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Einstein disait que tant qu’on a la tête sous forme d’un marteau, on voit tous les problèmes sous forme de clou. Tant que nous aurons la tête formatée par l’économie, nous irons chercher la solution à tous les problèmes sociaux dans le «toujours plus».
Toujours plus de production, toujours plus de consommation, c'est-à-dire en même temps, toujours moins de lien social, et toujours moins d’humanité. Les objecteurs de croissance, les anti-productivistes, les anticonsuméristes, peu importe la terminologie, ne sont ni des dur à jouir, ni des professeurs foldingues, qui se complairaient dans l’annonce imminente de la fin du monde.
Nous disons pourtant qu’il faut en finir avec l’illusion d’une croissance infinie dans un monde fini, et qu’il faut en finir avec ce culte du «toujours plus», quelle que soit la couleur politique de cette croissance. Qu’il s’agisse d’une croissance bleue (avec la droite ou le patronat), d’une croissance rose, rouge, verte, ou orange.
Pour devenir objecteur de croissance, il suffit finalement de cesser de refouler ce que nous savons tous déjà, et qui tient en deux chiffres : aujourd’hui, 20% des humains s’approprient 86% des ressources planétaires.
Imaginez que vous invitiez 4 amis à votre table. Vous avez un gâteau, vous faites 5 parts, vous mangez les 4 premières parts et vous laissez la dernière part aux 4 autres. Voilà aujourd’hui la situation planétaire. Alors ce n’est pas très joli joli par rapport à nos propres valeurs comme l’égalité ou la fraternité, mais ça ne serait pas forcément si grave si on pouvait avoir l’espoir d’un rattrapage possible, c'est-à-dire l’idée que le gâteau puisse grandir démesurément. Et c’est là où on tombe sur le deuxième constat : si 6 milliards d’humains vivaient comme nous, une seule planète Terre ne suffirait pas. Il en faudrait un peu plus de 3 si on adoptait les standards de vie d’un Européen, et presque 7 si on adoptait les standards de vie d’un Américain.
La croissance économique, ce n’est donc pas la solution. Ce n’est pas la solution, ni pour les riches, ni même pour les pays pauvres, qui devront inventer d’autres façons de satisfaire les besoins fondamentaux de l’humanité.
Les objecteurs de croissance ne sont pas des écolos plus hard, plus durs que les autres : la décroissance, c’est en fait la tentative de penser ce qu’il y a de commun entre une série de grandes crises : la crise environnementale, sociale, politique, la crise de la personne humaine. Pour nous, ce qui fait le lien entre toutes ces crises, c’est le fait que notre société a totalement sombré dans la démesure. Nous avons perdu la capacité à nous donner des limites. Lorsqu’un enfant n’est pas capable de se donner des limites, il va aller chercher dans le réel (c’est le développement des conduites à risque, de la toxicomanie, du suicide) et lorsqu’une société comme la nôtre n’est pas capable non plus de se donner des limites, elle va aussi les chercher dans le réel : c’est l’épuisement des ressources, c’est le réchauffement planétaire, c’est l’explosion obscène des inégalités sociales.
LA GRANDE QUESTION DU XXIe SIÈCLE, CE N'EST PAS DE SAVOIR SI ON FERA PARTIE DU TOP 20 DES PLUS GRANDES VILLES DE LA PLANÈTE, c’est de renouer avec le sens des limites, et pour cela d’en finir avec la dictature de l’économie.
Mais je dirais que la vraie question, en bon gaulois, ce n’est pas de nous demander quand est-ce qu’on va se ramasser le ciel sur la tête ; la bonne question, c’est de savoir jusqu’à combien on peut émettre chaque année de CO2 pour rendre à nos enfants une Terre qui soit encore viable ? Il y a un chiffre fondamental, qu’il faudrait presque inscrire sur le fronton de nos mairies à côté de la devise républicaine, c’est la quantité totale d’émission de carbone que la Terre peut digérer chaque année. On sait que la planète ne peut pas digérer plus de 3 milliards de tonnes d’équivalent carbone. Si on traduit toutes nos activités (le fait de manger de s’habiller, de venir à ce forum…) en équivalent carbone, si on dépasse ce maximum, on rend à nos enfants une Terre dépréciée. Nous en sommes aujourd’hui à 6.7 milliards de tonnes d’équivalent carbone. Le double de ce que la Terre peut digérer. Prenons au sérieux ce maximum de 3 milliards pour 6 milliards d’humains. Le calcul est vite fait : ça nous donne 500 kilos d’équivalent carbone par personne et par an. Et 500 kilos d’équivalent carbone, c’est quoi ? C’est par exemple un vol en avion aller-retour Paris-New York . C’est 5000 kilomètres par an en voiture. C’est la fabrication d’1.5 ordinateur à écran plat, et c’est 200 clics par jour avec notre petite souris sur Internet. Quand on donne ces chiffres, on se rend compte d’une part de l’urgence et de l’ampleur du changement. On se rend surtout compte que la solution, ça ne peut pas être de faire la même chose en moins. Ce n’est pas en apprenant à se serrer la ceinture, un peu, beaucoup, passionnément ou à la folie qu’on y arrivera, c’est en inventant ensemble un mode de vie fondamentalement différent, et qui repose sur de nouvelles valeurs, comme le don, la gratuité, le partage. L’objection de croissance sonne le retour des partageux. Pour l’immense majorité des humains, le choix n’est pas entre la croissance économique (le « toujours plus ») et la décroissance. Le choix est entre la croissance négative, la récession, le chômage, la misère, et autre chose qu’on appelle la décroissance.
La croissance économique est toujours génératrice d’inégalités sociales. La croissance économique, c’est la misère qui chasse la pauvreté.
Alors, si nous voulons éviter le mur, que faut-il faire ? Que propose la décroissance ?
Tout d’abord, qu’est-ce que la décroissance n’est pas? La décroissance, ce n’est pas le retour au passé. Ce n’est pas l’éloge de la bougie. C’est la stratégie du pas de côté, et non pas celle du pas en arrière.
Le développement durable, ce n’est pas une valeur scientifique, c’est une idéologie. Et comme le disait le regretté Bourdieu, on peut craindre que l’idéologie dominante à un moment donné soit l’idéologie des dominants. Mais la décroissance, ce n’est pas davantage. C’est un mot obus, qui est là pour pulvériser l’idéologie dominante, pour dire qu’il va falloir apprendre à vivre beaucoup mieux avec moins. Moins de biens, plus de liens. Et je dirais que la décroissance a surtout ce grand avantage de permettre de basculer sur un imaginaire neuf. La décroissance, c’est la décroissance économique, mais c’est la croissance en humanité. Et entrer en décroissance, c’est finalement expérimenter 3 formes de résistance.
C’est tout d’abord ce que nos amis canadiens appellent la simplicité volontaire : essayer chacun à notre niveau de vivre en conformité avec nos valeurs. Se passer de voiture, ne pas avoir de téléphone portable, choisir, et je dis bien choisir, de travailler à temps partiel. Commencer dès maintenant à avoir une vie jouissive.
Et puis, la décroissance, c’est aussi tout ce qui se bricole dans les marges, dans les franges de la société : les AMAP, le renouveau des coopératives.. Aujourd’hui, apprendre ensemble à retrouver de la joie de vivre.
Et puis la décroissance, et je terminerai dessus, c’est aussi l’ébauche du commencement de ce que pourrait devenir un vrai projet de société. Je prendrai une série d’exemples.
On peut reprocher tout ce qu’on veut à la société de consommation, à la société capitaliste, à la société productiviste ; il faut reconnaître que c’est une société diablement efficace. Nous, nous sommes tombés dans la marmite de la consommation il y a 70 ans et on en veut encore. Et les peuples qui n’y sont pas encore tombés ne demandent que ça. Tant que nous n’aurons pas quelque chose d’aussi fort humainement, anthropologiquement que le « toujours plus », on n’y arrivera pas. La seule chose qui soit à la hauteur, c’est la gratuité.
Je dirais pour conclure que ce qui me semble caractériser notre société, c’est tout simplement l’inversion du sacré et du profane. Nous n’avons de cesse de profaner le sacré que nous nous étions donné (la liberté, l’égalité, la fraternité, la solidarité, le génome humain, les biens communs) et à côté de cette profanation de notre sacré, nous n’avons de cesse de sacraliser le plus profane, l’ordinaire (le culte du paraître, le culte de l’argent, si possible facile, le culte de la consommation). Le fait de rendre sacré, intouchable, l’ordinaire, le profane, c’est la définition du totalitarisme que donnait la grande philosophe américaine Hannah Arendt.
Je dirais pour terminer que la décroissance, c’est aussi une façon de dire que l’avenir appartient aux poètes. L’avenir n’appartient pas aux économistes.