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Entretien de Didier Tabuteau

Dans quelle mesure peut-on dire que la campagne de vaccination contre la grippe A a été la réponse à une crise ?

Il y a crise lorsque se produit un phénomène qui dérègle les processus habituels de fonctionnement de la société. Là, ça été clairement le cas. Bien sûr, nous pouvons dire a posteriori que la menace n´était pas si forte, qu´elle a été surestimée. Il y a crise parce que vous avez cette menace, cette inquiétude qui y répond et donc un emballement du processus. On sort des processus habituels de gestion de l´épidémie de grippe hivernale "traditionnelle". Il y a donc eu crise effectivement, même si a posteriori on a constaté que le risque avait été moins grave qu´on ne l´avait imaginé. Ce cas a tout de même été sérieux, il ne faut pas oublier qu´il y a eu des victimes.

De ce point de vue, pensez-vous que l´information a bien été relayée ? N´y a-t-il pas eu amplification par les médias ?

C´est inévitable. Les médias ont d´un côté les informations sur la menace, de l´autre l´inquiétude de leur public (lecteurs, auditeurs, téléspectateurs). La menace et l´inquiétude font bien évidemment monter la pression sur l´information. Phénomène inévitable. Se dire que ce serait mieux si cela n´était pas le cas, cela ne m´a jamais convaincu. On peut apporter plus ou moins bien l´information. Le phénomène d´amplification peut être retenu par rapport aux faits parce qu´on n´a pas eu autant de morts. Mais par rapport à la menace telle qu´elle était exprimée par les autorités publiques et en particulier par l´OMS qui a été extrêmement alarmiste dans ses communiqués et la déclaration des échelles de pandémie. L´inquiétude était très forte. C´était quand même une épidémie meurtrière. Les médias n´ont pas tellement amplifié mais ont été l´écho de la population qui se demandait ce qui se passait, quel était le risque réel pour eux, s´ils auraient accès aux masques et aux vaccins…Toutes ces questions ont été assez naturelles.

Globalement sur la durée du processus, les médias ont communiqué en temps réel. En revanche la communication des doutes sur le vaccin n´a pas aidé le processus. La suspicion sur la façon dont cela a été gérée, des inquiétudes sur les effets du vaccin ont suscité à un moment plus d´attention que les victimes de l´épisode grippal en lui-même.

Contre réaction vaccinale liée à l´action des lobbies ?

Je ne saurais pas dire, il faudrait étudier de très près la question. S´il n´y avait pas eu des éléments de suspicion et la cacophonie d´opinions sur le système, cela ne se serait pas produit.

Si on avait associé les professionnels de santé et les associations de patients à l´élaboration du plan, ce qui était ma conviction, on avait le temps de travailler sur le plan à adopter pour le cas du H1N1. Qui ne devait pas être une reprise du plan H5N1, mais une inspiration. On a eu l´idée d´élaborer ce plan avec les partenaires au cours de l´été et de le mettre en œuvre en septembre, relayer ensuite par les associations de patients. On le met aussi en œuvre avec les professionnels libéraux. Il n´y aurait pas eu de réaction aussi violente contre le processus, s´il y avait eu un travail en commun avec les partenaires. L´appel au débat public reste pour moi important pour ce type de gestion de crise. Si vous aviez tous les professionnels de santé qui avaient toute l´information qu´il fallait en septembre-octobre par leur organes représentatifs qui auraient participé à l´élaboration du plan, qui auraient par conséquent convaincus de son efficacité, qui les auraient associés dans le cadre d´une mission de santé publique, on n´aurait pas eu le même effet, le taux de vaccination aurait sans aucun doute été plus élevé.

C´est un choix stratégique et politique que de décider de mettre en œuvre une action organisée via les préfectures avec des centres dédiés et non pas via les généralistes.

Qu´est ce que cela veut dire justement ? C´était une façon pour le gouvernement de faire montre de son efficacité ?

Je pense qu´il y avait de la part du gouvernement, soit une méfiance, soit une méconnaissance du fonctionnement du système de santé. Il semble que le schéma administratif qui a été bâti, était fondé sur une image d´Epinal des épidémies du début du siècle. Or le système n´est plus du tout le même. Il y a un siècle les gens n´allaient pas voir le médecin. Seules les élites le pouvaient. Aujourd´hui, tout le monde ou presque - et heureusement - a un contact relativement régulier avec un médecin grâce à la Sécurité Sociale. Penser comme si on était dans l´ancien système, alors que le réflexe de tout le monde ou presque est de prendre conseil auprès de son médecin pour savoir quelles précautions prendre, etc.

Il y a sans doute eu une réaction de méfiance de la part du gouvernement, craignant que les médecins libéraux ne demandent de l´argent pour vacciner (alors que tout cela se négocie très bien), qu´ils ne sachent pas s´organiser…

Le gouvernement a oublié l´essentiel des relais dans une société démocratique et complexe dans laquelle la proximité est essentielle. Mais il s´agit vraiment ici d´une décision politique. Il n´y avait aucune contrainte d´adopter une solution plutôt qu´une autre.

Qu´est ce qui a le plus motivé ce choix ?

Il faut demander aux acteurs gouvernementaux. Je pense qu´il existe de nombreux rapports de force entre le Ministère de l´Intérieur et le Ministère de la Santé. Leurs visions de l´action administrative à mener ont dû se confronter.

Peut-on considérer, à travers l´exemple de la grippe A, que la santé est d´abord une problématique individuelle ?

Je pense que c´est effectivement comme cela que fonctionnent les sociétés modernes. Ce sont les gens qui prennent leur décision. Et cela me paraît très satisfaisant au sens où c´est l´objectif d´une société démocratique. Dans ce cas-là, les médiateurs sont fondamentaux. Notre pays souffre d´un manque de médiation en santé, parce que nous n´avons pas en France de culture de santé publique pour des raisons historiques que je n´ai pas le temps de vous raconter. Si vous prenez des pays comme le Canada ou la Suède, les taux de vaccination n´ont pas du tout été les mêmes, car ce sont des pays de traditions de santé publique et de civisme sanitaire. En résumé, en France, nous manquons de culture de santé publique et de médiateurs, ce qui pose de sérieuses questions lorsqu´on réfléchit à l´élaboration d´un plan de lutte anti-pandémique.

Sans associer les associations de patients et les professionnels de santé, il y avait une forte chance que la réaction de méfiance se produise.

Je vous renvoie à l´excellente étude qu´a réalisée Jean-Paul Moatti et son équipe sur les critères de la vaccination, qui ont poussé à la vaccination ou à la non-vaccination. Il y apparaît que le critère nº1 est l´avis du médecin traitant. Ce qui est plutôt logique.

Et le rôle d´Internet dans la diffusion de l´information ? Est-ce qu´Internet a instauré un débat concurrent, au détriment de la parole gouvernementale ?

On ne peut pas blâmer Internet. En effet, le processus aurait tout à fait pu être inversé : c´est-à-dire qu´Internet aurait parfaitement pu aider à la diffusion du message de la campagne de vaccination. Internet a joué en contresens parce que la population a réagi comme tel. La diffusion de l´information sur Internet a peut être accentué le mouvement mais quand on regarde les taux de vaccination selon les âges et qu´on les compare à l´utilisation d´Internet, je ne suis pas sûr qu´on puisse établir un lien de cause à effet. Je ne suis pas sûr qu´Internet ait été un facteur majeur.

Comment appréhendez-vous la coordination entre les décideurs internationaux et nationaux dans la gestion de cette crise ?

L´OMS n´a pas eu d´influence sur la politique de santé en France jusqu´aux années du SRAS. Donc ça c´est assez nouveau : c´est le résultat du SRAS et du 11 septembre. Il y a eu une vraie prise de conscience des enjeux de la mondialisation, suite à ces deux événements. Cette prise de conscience a été à l´origine de nouveau mode de fonctionnement. Par exemple, cela ne s´est pas du tout passé comme ça pour le Sida. L´OMS est passée à côté du Sida. Les réactions ne se sont pas faites par ce canal. La première intervention sur ce mode est celle qui a eu lieu pour le SRAS : l´OMS est à l´origine de la réaction et a donné le rythme de l´épidémie. Il n´a pas eu de cacophonie dans ce cas. Dans le cas du H1N1, en revanche, il y a eu amplification, sans doute due au fait qu´on était peut être trop bien préparé. Tous les pays ont tous été hyper préparés pour le H5N1 et il y a eu une pression pour rentrer dans le scénario H5N1, alors que le H1N1 était tout à fait différent. Il y a donc eu un effet d´entraînement. Au début, cette réaction était logique : on avait un plan tout prêt pour lutter contre un virus relativement proche. C´est pourquoi il était légitime, au départ de rentrer dans ce schéma. En revanche, cela est beaucoup plus contestable au fil du temps. En effet, les informations qui ont progressivement été reçues tendaient à montrer que les situations H5N1 et H1N1 étaient très différentes. A partir de l´été, il était assez logique de songer à adapter le plan tout en gardant l´inspiration de base, parce qu´il y avait de bonnes choses.

D´où l´idée de lancer une réflexion avant l´été sur l´élaboration d´un plan spécifique au H1N1, qui lui soit plus adapté ?

Tout à fait. Et de le faire avec l´ensemble des représentants de la société. A l´époque je travaillais pour une fondation et j´envisageais comme très intéressante l´appropriation de cette question d´élaboration d´un plan par chaque structure de travail et le lancement de discussions sur le sujet. Chacun aurait ainsi pu s´approprier en quelque sorte le risque. Les mesures n´auraient pas ainsi été seulement des affiches placardées sur des murs. L´information aurait été plus "incarnée". A partir de là, aurait pu s´organiser un jeu de questions/réponses entre médecins et citoyens. J´étais absolument convaincu que, hors de circonstances où l´on doit faire face à une urgence absolue (type épidémie de variole, à ce moment là tout le monde se précipite pour se faire vacciner), quand on a eu une épidémie qui se déroule au rythme de la société, c´est-à-dire qu´on la voit monter sur plusieurs mois, on a parfaitement le temps d´associer un public éclairé, éduqué, et on n´a plus du tout la même réaction. Les décisions comme vous le disiez se prennent en réalité beaucoup plus par les individus que par les Autorités (avec un grand A) comme c´était le cas il y a un siècle.

On distingue les organismes qui recueillent l´information comme l´OMS et l´InVS, les organismes qui élaborent les recommandations (groupes scientifiques ou Haute Autorité de Santé). Et après dans une situation comme celle là, c´est surtout une décision politique. Il en va de la sécurité des personnes qui est une responsabilité régalienne incessible. Le politique est donc en première ligne car dans le contrat social, la première responsabilité du gouvernement est d´assurer la sécurité des citoyens.

Autre chose : la grande question que l´on peut se poser en termes de fonctionnement est le passage d´un leadership qui apparaissait être celui du Ministère de la Santé jusqu´à l´été à un leadership du Ministère de l´Intérieur. C´est une rupture qui mérite d´être analysée. C´est une transformation qui, à mon sens, n´est pas évidente. Dans un Etat moderne développé, en effet, c´est le Ministère de la Santé qui doit garder le leadership sur une situation comme celle là. Le basculement de ce leadership vers le Ministère de l´Intérieur a été très impressionnant, notamment lors des conférences de presse. Cela mérite d´être regardé parce que ce n´est plus du tout la même tonalité et cela témoigne d´un retour vers une organisation plus XIXème siècle, époque à laquelle le Ministère de la Santé n´existait pas encore. Ce ministère a été créé en 1920. Il se produit, à mon sens, une confusion des rôles entre les deux ministères.

Peut-on parler justement, avec ce "chapeautage" opéré par le Ministère de l´Intérieur, d´une gestion quasi militaire de la crise H1N1 ?

Oui, absolument. Mais cela témoigne surtout d´une vision très datée de la santé publique. La santé publique du XIXème siècle où l´on intervenait au roulement de tambour. Qu´il s´agisse de méfiance ou d´ignorance de la part du gouvernement, il n´en demeure pas moins que dans un pays comme le nôtre qui dispose d´un système de santé hyper développé, ce type de réaction n´est pas adapté.

Le gouvernement a-t-il voulu par là montrer sa légitimité ?

Il l´aurait aussi bien fait en mettant en avant le Ministère de la Santé. C´est là qu´il faut interpréter cette réaction avant tout comme une décision politique. Ces deux ministères n´ont pas du tout le même fonctionnement.

Vous vous êtes prononcé en faveur d´un débat public en vue de la conception du plan de lutte anti grippal. Pouvez-vous développer cette position ?

Il n´y a pas eu de débat public. S´il y avait eu un débat, le Ministère de la Santé aurait nécessairement été porteur. Il y a eu un débat médiatique mais pas du tout de débat public. Il y a eu beaucoup de messages de pédagogie sur les gestes de prévention, mais pas du tout de discussion entre les différents acteurs (mobilisation des forces associatives, syndicales, les entreprises…). Ce n´est pas la même chose que l´appropriation dans le cadre d´un débat.

Mais cette démarche n´a pas été proposée au gouvernement ?

Elle l´a été, par l´appel diffusé par Libération que j´ai signé. La question a bel et bien été posée au gouvernement.

Que pensez-vous de l´analyse des sondages auprès de l´opinion des Français sur la façon dont elle a perçu la gestion de la crise par le gouvernement, sachant que ces sondages font ressortir une situation paradoxale, les Français sont à la fois confiants dans leur gouvernement et sur sa capacité à endiguer la crise et montrent en même temps des signes d´inquiétude.

L´hypermédiatisation du gouvernement, de sa mobilisation, de la commande des vaccins, de masques explique la réaction du public qui considère que les choses sont effectivement prises en mains. L´inquiétude, elle, est liée au phénomène lui-même : celui d´affronter une grippe dont on ne sait pas ce qu´elle va donner.

Claude Got, professeur de santé publique, a suggéré, pour les vaccins une inscription des personnes qui souhaitaient se faire vacciner (plutôt que de commander les vaccins pour tout le monde). Cette solution aurait pu permettre un taux de vaccination plus fort. Nous revenons au problème de vouloir gérer la situation sans la collaboration des citoyens, des associations de professionnels…