Construire un écoquartier

Dans cette partie, nous analysons les interactions entre les acteurs qui conçoivent et construisent les écoquartiers, fondamentales pour comprendre quelle vision de la durabilité est mise en forme. L’importance nouvelle et cruciale d’acteurs spécialistes et experts (les ingénieurs, les architectes urbanistes) rend plus saillant l’importance des systèmes techniques innovants dans la conception de la durabilité telle que travaillée dans les écoquartiers. Cela impose des contraintes sur l’implication d’autres acteurs non spécialistes (les habitants), dans la définition de ces quartiers durables. Dans le même temps, ces dispositifs techniques participent à construire certaines attentes dans la façon de construire (les savoir-faire) et la façon de les utiliser (les savoir-vivre).

Les acteurs interviewés

Franck Faucheux

Franck Faucheux, ingénieur-architecte à l’ANRU, Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine, membre de la mission de préfiguration de l’Institut pour la Ville Durable. De 2005 à 2008, il est en charge du programme d’expérimentation des Villas Urbaines Durables, dans le cadre duquel il s’implique lors de la construction du quartier Saint-Jean des Jardins à Chalon-sur-Saône, ultérieurement labellisé ÉcoQuartier.  Dans le même temps, il commence à s’intéresser à des initiatives du Nord de l’Europe, les “eco-neighborhoods”. Franck Faucheux sera le pilote de la démarche nationale ÉcoQuartier, de 2008 à 2014.

Rebecca Pinheiro-Croisel

Rebecca Pinheiro-Croisel est ingénieure-urbaniste et ancienne chercheuse aux Mines Paris-Tech, elle est l’auteure de la thèse “Innovation et éco-conception à l’échelle urbaine: émergence et modèle de pilotage pour un aménagement durable” publiée en 2013 sous la direction de Franck Aggeri. A travers cette thèse, elle cherche à caractériser les nouveaux instruments et éléments de langages mobilisés dans le cadre de projets urbains innovants, et notamment les écoquartiers. Elle montre également comment le label, réel outil d’éco-conception, dote les acteurs d’une véritable méthodologie dans la conception d’un écoquartier.

Nicolas Michelin

Nicolas Michelin est architecte urbaniste. Il dirige l’agence ANMA (Agence Nicolas Michelin et Associés). C’est un acteur engagé contre la labellisation qui s’exprime au cours d’expositions sur la construction de la ville durable, notamment lors d’une exposition en mai 2016 à la Manne, dans le 10ème arrrondissement de Paris. Pour l’exposition intitulée “Pour une nouvelle conception de la ville durable”, Nicolas Michelin prend la parole en publiant également un manifeste signé par 100 autres acteurs.

Vincent Renauld

Vincent Renauld est ingénieur et docteur en urbaniste, spécialiste de la ville durable. En 2008, il participe à l’expertise scientifique du premier concours ÉcoQuartier. Il est notamment l’auteur de la thèse “Fabrication et usage des écoquartiers français”, publiée en 2013. Il travaille actuellement à la Chaire de l’Economie et du Climat.

Les enjeux de construction d’un écoquartier

Dans les différentes initiatives de construction des écoquartiers, qu’il s’agisse d’écoquartiers labellisés ÉcoQuartier par le Ministère du Logement et de l’Habitat Durable ou non, certaines pratiques reviennent fréquemment dans les démarches de construction.

Par exemple, cela peut regrouper une facilitation de l’utilisation des modes de circulation doux: modes de transports jugés peu coûteux pour l’environnement, comme le vélo, les transports en commun, et le covoiturage.

Il peut également s’agir d’un traitement des eaux de pluie et des déchets, d’une certaine densité de bâti pour lutter contre l’étalement urbain, d’une connexion aux réseaux urbains existants, ou d’un raccordement des différents bâtiments au réseau de chaleur de la ville, via un système de cogénération pour la production de l’électricité.

L’utilisation de panneaux solaires thermiques ou photovoltaïques pour chauffer l’eau sont également courants dans les écoquartiers, tout comme des systèmes d’isolation des murs et fenêtres plus performants. 

Il est important de noter que des systèmes comme l’isolation par l’extérieur sont des systèmes qui étaient auparavant employés dans le but d’aller au delà des réglementations thermiques, à savoir la réglementation 2000. Ce sont aujourd’hui des pratiques qui sont usuelles puisqu’elles sont désormais inclues dans la nouvelle Réglementation Thermique RT 2012 (cette réglementation thermique concerne tout nouveau chantier de construction ou de rénovation d’un bâtiment et impose des objectifs de limitation de consommation énergétique[1]). Qui plus est, l’objectif fixé par le Grenelle de l’environnement (les rencontres politiques organisées en France en 2007, pour prendre des décisions à long terme en matière d'environnement et de développement durable) est de parvenir à diminuer de 40% la consommation d’énergie des bâtiments existants à l’horizon 2020.

Toutes ces différentes pratiques sont des tentatives techniques qui visent à proposer de nouveaux quartiers plus durables. En ce sens, les écoquartiers en France représentent des laboratoires de construction de la durabilité. Ils mettent en place de nouveaux systèmes techniques qui visent une meilleure performance energétique, et à travers un un mode de vie perçu comme durable.Ainsi, la construction de la durabilité dans les écoquartiers français répond à des critères de performance énergétique. 

Ainsi, en tant que “laboratoires de la ville durable” (Bonard, 2010), les écoquartiers mettent en oeuvre différentes innovations techniques, spatiales, manières de concevoir le quartier, et plus largement la ville.

Comme le dit Frank Faucheux, architecte-ingénieur, “le but c’est d’aller plus loin que les réglementations.[2]

        Des principes présents dans les écoquartiers comme ceux cités ci-dessus sont des systèmes innovants qui cependant peuvent aller à l’encontre d’une amélioration de la qualité de la construction.

D’après Gaëtan Brisepierre, sociologue spécialisé dans les questions d'énergie, d'environnement et d'habitat, “l’ambition énergétique s’avère être une contrainte à la créativité architecturale car la chasse aux ponts thermiques impose une compacité et une simplicité des formes (“Les conditions sociales et organisationnelles d’une performance énergétique in vivo dans les bâtiments neufs”, 2013).

Gaëtan Brisepierre poursuit: “Le respect de l’objectif énergétique est en tension avec celui de la qualité environnementale [...]. Par exemple, le maintien d’une bonne qualité de l’air intérieur demande une hotte aspirante ce qui fait peser un risque sur la perméabilité du bâtiment. Ou encore, l’aménagement paysager est parfois contredit par le choix d’un mode de chauffage économe comme la géothermie horizontale dont les capteurs ne font pas bon ménage avec les racines des arbustes.

Raphaele Héliot, architecte de formation, spécialisée dans la question environnementale, insiste sur la perte des espaces de qualités dans les écoquartiers. Selon elle, l’important dans les écoquartiers résiderait dans la performance énergétique plutôt que dans la qualité environnementale. De la sorte, les espaces extérieurs sont diminués et les espaces de copropriété aussi. C’est un aspect intéressant que décrit ici Raphaele Héliot puisqu’elle mentionne un élément que le label EcoQuartier du Ministère du Logement et de l’Habitat Durable semble vouloir porter au jour des municipalités. En effet, la qualité et la place des espace extérieurs fait partie intégrante de la grille d’évaluation qui sert à choisir les écoquartiers qui seront labellisés.

Cependant, comme le souligne Franck Faucheux qui a porté le projet d’un label EcoQuartier: “Nous on était clairs, on ne cherchait pas la performance, on cherchait la bonne pratique.”

Les pratiques de  construction et le label EcoQuartier 

Comme le souligne Franck Faucheux qui a porté le projet d’un label EcoQuartier en France, le but du label n’était pas orienté vers la performance, en témoigne les grilles d’évaluation qui dressent une liste d’objectifs à aborder sans proposer de processus techniques. De la sorte, le label pourrait être un guide qui éviterait de négliger la qualité des espaces au profit de performances techniques énergétiques.

L’ingénieur-architecte Franck Faucheux, qui a porté le projet des EcoQuartiers en France, insiste sur l’importance de la mutualisation des coûts dans la construction des quartiers durables. Cela permet de faire baisser les coûts de construction, d’assurer une interdépendance et une meilleure performance d’ensemble, ainsi que de réduire l’effet et l’impact énergétique de la construction.

Par exemple, sur l’écoquartier de Saint-Jean-des-Jardins à Chalon-sur-Saône où Franck Faucheux était chef de projet, il entend redonner de la qualité aux différents espaces notamment en proposant des jardins plus grands qu’avec un aménagement de lot individuel.

Franck Faucheux précise: “Au lieu de payer le centre de coûts sur le lot construction, je vais le payer sur le lot aménagement”. 

En effet, plusieurs autres éléments chers à l’échelle du bâtiment le sont moins à l’échelle de tout un quartier.

Par exemple, “un chauffe-eau individuel c’est 4000-4500€, c’est 100-200€ par logement si on met des panneaux solaires sur le lot entier; c’est beaucoup plus rentable”. C’est le même principe si une clôture est construite en une seule fois pour tout le monde plutôt que si chacun paie sa clôture et sa haie.

De même pour le stationnement: “au lieu que chacun ait son garage, on crée un parking à l’entrée et les gens vont à pied chez eux [...], on est pas obligés de faire une route, on peut faire un sol stabilisé et gagner 20% sur les coûts, sans compter que ça revient également à gagner de l’argent sur le traitement d’eau de pluie qui au lieu de tomber sur la route tombe directement dans le sol”. Cependant, Franck Faucheux note que ce qui coûte réellement plus cher n’est pas valorisable pour les acheteurs, et c’est ce qu’il semble regretter: “ça c’est un mur, que derrière il y ait une bonne ou une super isolation, on s’en moque parce que c’est un mur”. 

Ainsi, les ambitions des démarches écoquartiers, découlent à la fois d’objectifs de réduction de consommation énergétique et d’une nouvelle conception de la fabrique urbaine et des comportements qui lui sont associés. De la sorte, ces objectifs portent en eux des problématiques qui peuvent entrer en contradiction les unes avec les autres. Nous en avons énuméré certaines en introduction, mais il convient de s’intéresser aux logiques d’interactions entre les acteurs qui conçoivent, orientent et construisent les écoquartiers en France, afin de déterminer quelles dynamiques sont à l’oeuvre.

Quels acteurs et quelles interactions?

Maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre 

Dans un projet de construction, la maîtrise d’ouvrage, incarnée par le maître d’ouvrage, correspond à l’entité qui porte les besoins du projet, ses objectifs, son calendrier et son budget. Le maître d’œuvre représente  l’“ouvrage”, le résultat attendu du projet.

Le maître d’ouvrage représente les besoins du projet mais n’a pas les compétences techniques liées à la réalisation de l’ouvrage. Pour ceci, il retient un maître d’oeuvre. Le maître d’oeuvre à donc à sa charge les choix et réponses techniques inhérentes à la commande, dans les conditions de qualité, délais et coûts prévus par la maîtrise d’ouvrage. Afin de veiller au bon déroulement du projet, le maîtrise d’oeuvre désigne un chef de projet représentant la maîtrise du projet.

Comme Vincent Renauld, ingénieur et docteur en urbaniste spécialiste de la ville durable l’affirme, “en matière d’urbanisme, la production de la ville est collective. Elle est même souvent conflictuelle. C’est des arbitrages techniques qui impliquent des conflits entre acteurs, entre la maîtrise d’ouvrage, la collectivité, l’aménageur, l’assistant maîtrise d’ouvrage, etc”.

Dans le cas des écoquartiers, les travaux de Gaetan Brisepierre indiquent que “La définition des choix techniques permettant d’atteindre les objectifs énergétiques passe par une série de changements dans l’organisation du travail de conception, dont un mode de coopération qui rompt avec les habitudes des professionnels du bâti.

Il évoque notamment la relation entre le promoteur et l’équipe de maîtrise d’œuvre, qui est inversée puisque c’est elle qui donne les principales orientations au projet.

Vincent Renauld résume la fabrication d’un écoquartier autour de trois types d’acteurs: le commanditaire, l’aménageur et les promoteurs et bailleurs sociaux. Le commanditaire correspond à la collectivité locale qui va passer un aménageur qui achète le terrain. L’aménageur va avoir à sa charge la réalisation de l’espace public, la dépollution des sols, etc.. C’est l’aménageur qui vend des droits à construire - des espaces - à des promoteurs et bailleurs sociaux.

Chaîne de commanditaires dans le processus des écoquartiers français:

A l’inverse, dans le processus de production écoquartiers, l’architecte urbaniste Nicolas Michelin souligne l’importance d’un différent trio d’acteurs.

Pour l’architecte Nicolas Michelin, “dans une opération il y a un élu, le maire, très important car il a une idée de son quartier; un aménageur, une SEM [Société d’Economie Mixte][3] qui construit son terrain, et un urbaniste, souvent architecte-urbaniste. Pour qu’un projet réussisse, il faut que l’ensemble de ces acteurs travaillent ensemble”.

Ainsi, comparé à Vincent Renauld, il considère que l’amont du projet est plus crucial dans la fabrique et la réussite d’un écoquartier, il ne fait pas intervenir les promoteurs ou bailleurs sociaux dans son schéma.

Vincent Renauld précise: “tout se fait de plus en plus en amont”. Il note que “l’aménageur est de plus en plus en exécutant”.

La collectivité va mandater un aménageur avec un cahier des charges, tel que prévu par le maître d’oeuvre (l’architecte-urbaniste, le paysagiste, etc). Déjà nous pouvons noter que la précision du projet de plus en plus en amont pose des questions concernant l’intégration des habitants aux processus de décision de construction des écoquartiers. Un projet décidé davantage en amont aura plus de chances d’être déjà finalisé lors de l’arrivée de potentielles concertations avec les futurs habitants ou riverains. En effet, l’architecte-urbaniste Nicolas Michelin pointe la difficulté d’impliquer les habitants en amont du projet, là où les décisions les plus importantes sont prises, puisque “il n’y a pas encore d’habitants”.

La place des habitants dans le processus de construction

Dans un projet d’écoquartier nous remarquons une mutation de la place des acteurs dans la construction. La place des habitants dans ce processus pose question dans ce nouveau processus d’autant plus que de nouveaux procédés techniques entrent en conflit avec l’usage des habitants.

Il convient de s’interroger sur ce qui fait la spécificité (ou non) des procédés de conception d’un écoquartier.

D’après Vincent Renauld, “Les acteurs qui fabriquent la ville ont retrouvé une légitimité nouvelle dans les écoquartiers. On aurait pu imaginer que d’autres acteurs concurrents auraient eu la main sur la production des écoquartiers. 

Néanmoins, certains acteurs semblent émerger spécifiquement dans le processus de construction de la durabilité dans les écoquartiers. C’est le cas des ingénieurs environnementaux.

 “Ils prennent souvent le pouvoir dans le projet, et imposent des systèmes techniques dans le cahier des charges”, précise Vincent Renauld.

A ce propos, Vincent Renauld indique dans sa thèse que ces ingénieurs, “issus des grandes écoles françaises traditionnelles telles que Polytechnique, les Ponts et Chaussées, les Mines, Centrale ou encore l’Insa de Lyon, [...] se révèle[nt] déterminant[s] dans les orientations techniques et spatiales de l’aménagement ainsi que dans celle des constructions au regard du pouvoir que [leur] confère ses commanditaires dans le processus de fabrication.”

C’est donc selon lui une certaine classe d’acteurs, relativement homogène, diplômée de grandes écoles,  avec des formations et donc des schémas mentaux et visions d’envisager les projets qui peuvent porter des similarités, qui prend de l’importance dans l’orientation des projets d’écoquartiers.

Ainsi, les nouveaux systèmes techniques sont inscrits dans le cahier des charges de l’aménageur très tôt dans le projet.

Vincent Renauld précise: “d’autres innovations peuvent être portées idéologiquement par l’architecte. C’est mettre des innovations dans le but de changer les comportements.”

Il ajoute: “Dans le cas du bâtiment sur lequel j’ai fait cette enquête à Grenoble, il y a une façade végétalisée pour que les habitants se réapproprient le lien avec la nature. A l’intérieur du logement, il y avait même tout un pan de mur qui était peint en vert, pour qu’il y ait un dialogue entre la peinture et la façade.” Il ajoute enfin, “dans le cahier des charges, les éléments sociaux sont complètement intégrés. C’est formalisé.

Là encore, la question de l’appropriation et de l’acceptation de ces systèmes techniques par les habitants se pose, puisque ces systèmes techniques innovants semblent décidés par des ingénieurs, architectes et autres spécialistes - comme les paysagistes et urbanistes - en amont du projet, sans concertation avec les habitants.

Ainsi, tous ces dispositifs de fabrication technique participent à construire certaines attentes concernant les usages.

Vincent Renauld explique: “Par ces dispositifs de fabrication technique, il y a mise en forme de la figure de l’usager, qui fonctionne dans la controverse.”

“Par exemple, le paysagiste et l’aménageur n’ont pas la même vision de cette figure. Souvent, derrière des choix techniques se jouent des visions de l’usager et de la société.” 

Il poursuit: “Le paysagiste [peut avoir] envie de quelque chose de très ouvert sur un bassin avec un plan d’eau, pour que les gens aient facilement accès à l’eau. Pour l’aménageur, il peut lui opposer ses responsabilités, arguer que ça peut mettre la pagaille, qu’ils veulent que ça soit sécurisé, qu’il y ait de l’ordre. Tout cela amène des discussions et des négociations.”

“Au final, on a des choix techniques qui se construisent et s’affinent dans un rapport de force avec les différents acteurs. Ensuite cela arrive à un arbitrage final, qui implique une certaine représentation de l’usager, et qui elle rentre ensuite en confrontation avec la réalité.”

Les procédés de construction et l’usage des habitants

Comme Vincent Renauld et Nicolas Michelin le soulignent, certains nouveaux processus de construction peuvent entrer en conflit avec l’usage que les habitants en font. N’étant peu ou pas (ou trop tardivement) pris en compte dans les processus de concertation, certains principes techniques mis en place dans les logements et les quartiers se confrontent aux pratiques des habitants. Il peut s’agir de systèmes techniques ou de modes de vie ou de partage instaurés.

Dans cette logique d’interaction entre acteurs aux formations, les positionnements et visions diffèrent et entrent en confrontation, posant la question de comment régler les rapports de pouvoir.

Vincent Renauld nous rappelle que, avec la nouvelle concession d’aménagement issue de la loi du 20 juillet 2005, c’est l’aménageur qui assume le risque financier de l’opération. Cela signifie que les aménageurs ont plus tendance à vouloir dégager des marges et à vouloir rémunérer le capital. Qui plus est, Vincent Renauld avance que le système de construction de la ville se fait essentiellement à crédit: il y a donc besoin de la confiance des financeurs. “Ce que j’ai vu, c’est que le rapport de force, dans le processus de fabrication de la ville, est réglé par le pouvoir qu’a chacun”.

 “Entre aménageur et paysagiste ou bureau d’étude, l’aménageur est financeur donc il a plus de poids dans la discussion. Aussi, l’aménageur est mandaté par la ville donc la ville a aussi son mot à dire”, précise-t-il.

Comme le précise Vincent Renauld, le maire est également une figure importante dans la construction d’un nouveau quartier. C’est ce que confirme Rebecca Pinheiro dans le cas des écoquartiers. C’est le maire qui est le donneur d’ordre.

En tant que “garant de l’intérêt général”, c’est lui qui représente l’opinion des habitants. Ainsi, comme nous l’avons évoqué, le succès du label EcoQuartier est du à l’intérêt des maires pour ce label, car cela donne de la légitimité et, en règle générale, les maires sont friands de certifications.

L’écoquartier du Grand Large, un projet incarné par Michel Delebarre

Cependant, Rebecca Pinheiro-Croisel nous informe qu’il existe des cas où un maire décide de faire un écoquartier, comme “une cerise sur le gâteau”. Ainsi la construction d’un écoquartier peut être alors un outil utilisé par les communes (donc les élus) pour donner une image positive et novatrice à un mandat. 

Le label EcoQuartier peut donc également correspondre à un souci de légitimation politique.

Le label EcoQuartier, un outil de visibilité

Dans l’étude de la construction de quartiers durable, il est donc essentiel de retenir que si les acteurs usuels qui fabriquent la ville réaffirment leur légitimité dans les processus de construction des écoquartiers, d’autres acteurs, experts (les ingénieurs environnementaux, les architectes urbanistes) prennent de l’importance. 

Les processus de décision concernant les aménagements et systèmes techniques se forment dans des affrontements réglés par le pouvoir de chacun des acteurs. Il apparaît que le pouvoir de chaque acteur est réglé essentiellement par les moyens financiers ou politiques à leur disposition.

La construction des écoquartiers et la “méthode de fabrication financière de la ville”

Les écoquartiers en France s’inscrivent dans une vraie logique marchande.

Rebecca Pinheiro confirme “Aujourd’hui, pour les grandes entreprises qui construisent, l’argent c’est le critère.”

Comme le note Nicolas Michelin, architecte associé à l’ANMA (Agence Nicolas Michelin & Associés), pour éviter de perdre de l’argent les entreprises de construction ont tendance à tirer sur les prix, comme par exemple réduire le nombre et la taille des fenêtres.

“Ça dégrade la qualité du projet et souvent l’architecte est viré du chantier. C’est la guerre entre les promoteurs et les architectes.” note Nicolas Michelin.

Il précise: “Les promoteurs sont les rois. Il y a beaucoup d’ouvriers qui ne sont pas qualifiés car ils coûtent plus cher, et ça ne crée que des problèmes, donc les architectes ne veulent pas faire de chantiers, les promoteurs se dépêchent de prendre ces missions, avec leurs propres bureaux d’études”.

Dans un même temps, comme le rappelle Rebecca Pinheiro, ces mêmes entreprises de construction comme Vinci n’ont aucun intérêt à ce que les habitants des quartiers durables consomment moins d’eau et d’énergie, puisque c’est la base de leurs revenus. Ces entreprises recherchent le profit, et n’ont donc pas intérêt à s’engager dans la recherche d’une diminution de la consommation en eau et en énergie. Ainsi, elle note qu’il existe certains conflits d’intérêts et donc des pratiques ou comportements inadéquats. Rebecca Pinheiro-Croisel est catégorique, certains bureaux d’étude, financés par les grandes entreprises de construction privées, conseillent les maires et les poussent donc à se tourner vers des technologies plus chères (créées par ces mêmes entreprises qui financent les bureaux d’études), ce qui augmente encore plus le coût de construction des quartiers durables.

Pour elle, La sobriété énergétique, sociale, c’est le vrai critère, ça c’est l’indicateur du résultat.”

La sobriété énergétique induit à ne pas vouloir à tout prix la performance énergétique, ce qui est souvent oublié dans les logiques où on recherche la durabilité à tout prix. Dans ce cas, les coûts baissent très rapidement. En effet, l’architecture écologique est plus minimaliste et nécessite moins de lourdeur technique que l’architecture “normale”.

“Les écoquartiers rentrent dans une logique marchande. On pense que construire durable ça veut dire construire plus cher. Mais c’est pas vrai.” précise la chercheuse Rebecca Pinheiro-Croisel lors de notre entretien.

“On peut faire du durable même moins cher, l’architecture d’éco-conception est beaucoup plus minimaliste, elle a besoin de moins de lourdeur technique que l’architecture normale”, ajoute-t-elle. Rebecca Pinheiro note que la sobriété énergétique ne se réalise pas nécessairement au prix de gros investissements.

En ce sens, à un paradigme de la durabilité centré autour de problématiques de performance énergétique (qui va de paire avec l’importance primordiale des systèmes techniques) répond une autre vision, défendue notamment par Rebecca Pinheiro-Croisel. Sa vision de la durabilité est liée au concept de sobriété énergétique[4], qui diffère de la recherche de performance, mais qui passe par un allègement des systèmes techniques et des coûts. Elle soutient donc une vision de la durabilité émancipée des schémas économiques dominants.

        Habiter un écoquartier : entre technique et usage

Quelle implication des habitants?

La grille du label EcoQuartier met clairement l’emphase sur des procédés de gouvernance de projet intégrant et prenant en compte l’implication des usagers. Particulièrement, les objectifs n°2 “Formaliser et mettre en oeuvre un processus de pilotage et une gouvernance élargie” et n°4 “Prendre en compte les pratiques des usagers et les contraintes des gestionnaires dans les choix de conception” montrent l’importance, plus globalement,  dans une démarche de construction d’écoquartier, d’intégrer les habitants aux décisions de conception de leur quartier.

Voir la grille

Mais qu’en est-il en pratique?

Comme l’explique Vincent Renauld, “il y a d’un côté le discours où on veut dire que les choses sont co-construites, qu’il y ait une gouvernance, mais la réalité, c’est qu’il y a des nouvelles réglementations, des nouveaux modes de planification du territoire, qui font qu’on va vers certaines innovations techniques et spatiales. De nouvelles isolations dans les bâtiments, de nouvelles formes de production d’énergie, qui visent la performance énergétique, tout ça est lié aux nouvelles réglementations thermiques par exemple. C’est cette réalité là qui prime sur le discours”.

Il constate donc que les obligations réglementaires impliquent des innovations techniques particulières et indépendantes des usagers, qui ont ensuite des conséquences sociologiques sur le terrain.

En effet, en France, comme le défendent les chercheurs Mathieu Saujot ou Jodelle Zetlaoui-Léger, la quasi-totalité des écoquartiers sont construits selon une logique top-down, contrairement aux logiques bottom-up observées dans les quartiers durables du Nord de l’Europe.

        L’implication des habitants avec le label EcoQuartier

Cela signifie que l’initiation, la maîtrise et le pouvoir de décision dans les projets d’écoquartiers en France restent la prérogative des pouvoirs publics, même s’ils sont locaux. Attention, le rapport du projet Emergent sur les comportements émergents dans les quartiers durables[5] rappelle qu’il existe tout un gradient en termes de positionnement relatif de la collectivité et des habitants.

Concernant l’implication des citoyens dans les projets, Mathieu Saujot, coordinateur du programme Fabrique Urbaine à l’Iddri (Institut du Développement Durable et des Relations Internationales) , précise qu’elle n’est pas non plus inexistante.

“Cela ne signifie pas qu’il n’y a ni concertation ni participation des habitants, mais [...] [elle] reste faible” précise Mathieu Saujot dans son étude[6].

le stade consultatif peine à être franchi”. 

Comme le note la sociologue et docteur en urbanisme et aménagement de l’espace Jodelle Zetlaoui-Léger[7], si les projets d’écoquartiers permettent d’aborder différemment la place des habitants dans les processus de construction,

Selon elle, la volonté d’implication des habitants dans les processus de construction des écoquartiers (l’étude porte en réalité sur les EcoQuartiers) est surtout une façon d’instruire les futurs habitants aux nouveaux modes d’habitation à adopter par l’acquisition de “bonnes habitudes” afin de limiter les déperditions d’énergies, la gestion des déchets… C’est donc un processus d’acculturation plutôt que d’appropriation. Il existe des projets où de larges débats ouverts avec les acteurs locaux existent, mais ils sont minoritaires. Si des “maisons du projet” sont désormais systématiquement construites, quel rôle jouent-elles véritablement pour impliquer les habitants dans les projets?

Les maisons du projet sont des entités qui doivent être créées pour chaque projet d’après les contrats de villes. Les contrats de ville ont été créés par la loi du 10 juillet 1989 afin d’intervenir sur l’habitat, l’environnement, l’éducation, les transports, la sécurité, la culture, les équipements sportifs ou les services sociaux. Ils permettent de réaliser des projets urbains à travers l’État, les collectivités locales et leurs partenaires.

        Les maisons du projet sont donc des entités qui permettent pour chaque projet urbains d’appliquer les objectifs des contrats de ville de manière locale. Grâce à des animateurs, les maisons du projet veillent à donner des informations sur le projet tout en favorisant le débat. Aujourd’hui, presque tout les projets sont équipés de maison du projet mais leur intérêt et leur efficacité dépend de sa mise en place et de son fonctionnement.

D’après Mathilde Antigny, responsable de communication à l’Union, un écoquartier au Nord de Lille[8], en réponse à lacomu.fr, “les maison de projet doivent être mises en place assez vite, même si les porteurs de projet ont toujours l’impression que sur le terrain, au début, « il n’y a rien à voir ». [...] C’est [cependant] le bon moment pour expliquer ce qu’il va se passer, désamorcer les points de blocage, s’entendre...

Nos recherches tendent à prouver que ces maisons jouent essentiellement un rôle informatif durant la phase de construction (articles scientifiques, visites aux maisons de quartier de l’EcoQuartier Clichy-Batignolles et du quartier Grand large à Dunkerque).

Enfin, en matière d’implication des habitants ou futurs usagers dans le processus de construction des écoquartiers en France, il convient de nuancer notre propos. En effet, des contre-exemples existent. Comme le note Mathieu Saujot[9] dans son étude: à Rennes, la construction de l’écoquartier Beauregard a amené une forte participation des usagers. Une association d’habitants, «Vivre à Beauregard», s’est initialement formé en opposition aux

aménageurs publics, à la suite de manques dans le quartier en termes d’équipement et d’aménagement de l’espace public. Cette contestation a en fait représenté une occasion qui a été saisie par la mairie et la société d’économie mixte d’aménagement pour donner les moyens à l’association de contribuer à la co-construction de certains éléments du quartier. Qui plus est, le chercheur Vincent Renauld, lors de notre entretien, nous met en garde: “Depuis ma thèse et d’autres recherches, il y a eu des réajustements”. En effet, les nombreux travaux que nous pointons ont aussi engendré de nouvelles dynamiques, il faut donc rester mesuré. Cependant, nos observations (notamment en ce qui concerne l’implication des habitants dans les processus de construction, via notre visite à la maison du projet de l’écoquartier Clichy-Batignolles, actuellement en construction) ne révèlent pas de changement par rapport à ce que les études citées montrent.

Enfin, Mathieu Saujot note que « un projet inachevé ou évolutif n’est pas toujours du goût des décideurs ou des concepteurs, car il entre en contradiction avec la projection sociale portée par l’écoquartier et avec la volonté de réaliser un quartier vitrine ». Là encore nous sommes renvoyés à ce que disait Rebecca Pinheiro sur les risques de réaliser des écoquartiers pour faire “bon genre”.

Le fait que les écoquartiers en France soient le fait des décideurs publics (logique top-down) et non un projet porté par les habitants eux-mêmes (logique bottom-up) complexifie toute tentative d’impliquer les habitants dans les projets. Cela répond à ce que

Rebecca explique: “D’autres grandes entreprises en France qui pouvaient investir dans la recherche et proposer des technologies innovantes sont bloquées à la fois par des réglementations et les mentalités”.

Vincent Renauld avance: “La participation, c’est essentiellement de l’information. Il y a des ajustements à la marge proposés pour les habitants. C’est aussi une des contraintes de la concertation. Plus on avance dans le projet, plus il est ficelé techniquement. Souvent, quand la concertation arrive, c’est des ajustements à la marge qui sont possible.

Enfin, il ne faut pas oublier une donnée essentielle qui complexifie et freine la participation des habitants. Vincent Renauld nous dit: “Quand on parle de participation et concertation, il y a une chose qu’il ne faut pas oublier: ça fait rentrer ceux qui participent dans un monde, une logique, des règles, qui correspondent à la logique du projet.

“C’est tout un monde avec ses codes, sa culture, ses manières d’avancer, sa temporalité, etc. Souvent ça implique que les habitants deviennent experts du projet. Souvent pour les habitants c’est très difficile de se projeter, de spatialiser ça, c’est une expertise à part entière. [...] Souvent ceux qui viennent à ces réunions de projet, c’est ceux qui maîtrisent les codes  du projet. Il faut pouvoir comprendre le vocabulaire, prendre la parole en public. Il faut avoir un certain capital culturel, social et symbolique. C’est une limite vraiment importante. Aujourd’hui, dans les processus d’aménagement, qui sont les représentants des usagers ? Où est-ce qu’on a un contre-pouvoir du côté de l’usage ? D’un coté on a des organisations qui fabriquent et qui sont organisées, de l’autre on a les habitants, les individus. Où sont défendus leurs intérêts dans le projet ? Comment les identifier individuellement et collectivement ? Comment représenter leurs intérêts? Par exemple, il existe des comités de quartier dans certains endroits. Mais c’est pas n’importe quel type d’habitant qui se retrouve là: on retrouve plutôt des milieux politisés, engagés.

En effet, la possibilité de participer, de s’impliquer en tant que riverain dans les projets d’écoquartier implique d’être familier avec les codes spécifiques à ces projets, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Il faut pouvoir se faire reconnaître comme légitime en tant que porte parole des habitants, tout en maîtrisant les codes de ce type de concertation. Ainsi, de fait, cela exclut un certain nombre de participants potentiels.

L’expérimentation: une donnée fondamentale mais problématique

Comme mentionné en introduction, une composante fondamentale des écoquartiers est la caractère exploratoire, en tant que laboratoires de la ville durable.  

Dans un même temps, certaines réglementations bloquent l’expérimentation. Par exemple, en France, Rebecca Pinheiro-Croisel pointe qu’il est compliqué, en France de récupérer de l’eau de pluie pour remplir les toilettes, ou encore laver son linge. En effet, la loi Grenelle II (2010), implique que c’est techniquement autorisé, mais en pratique compliqué, lié à des complexités administratives et sanitaires. Qui plus est, comme mentionné précédemment par Rebecca Pinheiro, des centres de recherche financés par des grandes compagnies comme Veolia, GDF Suez, Vinci sont en fait des bureaux d’études qui guident les maires dans leurs décisions d’utiliser telle ou telle technologie.  

Rebecca explique: “D’autres grandes entreprises en France qui pouvaient investir dans la recherche et proposer des technologies innovantes sont bloquées à la fois par des réglementations et les mentalités”.

Des réglementations qui bloquent l’innovation

Au delà des financements, des réglementations peuvent être un frein à l’innovation. C’est le cas selon Franck Faucheux du Code des Marchés Publics, un code qui nuit à l’innovation technique dans le choix des entreprises. En effet, il rapport que ce code est mal compris et qu’il est souvent pensé qu’il est nécessaire de faire un appel à projet pour choisir une entreprise et qu’il est donc impossible de sélectionner directement une entreprise répérée. En réalité, le Code des Marchés Publics le permet mais ne permet pas dans son explication de le comprendre.

Nicolas Michelin valide cette vision. Par exemple, certaines innovations, comme l’utilisation de systèmes de ventilation naturelle à l’échelle des bâtiments, sont peu coûteuses, mais cela n’est pas agréé.

Donc il faut déposer des ATEx [Appréciation Technique d’Expérimentation, une procédure d’évaluation technique sur tout produit procédé ou équipement innovant[10]], aller voir le Ministère de l’Environnement, le maire… C’est un problème et ça bloque des initiatives simples, peu coûteuses et en accord avec leur environnement”. En effet, dans le cas du quartier Grand Large à Dunkerque, la présence de vent en continu permettait d’utiliser cette force pour ventiler les habitations, donc sans avoir besoin d’un système qui consomme de l’énergie. Cela correspond complètement à “l’esprit” des écoquartiers, qui pousse des démarches inscrites dans le territoire, novatrices et peu coûteuses en énergie. “C’était vraiment le symbole de l’écoquartier, on avait même pas besoin d’électricité pour se ventiler. On a eu beaucoup de mal a obtenir les autorisations, et il fallait vendre les logements. Donc la catastrophe: on est en train de vendre les logements mais on ne peut pas les certifier. [...] On attendait la certification du bureau de contrôle, parce qu’il nous fallait une dérogation etc.. c’est très compliqué. Donc ça a jamais été fait. Donc on a mis une VMC [Ventilation Mécanique Contrôlée, un dispositif mécanique destiné à assurer le renouvellement permanent de l’air à l’intérieur d’une pièce].”

“On attendait la certification du bureau de contrôle, parce qu’il nous fallait une dérogation etc.. c’est très compliqué. Donc ça a jamais été fait. Donc on a mis une VMC”, Nicolas Michellin, à propos du quartier Grand Large

        Mise en place et construction du Projet Grand Large

Quels savoir-faire pour mettre en place les systèmes techniques?

Comme l’explique le sociologue Gaëtan Brisepierre“l’atteinte des objectifs énergétiques dépend de la forme des interactions sociales qui se nouent entre les occupants, les gestionnaires et les concepteurs”.

“Les sources de surconsommation sont multiples et impliquent toute la chaîne des acteurs: imperfection des modèles de prévision, erreur de conception, défaut de mise en œuvre, problèmes de réglage et de maintenance... et enfin comportements des usagers”.

Habiter un écoquartier: les comportements des usagers.

En effet, Vincent Renauld rappelle que la banalisation de nouvelles dispositions techniques et spatiales n’est pas neutre pour l’usage (savoir-faire pour les professionnels qui mettent en œuvre les dispositifs et qui les entretiennent, et du côté des utilisateurs finaux ou occupants, au niveau de leur savoir-vivre).

"Je pense que la subversion des usages par l’innovation dans les écoquartiers est beaucoup plus forte du côté des savoir-faire [construction] que des savoir-vivre [utilisation]."

Ainsi, les innovations techniques impliquent des modifications très fortes des habitudes auprès des corps de métiers qui vont être amenés à installer ces innovations.  

Par exemple: “faire de l’isolation par l’extérieur, installer des ventilations performantes, installer un chauffe-eau solaire, faire de l’étanchéité à l’air, tout ça implique de nouvelles pratiques professionnelles donc un changement des savoir-faire existants. J’ai l’impression que ce changement est plus fort du côté des professionnel et a plus d’impact que du côté des habitants”.

Dans le cas de l’écoquartier de Bonne, Vincent Renauld avance que “les mauvais résultats [...] étaient énormément dus à des malfaçons.  [...] Une isolation de 15 centimètres mal posée équivaut à une isolation de 4 centimètres bien posée.”

Ainsi, on repère des phénomènes de contre-pratiques du côté des usages de construction, qui se répercutent sur le coût des bâtiments, et donc plus largement des écoquartiers.

Pour être plus précis, dans le cas du chauffe-eau solaire, “installer un chauffe-eau solaire et le maintenir en fonctionnement demande des compétences particulières”. “On s’est rendu compte dans les enquêtes de terrain que la majorité des chauffe-eau solaires ne fonctionnaient pas. Les installateurs, le plombier notamment installe le dispositif et le fait selon ses habitudes, donc il fait des erreurs en installant le dispositif, qui a des impacts sur le fonctionnement du dispositif. Il se dégrade, coûte plus cher en maintenance, car les sociétés de maintenance se rémunèrent le risque, sans compter l’effet d’aubaine. Le bilan pour l’habitant, il est négatif car il paye plus en maintenance que ce que ça lui rapporte en économie de chauffage”.

Prenons encore un exemple, une innovation technique qui implique de forts changements dans les usages des constructeurs et des habitants. Cet exemple nous a été donné par Vincent Renauld lors de l’entretien.

“Le système de ventilation double flux est un système très ingénieux, mais c’est une idée d’ingénieur donc elle a ses limites. [...] On va réchauffer l’air qu’on insuffle dans le logement par l’air qui sort. C’est une ventilation qui va dans les deux sens. Sauf que c’est très exigeant au niveau des comportements”.

Vincent Renauld met en avant la complexité d’intégration de nouveau processus. En plus des problèmes de délai soulevés par Nicolas Michelin, de nouveaux systèmes techniques posent la question de l’installation et de la maintenance. En effet, dans ce cas par exemple, il n’existe pas de corps de métier spécifique lié à la ventilation. Il faut savoir mettre les ventilateurs correctement, ne pas les inverser, savoir changer les fils, etc.

Ce qui est d’une part une contraire pour les entreprises et entrepreneurs l’est également pour les habitants. Dans ce même exemple, une ventilation bouchée a plus de conséquences sur le fonctionnement de la ventilation que dans le cas d’une ventilation simple flux, car le dispositif peut entièrement se bloquer plus facilement. De plus, l’ouverture des fenêtres perturbe le cycle aéraulique et peut gêner le fonctionnement du système

Vincent Renauld remarque d’ailleurs qu’après quelques années, les systèmes de ventilation double flux ont quasiment disparu, car les contre-performances étaient trop importantes et les coûts de maintenance et de remplacement devenaient trop élevés.

Comme le soulève Vincent Renauld, il n’existe pas de corps de métier spécialisé dans les nouveaux processus et les formations coûtent cher aux entreprises. De la sorte, les chantiers des écoquartiers semblent propices à l’émergence de malfaçons qui peuvent ensuite poser un problème d’identification trop tardive. Comme l’avance Gaëtan Brisepierre “les défauts qui ne nuisent pas à la fonctionnalité des systèmes mais à leur performance énergétique sont plus difficilement repérés. Il faut attendre un an d’occupation avec la réception des premières factures. Dans un cas extrême une malfaçon sur l’installation du système de chauffage-ventilation (oubli de percer l’entrée d’air) contribue même à dégrader la santé fragile d’un habitant. Au final, ces malfaçons sont identifiées à l’usage par les habitants mais pas par les professionnels avant la livraison”.

Qui plus est, Gaëtan Brisepierre avance que “le contrôle de la bonne exécution des travaux fait l’objet d’un « jeu social de défausse » entre les acteurs car aucun d’entre eux n’a intérêt à le prendre à sa charge”.

En effet, ils seraient alors responsables des malfaçons. Il y a donc une claire déconnexion entre les acteurs de l’exécution et ceux de la conception, très peu présents sur le chantier, alors que ces deux étapes sont liées.

Cependant, il ne faut pas être caricatural : tout ce qui est dans un écoquartier n’est pas en rupture avec les habitudes.

Comme le dit Vincent Renauld, “certaines innovations peuvent être complètement appropriées par le corps social. Celles qui posent problèmes ont des degrés de rupture avec les habitudes qui ne sont pas les mêmes.”

Dans ce rapport aux usages et savoirs faire, se pose la question du degré de décalage.

Il parle de trois innovations dont le degré de décalage avec les usages dépasse ce seuil, et implique des phénomènes de contre-productivité:

  • Le solaire thermique: “c’est un plombier classique qui installe du solaire thermique alors que c’est un autre métier”.

  • Le canal double flux : “si à l’installation on inverse les ventilos (d’ailleurs souvent mal précisé dans le schéma même du fabricant, qui pouvait même faire des erreurs), quand les filtres se bouchent ça inverse la circulation d’air, et ça fera des mauvaises odeurs

  • Le triple vitrage : “a du mal à percer, car implique beaucoup de contraintes au niveau de la pose, le lien avec les huisseries est plus complexe en triple vitrage qu’en double vitrage : cela change la relation entre les corps de métiers.”

Il peut y avoir des formations pour des réajustements à la marge, mais quand c’est le cœur du métier c’est un gros problème”.

Cependant, Vincent Renauld évoque certaines initiatives, comme le programme Concerto qui a été utilisé pour la construction de l’écoquartier de Bonne à Grenoble. “Ce programme a amené deux choses qui ont eu un impact. La première c’est qu’il y a eu une exigence de résultat sur la performance énergétique. C’est à dire que ceux qui ont construit les bâtiments dans le programme Concerto, s’ils n’atteignaient pas les objectifs fixés, ils devaient rendre des compte à Concerto. La deuxième chose, c’est qu’ils devaient mettre en place des démarches pédagogiques auprès des habitants et des différents corps de métier du BTP. Du coup il y a eu des formations qui ont été faites auprès des façadiers, maçons, menuisiers. Apprendre à faire de l’étanchéité à l’air, comment poser une isolation par l’extérieur…

Ainsi,  on remarque ici que la pédagogie et les démarches de sensibilisation viennent combler un fossé entre les pratiques de construction nécessaires aux nouveaux types de bâtiments qu’on produit et les réalités d’usage du monde social dans un quartier durable.

Dans le cas de l’écoquartier de Bonne à Grenoble, il y avait un programme spécifique qui obligeait les promoteurs à former les personnes travaillant sur les chantiers. Sauf que c’est un exemple spécifique. Dans les autres projets, qui paye les formations ? Vincent Renauld avance que ce sont souvent les artisans eux-mêmes qui doivent prendre en charge ces formations, donc ils favorisent les formations courtes. Mais lorsque les savoirs faire à acquérir s’éloignent grandement du coeur de leur métier, comment “changer de métier en quelques jours” ?

Se pose également un problème spécifique à la culture des corporations en France. En effet, Vincent Renauld avance que “les formations dans les corps de métiers du bâtiment sont assez traditionnelles”. L’héritage des corporations met en avant une certaine “logique de l’honneur”. “Il y a cette idée qu’en tant qu’artisan, je sais faire mon travail. L’honneur de mon métier c’est de savoir faire mon travail. Donc ça peut être un déshonneur qu’on m’explique que je ne sais pas faire mon travail”. Pour étayer son argument, Vincent Renauld évoque une anecdote lors de son enquête pour sa thèse. Il a demandé à un plombier s’il savait installer les chauffeaux solaires, ce à quoi l’homme lui a rétorqué qu’il savait faire son métier.

Ainsi, nous avons identifié par quels mécanismes une certaine conception de la durabilité, construite via des systèmes techniques innovants, supposent une transformation des pratiques de construction, pour devenir en ce sens plus durables. Encore une fois, la durabilité serait affaire d’un apprentissage et de pédagogie. Cependant, les acteurs interrogés et les études mobilisées laissent penser que des formations restent pour la plupart marginales et partielles. Cela résulte en des malfaçons dans la mise en place de ces systèmes techniques innovants, qui se répercutent  sur leur performance énergétique et leur coût. Ainsi, en pratique, l’ambition de durabilité telle que supposée par les innovations techniques rencontre des difficultés, qui transforme donc ce à quoi correspond la durabilité dans les écoquartiers français.


[1] blog Picbleu, section “A quoi sert la réglementation thermique 2012?”

[2] Propos reccueillis lors de notre rencontre avec Franck Faucheux

[3] Une Société d'Économie Mixte (SEM) est une société anonyme alliant des capitaux publics, provenant de collectivités locales, et des capitaux privés, investis par des associés économiques divers.

[4] Comment se définit réellement le concept de sobriété énergétique? Cela pourrait être creusé par une autre étude.

[5] Rapport du projet Emergent: Les comportements émergents dans les quartiers durables: entre systèmes sociotechniques et modes de vie, Crédoc et Iddri (2013)

[6] La transition énergétique au défi des usages et de la participation: l’expérience des écoquartiers, Mathieu Saujot, Iddri (2015)

[7] La concertation citoyenne dans les projets d'écoquartiers en France : évaluation constructive et mise en perspective européenne, dir. Jodelle Zetlaoui-Léger, dans le cadre du programme Concerto, 2012

[8] L’écoquartier de l’Union est un quartier ou la maison de projet est particulièrement active. Il s’agit d’un écoquartier reconnu « projet d'avenir » par le concours « écoquartier » du ministère de l’Écologie en 2009 et primé «Grand Prix national EcoQuartier» en 2011.

[9] Mathieu Saujot,“La transition énergétique au défi des usages et de la participation : l’expérience des écoquartiers”, octobre 2015

[10] Note: aux vues des critiques adressées par l’architecte urbaniste Nicolas Michelin envers ce dispositif, qui pourtant est qualifié par le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment comme une aide pour la promotion des procédés nouveaux, rapide et favorisant l’expérimentation (source: http://evaluation.cstb.fr/appreciation-technique-expertise-atex/).