts qui conseillent (moi je ne conseille pas le gouvernement, je regarde les experts qui conseillent le gouvernement), c´est plutôt cette articulation entre santé et sécurité autour d´un ennemi très incertain, un ennemi mutant, le virus mutant, et donc la question de savoir : comment vit-on avec les virus ?

Peut-être y a t-il un automatisme du refus de ce que le gouvernement apporte…

La question d´une confiance de la population en son gouvernement, justement pour la protection et la santé publique, est une question délicate. On peut dire que, pour les questions de santé, ça ne fait pas longtemps qu´on n´a pas confiance dans son gouvernement. Jusqu´aux années 1970, le gouvernement décidait avec l´Institut Pasteur - vaccinez vos enfants pour la rubéole - et la population le faisait. La grosse rupture, encore une fois, c´est le sang contaminé.

Et l´hépatite ?

L´hépatite aussi. L´hépatite est une des conséquences du sang contaminé. Bernard Kouchner, voyant que le vaccin de l´hépatite entraînait des cas de sclérose en plaques, a demandé que cette vaccination ne soit plus obligatoire. Apparemment, cette décision est contestée aujourd´hui. Le sang contaminé, c´est un gouvernement socialiste qui gère la transfusion du sang comme une entreprise rentable. Et la transfusion du sang, dans l´imaginaire des français depuis la résistance, c´est le don gratuit, la solidarité. Cela a été une rupture majeure. Cela a été un des grands événements de l´histoire de France du 20ème siècle.

Du coup, les gouvernements essayent de se déresponsabiliser. Mais c´est la grosse rupture, ce que fait le gouvernement en matière de santé, on peut le soupçonner. Je crois vraiment que c´est là que ça commence. Après, il y a eu ce cycle. C´est pour ça qu´on fait rentrer l´expertise. Avant, il y avait une espère d´accointance un peu secrète entre les gouvernants, les médecins et on ne le mettait pas sur la place publique. L´expertise est essentielle depuis le sang contaminé pour intervenir entre les citoyens et l´Etat. Maintenant il y a la question des conflits d´intérêt, de l´industrie qui se rajoute dans la discussion.

La vaccination, ce doit être une des mesures où on est le plus solidaire. C´est à dire que le principe de la vaccination, ce n´est pas se vacciner pour soi, c´est se vacciner pour éviter d´être contagieux aux autres. La gestion en termes de sécurité (le virus comme un ennemi de l´extérieur) a complètement laissé de côté cet argument de la solidarité. Il serait intéressant de voir comment un autre type de gouvernement gérerait une crise comme celle-là en reprenant la question de la solidarité. C´est peut-être ça une gestion sociale démocrate.

C´est ça mon travail d´anthropologue. C´est d´entrer dans la tête des gens qui ont dit : ça c´est très grave, vous mobilisez, alors que tout le monde s´en moquait. Pourquoi est-ce qu´à un moment on met le paquet sur ce sujet ?

Peut-être parce qu´il y a eu un double discours officieux-officiel ?

Mais c´est ça, un fait social. Un fait social, selon Durkheim, c´est une contrainte extérieure. C´est à dire que la plupart des experts que j´ai rencontrés à titre privé pensent que la grippe et la vache folle ne sont pas très graves. Mais il y a une contrainte, ce n´est pas qu´on les oblige, il n´y a même pas d´incitation financière, il y a une contrainte qui fait que, en France, si on veut être un expert reconnu, il faut dire que la vache folle, la grippe aviaire, H1N1, c´est très grave. C´est ça, la contrainte, et cette contrainte, c´est les relations entre santé et politique depuis le sang contaminé. Cela transforme les attentes, l´idée même de faute.

C´est comme si on attendait un discours particulier sur un sujet, une réponse juste ?

C´est comme quand on va à l´école et qu´on reçoit la contrainte de la bonne réponse. On raisonne encore trop dans les schémas d´il y a 20 ans, alors on ne comprend pas pourquoi ces gens là pensent dans ces schémas. Avec Foucault, il y a l´idée que c´est dans notre société qu´il y a des mutations. Depuis vingt ans, il y a un mode de raisonnement des experts qui a changé et qui exerce une contrainte. Et, si on raisonne encore avec le modèle pasteurien, on ne comprend pas.

Ce n´est plus l´expert au sens pasteurien, c´est le scientifique qui a des contraintes ?

Il y a des contraintes, et ces contraintes ne sont pas éternelles, elles varient. Ils sont amenés, à un moment, à penser d´une certaine façon, même contre leur gré. C´est intéressant de voir comment ça va avoir un certain nombre d´effets, et même l´aspect controverse. C´est pour ça que ma position vis-à-vis de la sociologie des controverses, qui est l´idée qu´on va pouvoir débattre, tend à laisser de côté cette idée de contrainte, de fait social un peu lourd au sens de Durkheim.