La cartographie du web nous montre trois positions différentes :
La différenciation par projet est importante, mais n'est pas le seul cadre
de lecture pertinent. Nous l'avons vu, elle soulève des questions qui relèvent
plus de l'idéologie et de l'idée nationale.
Cette cartographie met en exergue un point essentiel de la controverse : la composante nationale intrinsèque à cette redéfinition. En effet, chaque pays cherche à établir son originalité par différents moyens. Quant à la balance du Watt, les laboratoires cherchent à innover et à dépasser leurs pairs en adoptant différentes techniques, différents protocoles. Ainsi, le
Laboratoire National
d'Essais et de métrologie. LNE * se targue de construire une balance tout à fait particulière, plus prometteuse. Il est intéressant d'observer que ce laboratoire n’aura pas de résultats concluants, en théorie, avant 2013, et de fait refuse l’idée d’une prise de décision en 2011, alors que le
National Institute
of Standards and Technology. NIST * ne s'oppose pas fondamentalement à une redéfinition dans les plus bref délais, leur balance ayant déjà donné des résultats exploitables.
Ce fait révèle deux tendances, deux paradigmes. En premier lieu, il faut indéniablement prendre en compte la fierté nationale dans cette question métrologique. Avant même que ne se pose la question de sa redéfinition,
le kilogramme était déjà l'objet de tensions nationales et idéologiques.
Pour exemple, une bande dessinée de la série Super Dupont mettait en scène
le personnage éponyme lors du vol, par des terroristes, du kilogramme étalon.
La France en faisait alors une véritable affaire d'Etat, mettant tout en œuvre pour assurer la sauvegarde de l'étalon, partie intégrante de son patrimoine historique.
À l'inverse, des forums étasuniens s'érigeaient contre le fait que l'étalon soit conservé en France, et plus encore que le mouvement d'unification ait été élaboré par un gouvernement français taxé de communisme.
La composante nationale est donc essentielle en ce qui concerne les acteurs, en particulier au travers de leur manière de se percevoir et de percevoir les autres protagonistes. Ainsi, plusieurs chercheurs français "accusent" les Etats-Unis de chercher à déplacer le centre de gravité de la métrologie vers le continent nord-américain. Les chercheurs américains, quant à eux, répondent par la négative et affirment que le lieu physique de l'artefact n'est que le produit d'une conjoncture donnée, datant de plus de deux siècles, et invoquent le fait que progressivement les Etats-Unis ont pris une place non négligeable dans la recherche métrologique. La place nouvelle du
Task Group
on Fundamental Constants.CODATA * est en effet centrale : cet organisme élabore une estimation des constantes fondamentales et est donc un acteur éminent de notre controverse. Il est très largement financé et influencé par le
National Institute
of Standards and Technology. NIST *. Si les membres de ce laboratoires se défendent d'un manque de transparence et de communication sur les résultats du
Task Group
on Fundamental Constants.CODATA *, certains chercheurs, notamment français, soulignent son manque de collaboration et soulèvent la question de l'utilisation de cet organisme comme moyen d’influencer l’issue de la controverse. Quant au projet Avogadro, le comportement de l'Allemagne est intéressant. Derrière la volonté de mener à bien ce projet de manière relativement isolée se cache sans doute le désir d’une reconnaissance de la qualité de la recherche nationale.
L'autre facette de cette différentiation nationale est idéologique. Il existe, selon le milieu scientifique français, et en particulier le Président de la
Conférence Générale
des Poids et Mesures.CGPM *, une opposition entre une vision pragmatique anglo-saxonne et une approche dogmatique d’inspiration française. Il faut comprendre ici qu'aux dires de ces chercheurs, le terme « dogmatisme » est mélioratif, synonyme de rigueur scientifique et d'obsession de l'exactitude. En effet, il existerait cinq éminents chercheurs anglo-saxons, trois du
National Institute
of Standards and Technology. NIST * et deux du
National
Physics Laboratory. NPL *, désignés comme le "gang des cinq" par certains acteurs. Ces derniers prônèrent en 2005, dans un article publié dans Metrologia, une redéfinition rapide sur la base des résultats déjà obtenus. Cette volonté est ouvertement critiquée par les métrologues français. Les problèmes soulevés par les tenants du « dogmatisme » sont de plusieurs natures.
Tout d'abord, les résultats des différentes balances du Watt (
National
Physics Laboratory. NPL * et
National Institute
of Standards and Technology. NIST *)
ne sont pas cohérents. Ensuite, il serait souhaitable de constater la convergence des résultats entre les balances du Watt et le projet Avogadro. En effet, le "sérieux" scientifique exigerait d’observer des résultats cohérents entre les différents protocoles. Il est ici notable que ce qui prime chez les chercheurs français
n'est pas tant l'attachement au projet en lui-même que la sauvegarde d'une idéologie scientifique.
Pour les membres du « gang des cinq », cette position correspondrait à mettre
"à la fois une ceinture et des bretelles" (B. Taylor), là où eux se contenteraient d'une simple ceinture. D’après eux, une redéfinition, même prématurée et fondée sur des valeurs scientifiques inexactes, ne serait pas handicapante. En effet,
les constantes fondamentales étant toutes reliées entre elles, le phénomène physique ne serait pas erroné. D'autre part, un ajustement de ces valeurs pourrait être réalisé ultérieurement. Une redéfinition hâtive par la fixation de h permettrait toutes les perspectives précitées. Aussi, ils opposent à la perception d’une rupture entre dogmatiques et pragmatiques un paradigme alternatif : "conservateurs" contre "progressistes" (étant entendu que le « gang des cinq » se considère comme progressiste).