Habiter un écoquartier

Dans cette partie, nous expliquons en quoi les ambitions d’un écoquartier, sont en France victime d’une dissociation techniques-usages. Entre une vision souvent trop “techno-centrée” et la réalité des habitudes et des usages des habitants, il s’avère que la réalité des performances énergétiques des écoquartiers ne correspond pas aux attentes des concepteurs. Les techniques utilisées elles-mêmes entrent en confrontation avec l’usage qu’en font les habitants. Ainsi, la réalité des quartiers durables en France résulte de contradictions entre une certaine conception de la durabilité, fondée sur une victoire de la technique (dont découlerait les pratiques adéquates), et la réalité des pratiques et habitudes des usagers, qui négocient et détournent ces innovations.

Les acteurs interviewés

Vincent Renauld

Vincent Renauld est ingénieur et docteur en urbaniste, spécialiste de la ville durable. En 2008, il participe à l’expertise scientifique du premier concours EcoQuartier. Il est notamment l’auteur de la thèse “Fabrication et usage des écoquartiers français”, publiée en 2013. Il travaille actuellement à la Chaire de l’Economie et du Climat.

Franck Faucheux

Franck Faucheux, ingénieur-architecte à l’ANRU, Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine, membre de la mission de préfiguration de l’Institut pour la Ville Durable. De 2005 à 2008, il est en charge du programme d’expérimentation des Villas Urbaines Durables, dans le cadre duquel il s’implique lors de la construction du quartier Saint Jean du Jardin à Châlons-sur-Saône, ultérieurement labellisé EcoQuartier. Dans le même temps, il commence à s’intéresser à des des initiatives du Nord de l’Europe, les “éco-neighborhoods”. Franck Faucheux sera le pilote de la démarche nationale EcoQuartier, de 2008 à 2014.

La performance des écoquartiers

Les écoquartiers sont les lieux privilégiés pour l’expérimentation de dispositifs techniques innovants. Les innovations techniques expérimentées dans le cadre des écoquartiers découlent des nouvelles obligations réglementaires, à l’échelle nationale comme internationale (loi SRU, réglementations thermiques, plans climat…). Cependant, comme le note le sociologue Gaëtan Brisepierre dans son étude Les conditions sociales et organisationnelles d’une performance énergétique in vivo dans les bâtiments neufs, dans un bâtiment conçu pour être “performant”, c’est-à-dire avec une consommation d’énergie plus basse, 70% des consommations restent entièrement dépendantes des usagers.

Un bâtiment n’est jamais performant en soi, au contraire, ce sont ses usages qui façonnent sa consommation d’énergie.” avance Gaëtan Brisepierre.

Or, nous allons voir que la réalité des pratiques des habitants est souvent en contradiction avec les planifications des concepteurs. Comme le dit Vincent Renauld, il y a un “fossé” entre les différentes innovations et les habitudes réelles.

Comme l’explique Gaëtan Brisepierre, “l’atteinte des objectifs énergétiques dépend de la forme des interactions sociales qui se nouent entre les occupants, les gestionnaires et les concepteurs”.

Il ajoute: “Les sources de surconsommation sont multiples et impliquent toute la chaîne des acteurs: imperfection des modèles de prévision, erreur de conception, défauts de mise en œuvre, problèmes de réglage et de maintenance... et enfin comportements des usagers”.

Au vu des informations énoncées juste au-dessus, il est légitime de se demander pourquoi notre étude dissocie les pratiques de construction et les usages des habitants. La raison vous apparaîtra à la lecture de l’étude. En effet, il transparaît que les modes de production des écoquartiers aujourd’hui en France répondent à des logiques où l’usager rentre tard dans la chaîne de production d’un écoquartier, loin des objectifs affichés par la grille du label écoquartier. Il y a donc une dissociation claire entre l’occupant/utilisateur, “réduit au rôle d’usager” (Rivoire et Bauregard, L’efficacité énergétique à l’épreuve de l’usage) et le reste de la chaîne d’acteurs. Malgré son rôle fondamental dans la performance énergétique de ces quartiers, il reste peu pris en compte dans le processus de construction. Ainsi s’explique la nécessité de dissocier, sur ce site internet, les pratiques de construction avec la réalité des usages d’habitation.

Voir la grille

L’idéologie: changer les pratiques par la technique

Dans sa thèse, Vincent Renauld constate que l’idée de changer l’espace et les systèmes techniques pour changer les comportements est une approche peu innovante. Cette approche descendante, que l’on désigne aussi sous le terme top-down (à l’opposition d’une approche bottom-up), traverse tout le 20e siècle. La vision de “l’homme moderne” défendue par Le Corbusier serait en fait peu différente de la vision de “l’homme durable” portée par la construction des écoquartiers. Ces “cadeaux de la technique” (Le Corbusier) impliquent donc tous un rapport descendant à l’usage. Et en effet, la banalisation de nouvelles dispositions techniques et spatiales n’est pas neutre pour l’usage, que ça soit du côté des savoir-faire pour les professionnels qui mettent en oeuvre les dispositifs et les entretiennent, ou du côté des occupants, au niveau de leurs savoir-vivre.

En généralisant de nouveaux types de bâtiments et d’espaces publics, Vincent Renauld explique: “cela implique une intentionnalité sociale et une projection sociale particulière, qui est le fruit d’un collectif d’acteurs.

Exemple

Dans le cas des écoquartiers, sont souvent mis en avant des espaces plus naturels, plus bucoliques, qui impliquent donc une projection sociale différente. Les écoquartiers français ne projettent pas l’image d’un citoyen impliqué ou engagé dans la cité, mais plutôt engagé dans des activités que Vincent Renauld nomme “prépolitiques”: à savoir les loisirs, le divertissement, la vie de famille. Cela relève du choix des concepteurs et des acteurs qui construisent ces espaces, et contraste nettement avec l’idée de l’engagement et de la participation, fondamentale pour certains dans la conception d’un écoquartier (telle que défendue par la grille d’évaluation du label EcoQuartier, ainsi que par les mécanismes de construction des quartiers durables du Nord de l’Europe).

        Le label EcoQuartier et l’implication des habitants

        L’engagement des habitants dans les écoquartiers

EcoQuartier Le Sycomore à Marne-la-Vallée

La victoire de la technique

D’après Vincent Renauld, cette approche descendante dans la construction des écoquartiers français porte le risque d’une “délégitimation des usages sociaux face aux modes de conception”.

La recherche de la durabilité passe donc par de nouvelles techniques qui détiendraient la solution, au détriment des habitudes des usagers.

Comme le note Mathieu Saujot dans son étude La transition énergétique au défi des usages et de la participation : l’expérience des écoquartiers (octobre 2015), “on observe que l’accent a été mis sur la dimension technique au détriment des autres dimensions”.

Rivoire et Bauregard[1] confirment, “la recherche d’efficacité énergétique passe souvent par une réduction des marges de liberté et donc une confiscation de l’usage de l’occupant”.

Cet objectif d’efficacité énergétique justifierait la limitation voire l’éradication de certains usages, comme l’ouverture des fenêtres, l’impossibilité de contrôler les dispositifs de chauffage ou de rafraîchissement, une imposition des rythmes d'occultations, etc. La technique est donc vue comme la solution. En effet, les concepteurs d’écoquartiers parlent de bâtiments économes, de bâtiments basse consommation… Ce sont les systèmes qui détiennent la solution.

Comme le note Jean-Didier Laforgue dans le rapport intitulé Contribution scientifique et technique sur la notion d’appropriation dans les opérations d’aménagement durable, dans les EcoQuartiers français (il se réfère donc aux écoquartiers labelisés), en voulant par exemple réduire la place de la voiture, on utilise “un discours moralisateur, en la cachant sous dalles pour la supprimer de l’espace public, au lieu de chercher à impliquer les habitants autour des questions de formes alternatives de déplacement ou de développement d’une conception urbaine favorisant un usage réduit de la voiture”.

        Le quartier du Grand Large à Dunkerque, un exemple de “discours moralisateur” comme l’entend Jean-Didier Laforgue.

Prenons un exemple plus précis d’une innovation technique qui implique de forts changements dans les usages des constructeurs, et des habitants, que nous développe Vincent Renauld lors de notre entretien.

Le système de ventilation double flux est un système très ingénieux, mais c’est une idée d’ingénieur donc elle a ses limites. [...] On va réchauffer l’air qu’on insuffle dans le logement par l’air qui sort. C’est une ventilation qui va dans les deux sens. Sauf que c’est très exigeant au niveau des comportements”.

En effet, ça l’est pour l’installation et la maintenance: en France il n’existe pas de corps de métier spécifique lié à la ventilation: qui doit s’occuper d’installer ce système? Qui va s’occuper de la maintenance ? Il faut savoir mettre les ventilateurs correctement, ne pas les inverser, savoir changer les fils, etc.

De plus, c’est un système également contraignant pour l’habitant, qui est confronté à une double contrainte:

  • Une ventilation bouchée a plus de conséquences sur le fonctionnement de la ventilation que dans le cas d’une ventilation simple flux, car ça peut totalement bloquer le dispositif.

  • L’ouverture des fenêtres perturbe le cycle aéraulique. Cela peut gêner le fonctionnement du système.

Il est par ailleurs intéressant de noter, comme nous le précise Vincent Renauld, qu’après quelques années, les systèmes de ventilation double flux ont quasiment disparu, car les contre-performances étaient trop importantes et les coûts de maintenance et de remplacement devenaient trop élevés.

        Comment construire un écoquartier en France et quels savoir-faire pour mettre en place les systèmes techniques?

Comment combler le fossé entre la technique et les habitudes?

De cette dichotomie entre les habitudes des habitants et les systèmes techniques innovants découle des contre-performances quand on regarde le bilan énergétique des écoquartiers. Ainsi, les ambitions de durabilité portées par ces nouveaux systèmes techniques en termes de réduction de consommation d’énergie seraient contrecarrées par les usages des habitants.

En France, pour combler ce fossé entre techniques et habitudes, une approche majoritaire peut être repérée.

Comme l’explique Vincent Renauld, “aujourd’hui, ce qui est dominant, c’est que pour combler ce fossé, on décide de faire de la pédagogie.”

Il précise: “Dans le cas du logement social, on met en place des dispositifs pédagogiques pour expliquer ce qu’on a fait et ce qui est donc attendu. Ces ressources sont surtout en interne (le bailleur social), avec des services d’animation auprès des locataires, qui gèrent ces explications.”

Mais dans la pratique, sous la pression de la vente (avec la crise immobilière), les bailleurs ne mettent  pas toujours les futurs habitants au courant des pratiques en vigueur dans l’écoquatier. Mme X de la Maison du Quartier de Dunkerque est souvent confrontée à ce genre de cas.

L’exemple de Dunkerque et de l’information aux habitants.

Extraits d’images issues dans la thèse de Vincent Renauld

(N.B: ALE = Agence Locale de l’Energie)

De manière générale, Vincent Renauld avance que ce sont des structures associatives et para-publiques, comme l’Agence locale de l’énergie, qui peuvent se mettre à disposition des collectivités pour faire de la sensibilisation. C’est rarement la collectivité qui s’en occupe directement.

Il précise: tous “ces outils [...] visent à soumettre les travailleurs et les habitants au mode d’existence des objets exigé par les logiques économiques de fabrication”. 

Ces logiques “s’encastrent dans les usages économiques et financiers dominants et nécessitent des comportements sociaux spécifiques”. “En ce sens, les outils éducatifs ont pour but de rapprocher les pratiques sociales réelles [...] des pratiques sociales abstraites” telles que définies par les conditions de production des écoquartiers.

Encore une fois, il transparaît que la durabilité, telle qu’elle est profilée par la mise en place des écoquartiers français, est une notion qui s’intègre dans les schémas économiques dominants.

Comme l’ajoute Gaetan Brisepierre[2], aucun professionnel n’est officiellement missionné et rémunéré pour accompagner les habitants dans la socialisation aux systèmes techniques présents dans leur logement. Cet accompagnement se ferait alors “à la marge”.

Même si des initiatives sont bien prises, aucun acteur ne se considère véritablement responsable de l’accompagnement” explique Gaetan Brisepierre.

De son côté, la chercheuse en urbanisme et aménagement de l’espace Jodelle Zetlaoui-Léger (“La concertation citoyenne dans les projets d'écoquartiers en France :

évaluation constructive et mise en perspective européenne”) critique la volonté d’implication des habitants dans les processus de construction des EcoQuartiers (elle aussi parle des quartiers labellisés). Selon elle, il s’agirait surtout d’instruire les futurs habitants aux nouveaux modes d’habiter à adopter, par l’acquisition de “bonnes habitudes” afin de limiter les déperditions d’énergies, gestion des déchets… C’est un processus d’acculturation plutôt que d’appropriation.

Ainsi, dans une approche dites pédagogique, les habitants sont en situation d’apprentissage et doivent adapter leurs comportements aux innovations techniques pensées par les concepteurs. Dans cette approche, c’est donc l’habitant qui doit se conformer. Elle note que des projets où de larges débats sont ouverts avec les acteurs locaux existent, mais sont minoritaires

Nous voyons donc que ces processus d’acculturation répondent à une certaine conception des pratiques durables, qui doivent être inculquées aux habitants après avoir été définies par les concepteurs techniques (qui pensent donc la durabilité en termes de systèmes techniques et d’innovation). Du coup, la durabilité serait affaire d’un apprentissage et de pédagogie.

        Les processus de construction dans un écoquartier

L’appropriation des systèmes techniques par les habitants: quels problèmes?

Nous avons montré en quoi certains acteurs identifient des logiques de contre-productivité dans la performance énergétique des écoquartiers, et les mécanismes (des contre-pratiques) qui oeuvrent dans ce sens. D’un côté, il y une approche qui considère que ces phénomènes de contre-performances sont dus à une méconnaissance par les habitants des pratiques à adopter, de l’autre, on trouve une approche qui critique l’exclusion des usages des habitants dans la façon de penser les systèmes techniques innovants. Cependant, il nous faut identifier plus clairement où se situent les confrontations entre les usagers et les systèmes techniques: pourquoi certaines innovations techniques affichent des contre-performances ?

Comme l’explique Vincent Renauld, la spécificité des écoquartiers se pose clairement en matière d’innovation. Car l’innovation technique peut impliquer que la convention d’utilisation des objets et systèmes techniques ne soit pas partagée par tous. “Lorsque les choses ne se font plus naturellement”. En effet, “l’intentionnalité et la projection ne sont pas suffisantes. Les gens bricolent, détournent et contournent”.

Ainsi, Vincent Renauld prolonge le concept d’usage pour définir celui de “virtuosité” des habitants. Cela désigne la “disposition qu’acquiert chaque habitant à manipuler les objets qui l’entourent selon les règles d’usage contingentes aux situations données.” Ainsi, la virtuosité n’est pas seulement un mode d’intériorisation des normes sociales, c’est surtout “une forme d’habileté voire de dextérité par laquelle l’habitant se sert des objets”.

Ainsi, la confrontation entre l’habitant et l’innovation technique diffère selon le rapport qu’il y a entre l’innovation technique et l’usage. Si l’innovation sous-entend une rupture dans les règles d’usage, l’implication est différente que si elle en souligne les continuités.

Prenons des exemples. Les exemples issus des travaux de Vincent Renauld concernent l’EcoQuartier de Bonne à Grenoble, tandis que les exemples issus des travaux de Gaetan Brisepierre concernent à la fois l’EcoQuartier de Bonne (plus spécialement le bâtiment “Patio Lumière”), et l’écoquartier les Hauts de Feuilly à Lyon.

La précision des exemples qui suivent implique nécessairement un changement d’échelle. En effet, pour repérer précisément et étudier les processus de confrontation entre les usagers/habitants et les systèmes techniques innovants, il est nécessaire de passer à l’échelle du bâtiment, voire de l’appartement.

  •  Le sol écologique en marmoleum 

Ce sol conçu avec un matériau écologique spécifique est un revêtement en apparence proche du lino. Les faibles émissions de Composés Organiques Volatiles (cov) ou de produits toxiques, ainsi que son caractère auto-nettoyant permettent de réaliser des économies d’eau et de produits détergents.

Vincent Renauld note, dans sa thèse, que malgré une bonne connaissance du mode d’emploi fourni par le bailleur (11 foyers sur 16 interrogés), la large majorité des foyers utilise de l’eau couplée à des produits ménagers, ou des lingettes commerciales spéficiques, pour nettoyer le sol écologique de leur logement. Ces pratiques de lavage renvoient à des représentations spécifiques de propreté.

Cette pratique prolongée de nettoyage provoque une réaction chimique avec les matériaux qui composent le sol en marmoleum. Il dégage ainsi alors une odeur spécifique dont les habitants ont une image négative. La majorité des usagers concernés augmente ainsi la quantité de produit lors du lavage afin que le parfum commercial prenne le dessus sur l’odeur de colle tandis que d’autres, de manière plus marginale, installent des diffuseurs électriques de parfum dans leur salon

Il y a donc une confrontation entre les pratiques des habitants et le dispositif technique.

  • L’interrupteur coupeur de veille 

Cet interrupteur permet de couper les veilles des appareils électriques à l’aide d’un seul interrupteur. Il suppose que l’habitant coupe les veilles de ces appareils qu’il n’utilise pas (la box, le lecteur dvd, la télévision, etc).

Vincent Renauld note que la moitié des foyers enquêtés n’utilise pas l’interrupteur pour éviter qu’il ne coupe certains équipements tels que l’ordinateur, le modem internet et le téléphone connexe. Les raisons invoquées sont le fait de pouvoir rester joignable à toute heure, ainsi que l’habitude de télécharger sur internet. Des pratiques de bricolage autour de l’interrupteur peuvent se mettre en place, en y mettant du scotch afin de le condamner. Aussi, les foyers qui utilisent quotidiennement l’interrupteur coupeur de veille le détournent radicalement de l’usage initial en reliant la prise concernée à une lampe d’appoint. Ce détournement est associé par les usagers à une diminution des efforts à fournir pour allumer la lampe d’appoint.

Il y a donc une confrontation entre les pratiques des habitants et le dispositif technique.

  • La façade végétalisée

La façade végétalisée permet un confort thermique d’été des logements (il limite les risques de surchauffe liés aux dispositifs d’isolation du bâtiment). Il a une capacité d’absorption du rayonnement solaire.

La perception qu’ont les habitants de ce dispositif diffère selon qu’il se situe à l’extérieur du balcon ou à l’intérieur de l’espace de vie. La façade végétalisée est perçue comme envahissante lorsqu’elle franchit le seuil de l’espace privé. Elle renvoie alors l’image d’une nature sauvage, envahissante, avec des insectes. Les habitants reconstruisent alors les frontières de leur habitat, en taillant eux-mêmes la façade, en utilisant des insecticides, ou, de manière plus marginale, en détournant le système d’arrosage afin de ralentir la croissance des plantations. Inversement, lorsque la façade végétalisée ne pénètre pas dans l’espace privé, elle est qualifiée par les habitants de « jolie », « esthétique » voire « colorée ».

Il y a donc une confrontation entre les pratiques des habitants et le dispositif technique.

« Ben moi, les plantes je trouve ça joli, mais tant que c’est pas devant chez moi ! (rire) non, de l’extérieur c’est pas mal, c’est joli quand ça fleurit un peu mais par contre moi j’ai pas trop envie d’avoir les araignées et les petites bêtes sur mon balcon, quoi ! ».

  • Le chauffage d’appoint

Dans les bâtiments performants, le système de chauffage fonctionne plus sur les grandes masses (murs, planchers) que sur les petites masses (radiateur). L’usage des radiateurs est donc réduit. Cela change le rapport au foyer de chaleur à l’habitant.  On a un changement technique qui a une implication sociale : pour les gens, c’est plus la même manière de percevoir la chaleur. “Ca change les habitudes mais ne va pas forcément poser problème.” (Vincent Renauld). “Quand l’innovation réussit à se greffer dans le réel, c’est qu’elle arrive à actualiser certaines habitudes ou règles d’usage”.

A l’inverse, Gaetan Brisepierre témoigne de l’utilisation des chauffages d’appoint, qui permettent aux habitants de s’autonomiser des contraintes techniques du bâtiment. Ce phénomène provoque alors une consommation d’électricité qu’il qualifie d’ “effet rebond”, c’est-à-dire que les consommations d’électricité deviennent alors supérieures aux prévisions. On identifie alors clairement les phénomènes de contre-productivité dans la performance énergétique, qui ont un coût économique. Il critique donc le fait que la législation (notamment la réglementation thermique) ne prenne pas en compte les usages spécifiques de l’électricité (USE), alors qu’ils représenteraient la majeure partie des consommations d’énergie dans les bâtiments basse consommation.

  • Les détecteurs de présence

Gaetan Brisepierre étudie ce dispositif “antigaspi”, qui permet, via des dispositifs automatiques, de ne déclencher l’éclairage que pour une certaine durée, lorsqu’une présence est détectée.

Les habitants auprès desquels M. Brisepierre a réalisé son étude, tiennent un discours très positif à l’égard  de ces automatismes, qui les décharge d’une tâche répétitive et peu valorisée (allumer/éteindre la lumière). Pour autant, l’extinction intempestive de la lumière provoque des contrariétés voire des dangers. Les personnes âgées ou le personnel de ménage se retrouvent plus facilement dans le noir. Des tactiques comme “secouer le bras”, “prendre son portable”, ou encore contrecarrer le détecteur en “posant le balai dessus” permettent alors aux habitants de s’autonomiser face au dispositif.

  • Les produits blancs / l’électroménager

Ces produits, comme nous l’avons mentionné dans l’exemple 4, sont relatifs aux usages spécifiques de l’électricité (USE), qui représentent une part importante de la consommation d’électricité. M. Brisepierre note que même les ménages les plus militants décident de l’acquisition d’un sèche-linge, fortement énergivore. Il réduit considérablement le temps de travail domestique (lavage et repassage), assuré majoritairement par les femmes. “La surconsommation d’énergie est ainsi le prix de la paix sociale car elle atténue la tension liée au surcroît de travail féminin”.  

Pour conclure, il apparaît que les ruses mobilisées par les habitants traduisent le problème que leur posent les innovations techniques.

Ce problème indique les ruptures entre dispositifs techniques et sociaux” (Vincent Renauld).

Or, il est intéressant de noter que ces ruptures ne sont jamais systématiques, elles sont à la fois partielles et situées: cela concerne certaines règles dans certaines situations.

Ce décalage entre les nouveaux instruments écologiques de l’habitat et la virtuosité des habitants ne signifie pas que les nouveaux outils sont hors usage, mais plutôt décalés de certaines règles sociales et dans des situations spatio-temporelles particulières. Il n’y a pas forcément d’opposition franche entre les usagers et les objets techniques. Les ruptures sont partielles, situées, avec des degrés d’opposition.

Quand on reprend le premier et le troisième exemple (le sole marmoléum et la façade végétalisée, cela implique que:

  • le sol écologique marmoléum pose un problème aux habitants non pas général mais en particulier : concernant sa propreté. il ne pose pas de problème sur d’autres domaines, tels que la sécurité ou l’isolation phonique, par exemple.

  • la façade végétalisée pose problème aux habitants, mais uniquement lorsqu’elle se situe à l’intérieur du balcon.

Enfin, il convient de rappeler que certaines innovations peuvent être complètement appropriées par les habitants. Par exemple, les systèmes réducteur de débit, consistent en un mélange eau/air qui permet de réduire la consommation d’eau. Pour l’usager, il y a une sensation de débit mais le volume d’eau est moins important via un mélange air et eau. Si la qualité est bonne, les habitants ne s’en rendent pas compte. Ce système limite la consommation d’eau sans gêner habitants. “On a une innovation qui s’oublie à l’usage” (Vincent Renauld). “Il faut rester mesuré”. Ainsi, lorsque l’innovation s’oublie à l’usage, ou actualise des règles d’usage existantes, alors elle sera facilement appropriée par les habitants

Une autre donnée importante: l’engagement des habitants

Comme l’indique Mathieu Saujot[3], l’écoquartier se destine à une population «lambda». En effet, en France, c’est tout l’enjeu des politiques d’écoquartier que de sortir d’une logique militante pour viser à un modèle générique d’urbanisme durable. Ainsi, derrière des préoccupations de performance énergétique, se cache un enjeu politique de généralisation de la ville durable. En ce sens, les écoquartiers sont donc une sorte de “laboratoire de la ville durable” (Bonnard, “Les écoquartiers: laboratoires de la ville durable”, 2010). Cela répond à l’objectif du label EcoQuartier, dont l’idée est, d’après Franck Faucheux de faire “une passerelle qui soit dépolitisée, accessible et compréhensible”.

Il nous apparaît donc qu’à travers cet enjeu de massification, on peut repérer un autre aspect de la durabilité défendu par l’approche dominante des écoquartiers en France. Comme l’explique Vincent Renauld, cette approche est différente des “premiers écoquartiers nord-européens pilotés par les communautés”.

Ainsi, cette vision française de la durabilité telle que construite par les écoquartiers implique un paradigme non pas communautaire et militant, mais généraliste et dépolitisé

        Le label EcoQuartier et la construction de la durabilité

Dans cette perspective de massification, Mathieu Saujot critique l’ambition de créer de l’implication et des changements de comportement par de simples outils de sensibilisation.

”Dans cette perspective, l’écoquartier n’est bien souvent rien de plus qu’un quartier classique, particulièrement bien équipé et souvent bien situé.” précise Mathieu Saujot.

Vincent Renauld confirme : “c’est rare que les gens aillent dans un écoquartier parce que c’est un écoquartier. C’est parce qu’ils bénéficient de prêts à taux zéro, que c’est des primo-accédants, parce ce que c’est situé en centre ville, parce que c’est du péri urbain et qu’ils se disent que ça va prendre de la valeur… Pour ce que j’en sais, le fait que ça soit un écoquartier est rarement moteur dans le choix.

Gaetan Brisepierre[4] identifie trois catégories d’habitants, selon leur niveau d’engagement.

  • « L’engagé » participe activement à la gestion du bâtiment et reprend à son compte l’objectif énergétique. Par exemple, il est engagé dans le syndicat de son quartier.

  • « L’accommodé » adopte une posture adaptative vis-à-vis du bâtiment car il y trouve avantage. Il s’agit d’une personne sensible à l’écologie.

  • « Le réservé » adopte une attitude conservatrice et se montre critique même s’il n’en rejette pas tous les aspects.

L’exemple du Grand Large, une vie de quartier réussie?

D’après le rapport intitulé “Contribution scientifique et technique sur la notion d’appropriation dans les opérations d’aménagement durable”, il est mentionné qu’un des présupposés des EcoQuartiers concerne l’adhésion active des habitants qui partagent les mêmes ambitions environnementales. Or, cela risque d’attirer les mêmes catégories sociales, soit de favoriser des processus de gentrification.

Ainsi, il est dit que les modes de conception et de peuplement des EcoQuartiers portent le risque de fabriquer des enclaves territoriales surinvesties par leurs habitants et rejetées par le reste de la population.

L’objectif de mixité sociale prôné par le label aboutirait à une ségrégation?

A contrario, notre entretien avec Vincent Renauld révèle une vision différente portée par le chercheur: “Je ne pense pas que les écoquartiers portent le risque d’être des enclaves. Il y a une volonté de la part des collectivités d’être très attentifs à ça.”

Il ajoute: “Les écoquartiers pensent les espaces publics avec des formes d’attractivités plus larges que le quartier lui même, pour avoir une mixité qui va  au delà du quartier.”

“C’est très stratégique : on décide de mettre une médiathèque à tel endroit car on sait qu’elle va au delà du quartier. On met en place un espace public de grande ampleur car on sait que ça va aller au delà du quartier.” Qui plus est,  “Il y a entre 20 et 40% de logements sociaux selon les projets. Du fait des logements sociaux, il y a une mixité sociale de fait. Après ça veut pas dire que les gens sont amis.”

Il conclut donc “Ça ne me parait pas être une évidence qu’il y ait un risque d’enclave.” C’est une différence notable avec d’autres pays comme l’Allemagne ou le Danemark, où il y a un “rapport communautaire à l’aménagement”. Si, de ce fait, des logiques bottom-up sont plus fréquentes (les habitants sont moteurs et fortement engagés dans le projet), cependant des logiques de gentrification sont plus récurrentes. C’est une critique récurrente du quartier de Vauban à Fribourg en Allemagne (voir par exemple cet article de l’ENS)

L’écoquartier Vauban

Des propositions: un nouveau paradigme pour la technique?

Comprendre les pratiques de construction dans un écoquartier.

Ainsi, nous avons identifié des acteurs (dont Vincent Renauld) critiquant le fait que  l’habitant soit trop peu pris en compte lors de la conception des écoquartiers, ce qui explique les résultats décevants en matière de consommation énergétique des écoquartiers. La technique est construite sur la base d’une abstraction de l’usager, tandis que la préoccupation de l’usager réel arrive plus tard dans le projet où c’est un paradigme pédagogique qui entre en jeu.

Par exemple, comme indiqué dans le rapport “Contribution scientifique et technique sur la notion d’appropriation dans les opérations d’aménagement durable”, le principe de limiter les circulations automobiles dans les EcoQuartiers doit se confronter à ce « principe de réalité » des usages des habitants en la matière.

Cependant, il est nécessaire de préciser que les différents acteurs qui produisent les écoquartiers se rendent compte de la réalité des usages. En effet, ces confrontations ont un coût économique.

Comme le dit Vincent Renauld, “quand j’ai fait ma thèse, on venait de se rendre compte que le sol en marmoleum allait devoir être changé d’ici 4 ou 5 ans. On s’est donc rendu compte que ça pouvait être contre-productif d’installer de nouveaux dispositifs, d’avoir mis ce sol qui était aussi décalé des habitudes des habitants.” Il ajoute qu’il y a eu des phénomènes d’apprentissage de la part des acteurs, qui réalisent petit à petit que vouloir déployer des innovations alors que le monde social ne suit pas peut se retourner contre l’idée initiale.

Ainsi, Vincent Renauld avance une hypothèse: “c’est peut être plus légitime de se former dans le monde du travail à de nouveaux usages (cadre d’apprentissages nouveaux), plutôt que de rentrer chez soi le soir, d’avoir travaillé toute la journée, et de devoir apprendre comment on se sert de tel ou tel truc”.

Quels savoir-faire pour mettre en place les systèmes techniques? Une question essentielle dans la construction des quartiers durables.

Mathieu Saujot[5] plaide également pour un besoin de changement dans la conception: “si l’on reste dans une logique technique et top-down avec une faible participation des habitants, nous manquons l’un des objectifs qui est d’enclencher une dynamique collective de changement de pratiques.

Enfin, comme l’explique Vincent Renauld,  “les problèmes d’usages sur le terrain ont amené des controverses au sein même du monde architectural.” C’est ce problème de l’usage que tente de prendre en compte le mouvement architectural soft tech. Il plaide pour une complexification de la conception pour en simplifier l’usage pour les habitants. C’est l’idée d’un bâtiment sans mode d’emploi pour l’habitant.

Pour finir, Gaetan Brisepierre[6] plaide pour une vision systémique des écoquartiers, où la performance des bâtiments n’est plus conçue en amont, mais prend en compte les pratiques réelles des habitants. Il faut se décentrer d’une approche trop focalisée sur la réglementation. “Bien que la définition de standards techniques soit nécessaire à la conception, il ne faut pas confondre la fin avec les moyens.” Il est donc nécessaire de passer à une approche centrée sur la performance in vivo.


[1] Rivoire et Bauregard, « L’efficacité énergétique à l’épreuve de l’usage », 2011

[2] Gaetan Brisepierre, “Les conditions sociales et organisationnelles d’une performance énergétique in vivo dans les bâtiments neufs”, 2013

[3] Mathieu Saujot,“La transition énergétique au défi des usages et de la participation : l’expérience des écoquartiers”, octobre 2015

[4] Gaetan Brisepierre, “Les conditions sociales et organisationnelles d’une performance énergétique in vivo dans les bâtiments neufs”, 2013

[5] Mathieu Saujot,“La transition énergétique au défi des usages et de la participation : l’expérience des écoquartiers”, octobre 2015

[6] Gaetan Brisepierre, “Les conditions sociales et organisationnelles d’une performance énergétique in vivo dans les bâtiments neufs”, 2013