LA DÉCROISSANCE EST-ELLE INÉVITABLE ?

UNE OU DÉCROISSANCE ?


Crise économique, crise écologique, depuis combien de temps n’a-t-on pas eu de journaux sans mauvaises nouvelles ? Et si la réponse à tous nos maux était la remise en cause du paradigme de croissance, fondement de nos sociétés ? C’est l’argument avancé par les partisans qui s’unissent sous l’adjectif polémique « décroissants ». Mais ces derniers, marginalisés sur l’échiquier politique, ne réussissent pas à faire entendre leur voix autrement que par la contestation. Stigmatisée comme s’opposant au consensus sur les valeurs du développement durable, boudée par les économistes qui ne voient pas où veut en venir ce nouveau programme, la décroissance serait-elle condamnée à rester un sujet de polémique entre universitaires et une vaine critique sans lendemain ?

Ce que dénoncent les décroissants, c’est l’irrationalité d’une croissance sans limites. Selon eux le schéma est clair : l’accroissement de la production est conditionné par une consommation accrue de ressources, notamment énergétiques. Partisans de la notion de « pic des ressources », ils conçoivent celles-ci comme par nature finies. On ne pourrait donc pas croitre infiniment sans être totalement utopiste. De plus la croissance n’offre pas de perceptives de développement à l’Homme : ce dernier est perçu comme enchainé à la consommation, qui est le corolaire logique de la production. La croissance est donc vue comme un dogme liberticide qui engendre crises écologique et sociale, donc qui génère plus de mal qu’elle n’en résout. La réponse est alors unanime : débarrassons-nous-en.

Mais que faire à la place ? Faut-il croître différemment, en privilégiant le développement humain face à l’économie, ou véritablement diminuer nos capacités productives ? Au sein même du groupe, des dissensions règnent. On ne peut pas affirmer qu’il y ait une unité théorique au sein du mouvement qui est marqué par une grande diversité de penseurs. Si l’objectif est clair, les moyens invoqués pour y tendre, sont, eux, parfois abracadabrants. Certains parlent de pédagogie des catastrophes : la décroissance est perçue comme un destin inéluctable auquel il est nécessaire de se préparer le mieux possible, pour éviter tout simplement de disparaître. La référence à Jared Diamond est implicite. Celui-ci a établi dans son livre Collapse une collection d’échecs et de réussite de réformes de sociétés face à une catastrophe. Ces décroissantistes se conçoivent alors comme une minorité active, préparant en avance un programme politique d’après crise. D’autre conçoivent la décroissance comme un programme social à mettre en œuvre immédiatement, pour curer nos sociétés de leurs tares actuelles. La décroissance serait alors synonyme de l’avènement d’un bien-être véritable. Enfin de nombreux militants invoquent la décroissance comme une attitude pragmatique pour faire face aux crises actuelles : la décroissance se réduirait alors à ne plus prendre l’avion, à isoler convenablement sa maison et cultiver son jardin.

Cette hétérogénéité du mouvement n’est pas pour servir la construction d’un débat à la hauteur des enjeux. Les sous controverses intrinsèques au concept de décroissance semblent empêcher l’élaboration d’un concept fort, pouvant se mesurer à la championne mondiale de l’économie : la croissance. La décroissance, jusqu’à présent essentiellement incarnée par des philosophes et des militants, a pour adversaire une classe solide, celle des économistes. Ces scientifiques, assis sur leurs certitudes et modèles mathématiques, n’entrent que partiellement dans un débat qu’ils jugent infondé. Les économistes décroissants ne courent pas les rues ; les rares qui s’attachent à la défense du concept sont généralement en fin de carrière, ou sont des hétérodoxes. Le cas de Nicholas Georgescu-Roegen est emblématique. Ses travaux en économie ont certes conduit au concept de décroissance ; mais ils sont essentiellement basés sur le concept physique de l’entropie. Ces économistes sont alors loin de faire l’unanimité au sein de leurs pairs. On peut affirmer que pour la majorité des économistes, la croissance est la solution aux crises actuelles et non leur centre névralgique commun. Interviewé, Mr Etienne Wasmer, qui en 2004 a reçu le prix du meilleur jeune économiste de France, affirme que dans le contexte actuel : « il faut urgemment croître ». L’analyse de ces derniers est claire. C’est la croissance qui permet de générer les ressources nécessaires pour faire face au changement climatique et à l’intégration sociale. La décroissance est dénoncée comme une idéologie de pays riches qui mènerait alors droit dans le mur. L’incompréhension semble être totale entre les deux groupes, le débat semble figé ; comme si l’avenir seul en affirmant ou infirmant l’hypothèse de la catastrophe à venir décidera de l’avenir de la décroissance.
Cependant, ces mêmes économistes qui condamnent la décroissance en soulignant son coup financier, la coercition qu’elle imposerait etc, reconnaissent que des constantes arbitraires habitent leurs modèles. Le grand public n’a pas accès aux débats internes de la profession, qui sont masqués par la complexité des équations. Or, c’est en jouant sur ces constantes que décroître devient possible. L’exemple type est la fixation en économie du taux de préférence pour le présent. Ce taux est selon les règles de l’économie classique très élevé ; les agents économiques sont alors perçus comme ayant une « préférence pure pour le présent » (Harold 1948). Dans ces circonstances, la décroissance qui propose de construire un futur meilleur en faisant des concessions la consommation présente, est alors condamnée par tout les modèles économiques.

Le dépassement de la controverse serait alors rendu possible par l’action citoyenne. C’est aux citoyens, et non aux dirigeants, de définir l’attitude à avoir. C’est le fondement de la démocratie que de ne pas refuser le dialogue avec l’opposition en adoptant une attitude de dénigrement systématique. Les décroissants se mobilisent de plus en plus, à travers des partis, des associations, des manifestations pour susciter le débat auprès du grand public. Cependant, ils sont repoussés par les dirigeants actuels : la décroissance n’était pas présente à la table ronde du Grenelle de l’environnement initiée par M. Sarkozy en 2007, et elle a du construire son propre « contre Grenelle » en 2008. C’est par une écoute mutuelle et la construction d’un débat arbitré par les citoyens que la controverse de la décroissance pourra trouver sa résolution.

  • LA DÉCROISSANCE EN 5 POINTS

    1.

    La décroissance comme constat de l’incompatibilité



    La décroissance est une des facettes d’une communauté de questionnements sur les limites du développement durable. La communauté est fondée sur une commune remise en question de la croissance.
    La décroissance se différencie d’autres formes de mouvement, tels que celui des villes en transition au Royaume-Uni, des villes lentes en Italie, ou des politiques de simplicité volontaire telles qu’elles existent au Québec. Ces cas sont différents du mouvement de la décroissance car ils proposent des politiques essentiellement locales, là ou la décroissance remet en cause la croissance à son niveau global.

    Le terme décroissance apparaît dans les années 70. Il a alors un sens large désignant une tendance écologique. Il faut remarquer que le mot décroissance provient d’une traduction de «declining» introduit pour la première fois par Nicholas Georgescu-Roegen.



    Cette période d’apparition n’est pas anodine. Le développement durable apparaît en 1987 avec le rapport Brundtland, et prend réellement son essor à partir de 1992 avec La Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement qui eut lieu à Rio. Le mot naît donc dans un contexte de prise de conscience de l’impératif écologique.

    Mais plus précisément, le mouvement de la décroissance se fonde en réaction à l’incapacité du développement durable à faire face à la crise en question. Le constat fait par les partisans de la décroissance est le suivant. En 2002, malgré 10 ans d’affirmation de politiques de développement durable, et une reconnaissance internationale de la crise écologique, rien ne semble avoir été entrepris pour modifier les pollutions majeures : les émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’énergies fossiles etc. ont continué à augmenter. De même, si le développement durable a échoué dans le domaine écologique, il en est de même, aux yeux des décroissantistes, dans les deux autres domaines du développement durable. Durant cette période, la fracture sociale et les inégalités mondiales n’ont pas été en diminuant, et la crise économique de 2008 démontre une fois de plus les fragilités de l’économie mondiale.

    C’est pourquoi la décroissance se conçoit comme un mouvement qui permettrait de dépasser l’inefficience du développement durable, et de mettre en place de véritables politiques pour résoudre les crises auxquelles nous faisons face. Le moyen prôné est clair, il s’agit de s’attaquer au dénominateur commun de ces trois crises : la croissance.

    2.

    La décroissance, une théorie des limites et critiques du développement durable



    La décroissance se construit sur le constat de l’échec à inverser les tendances lourdes de l’économie mondiale. De ce fait les décroissants engagent une réflexion cherchant à concevoir une diminution de la consommation plutôt qu’une simple stabilisation qui s’avère inefficace.

    La notion de décroissance est compliquée à définir (croissance du PIB, croissance plus générale…). Selon Cochet, il y aurait autant de définitions de la décroissance que d’objecteurs de croissance. C’est un peu exagéré mais effectivement, il y a une véritable pluralité de définition. Le terme en lui-même fait débat.
    Paul Ariès affirme que la décroissance c’est essentiellement deux idées: c’est d’une part un mot-chantier et d’autre part un mot-obus. C’est un mot chantier car c’est un mouvement en plein essor, en quête d’approfondissement, qui appelle à une véritable construction théorique. Mais la décroissance est aussi un mot-obus chargé de ramener du dissensus dans une théorie écologiste qui s’enlise dans le développement durable sans proposer de solutions assez radicales. La décroissance en se posant dans la radicalité oblige à repenser l’écologie politique, à admettre les limites du seul développement durable.

    L’essentiel de la critique de la décroissance vis-à-vis du développement durable repose sur l’idée que le développement durable, en cherchant à parvenir à un compromis qui satisferait tout le monde en trouvant le juste milieu entre l’écologie, l’économie et le social perd toute efficacité politique. Pierre Lascoumes affirme que le développement durable est un «mythe pacificateur». Le développement durable nie les divergences, les conflits d’intérêts et les incompatibilités potentielles sans les faire disparaître. C’est pourquoi, le développement durable n’est pas tant une réponse qu’une reformulation du problème auquel il n’arrive pas à construire une solution : depuis Rio, on n’arrive pas à le construire, à trouver cette compatibilité entre les 3 piliers.
    Une autre limite du développement durable soulignée par les décroissantistes est que ce dernier a un double sens ; il y aurait deux versions du développement durable, une prônant une soutenabilité faible, l’autre une soutenabilité forte. La faillite du développement durable correspondrait à la victoire de la soutenabilité faible sur la soutenabilité forte.
    Comparaison entre l’IDH et l’empreinte écologique.

    La faillite du développement durable s’illustrerait sur le graphique suivant. Les conditions du développement durable sont celles réunies dans le carré bleu. Or le seul pays répondant à un impact environnemental faible et un haut niveau de développement est Cuba. Tout ce passe comme si le trajet de développement sur ce schéma semblait éviter cette zone. On constate l’inexistence de modes de développement pour aller d’un IDH et empreinte écologique faibles aux conditions du Sustainable Development Quadrant.

    La décroissance est un mot-obus contre la croissance mais également contre le développement, durable ou non. Les décroissantistes cherchent à s’opposer à une croyance de ce que le développement est une nécessité. Pour Latouche, le développement durable est un oxymore. Que l’expression « développement durable » existe dans les dictionnaires, n’impose pas que le fait « développement durable » soit une réalité. Le développement durable est un concept toxique selon lui.

    Ainsi, il semblerait que le dénominateur commun des décroissantistes de tous bords soit cette opposition au développement durable. Par exemple, en 2010 le mot décroissance est rentré dans le Petit Larousse sous la définition suivante : « politique préconisant un ralentissement du taux de croissance dans une perspective de développement durable ». Cette définition a rendu furieux les objecteurs de croissance qui ont proposé une définition alternative s’opposant au développement durable, lançant un vaste mouvement théorique de définition d’une identité commune au mouvement, fondée sur l’opposition au développement durable.

    Gilbert Rist rappelle que le développement n’est pas une vérité universelle dans le temps et dans l’espace. C’est un concept qui a été inventé à un moment ; du moins dans son sens politique. Au départ, il y avait une véritable distinction entre le développement et la croissance ; distinction fondée sur une analogie avec le corps humain. Sa croissance implique qu’il devienne plus grand, là où son développement conditionne un changement du corps dans sa forme générale.
    C’est en 1948 que Truman utilise la notion de sous-développement qui perdure depuis. Penser le sous-développement, c’était instaurer une hiérarchie entre les différents pays du monde, et imposer aux pays sous-développés la nécessité de rattraper leur retard en appliquant le modèle de développement tel qu’il a été conçu par la civilisation occidentale des pays développés.

    Serge Latouche s’est beaucoup intéressé aux idées de développement. Selon lui, la grande diversité des définitions de développement s’inscrivent toutes dans l’idée que « demain sera mieux ». Le développement représente donc des conditions idéales de l’existence ; il construit un monde imaginaire qui réunit ainsi un large consensus à peu de frais à partir de valeurs indiscutables. A ce développement rêvé s’oppose le développement réel, celui qui résulte des politiques de développement, qui tranche souvent avec l’idéal du développement.


    Latouche propose alors une autre définition du développement dont il assume le caractère scandaleux, tirée de Le développement, histoire d’une croyance occidentale (Gilbert Rist) « Le développement est constitué d’un ensemble de pratiques parfois contradictoires en apparence qui, pour assurer la reproduction sociale, obligent à transformer et à détruire de façon généralisée le milieu naturel et les rapports sociaux, en vue d’accroitre la production croissante de marchandises destinées, à travers l’échange, à la demande solvable. » Le développement serait alors une croyance et une série de pratiques qui forment un tout en dépit de leurs contradictions. Cette définition rapproche le développement d’une religion. C’est la conclusion que propose Latouche, selon qui le développement serait un élément religieux de la modernité. Cela expliquerait en partie le fait que lorsqu’on critique le développement, on se voit répondre que c’est parce que ce n’est pas le vrai développement. Le vrai développement ne serait-il qu’un nouveau paradis moderne ?

    De même, le développement durable ne serait qu’un schisme dans la religion du développement : il conserve la sacralité du développement en cherchant à le concevoir de manière moins scandaleuse. Le développement durable ne serait que le dernier avatar d’une recherche d’un vrai développement. Cette croyance laisse entendre que ce développement pourra exister un jour et interdit donc d’envisager d’autres scénarios possibles comme l’effondrement ou la prospérité sans croissance.

    3.

    La décroissance, une nouvelle vision de l’économie : Entropie, bio-économie et thermodynamique



    Le concept d’entropie est une notion de physique complexe. Lorsqu’on l’applique au domaine de l’économie, il en ressort bien des débats et surtout une tentative de construire une nouvelle école d’économistes. L’essentiel du travail d’inclusion de la notion d’entropie dans l’économie a été effectué par Nicholas Georgescu-Roegen, un mathématicien et économiste roumain. Son ouvrage majeur est The Entropy law and the Economic Process paru en 1971 dans lequel il cherche à faire rentrer les lois de la thermodynamique dans l’économie et écrit : « Le processus économique n’est qu’une extension de l’évolution biologique et, par conséquent, les problèmes les plus importants de l’économie doivent être envisagés sous cet angle ».
    Son œuvre repose sur une question de l’histoire des sciences : comment se fait-il que l’économie soit restée prisonnière d’un dogme dépassé de la mécanique classique alors que toutes les autres sciences ont inclus la réflexion de la thermodynamique ? Quelles sont les conséquences de cet oubli sur le fonctionnement de l’économie ?
    Il pose l’idée d’un changement de paradigme dans la représentation du monde dans son ensemble qui permettrait une véritable explication de la crise structurelle de l’énergie et de l’échec des politiques économiques.

    Dans la mécanique classique, l’énergie est au cœur de la réflexion ; mais elle est considérée uniquement comme une quantité et non comme une qualité : elle ne change pas. Rien ne se perd rien ne se crée, certes, mais dans cette affirmation s’oublie totalement la question du changement de qualité de l’énergie. L’oubli de la dégradation qualitative de l’énergie qui se disperse lors de son utilisation aboutit à l’expulsion de la question des ressources naturelles et de l’environnement hors du champ de l’économie : les grands mécanismes et modèles économiques font comme s’il n’y avait pas de plafond ressources, puisqu’ils ne font pas la différence entre de l’énergie en puissance (les ressources) et de l’énergie consommée (les déchets).

    L’entropie est une mesure du désordre, de la dissipation de la matière. Selon le second principe de la thermodynamique, l’entropie d’un système isolé suivant une transformation irréversible augmente. C’est pourquoi dans la Nature, la seule source de richesse, c’est la basse entropie ; c’est l’énergie à partir de laquelle on peut effectuer un travail, c'est-à-dire les ressources naturelles.
    Intégrer cette notion dans l’économie mécanique permet la prise en compte de la notion de dégradation des ressources naturelles. La conséquence sur le modèle économique classique est radicale : elle renverse la conception du temps en économie. En effet, l’entropie lie les cycles de l’output et de l’input à travers la dégradation de l’énergie. On ne peux plus séparer l’output de l’input qui sont deux organisations possibles et liées de l’énergie, l’une sous forme dispersée, l’autre sous forme concentrée.


    Nicholas Georgescu-Roegen propose alors une nouvelle loi économique : la loi de la dégradation des ressources naturelles. C’est le véritable point de départ de la bioéconomie sur laquelle se fonde un des versants de la décroissance. L’objection classique concernant l’application du second principe de la thermodynamique à l’économie est que la Terre n’est pas un système isolé. Elle subit un apport solaire constant qui est à la base de la création d’énergie sur Terre, via la photosynthèse. Cependant le système thermo-industriel est clos, l’output est fondamentalement séparé de l’input. De plus, Il y a une véritable asymétrie entre le stock de ressource fossile et le flux solaire en quantité et en caractéristiques. L’énergie fossile diffère essentiellement de l’énergie fossile : l’énergie solaire n’est pas un stock, il n’y a pas de possibilité de transformer l’énergie en matière, donc l’énergie solaire inutilisée à ce jour est perdue pour toujours et donc inutilisable par les générations futures. La nécessité de gérer les stocks de ressources en prenant en compte leur dégradation est ainsi au cœur de la décroissance.

    Pour NGR, le développement durable est une douce comptine. Selon lui, le développement durable est l’idée que l’on pourra se détacher de la dégradation des ressources sans diminuer le niveau de vie, idée de dématérialiser l’économie.

    Nicholas Georgescu-Roegen n’a cependant pas beaucoup travaillé sur les possibles solutions économiques à apporter, car selon il n’y a pas de réponse économique à apporter. Ce que l’on doit réintroduire, c’est la question politique de « qu'est-ce qu’on veut faire ? ». Ce sont des questions de valeurs. Peut-être que l’envie de l’homme est d’avoir une vie courte et fiévreuse et extravagante plutôt que longue et monotone. Ce dont on a le plus besoin, c’est d’une nouvelle éthique. Le produit net final de l’activité économique c’est la satisfaction psychique. C’est là le produit du processus économique. Sa morale ne repose que sur un axiome : « tu aimeras ton espèce comme toi même. ». Ce qui rappelle la philosophie de Hans Jonas : «Agis toujours de manière à ce que la maxime de ton action puisse être généralisée.»

    4.

    La décroissance, à la conquête des institutions ?



    Les décroissantistes sont unanimes dans leur volonté de changer l’ordre établi. Cependant, de même qu’il n’existe pas une définition de la décroissance, les avis différent sur les moyens de la mettre en place. Les visions des institutions par les décroissantistes sont très éclairantes sur les moyens prônés. Certains acceptent les institutions établies et voient en elles un moteur de changement. D’autres affirment que les institutions peuvent présenter un seuil de rentabilité au-delà duquel elles deviennent contre-productives. Un exemple type est la contre-productivité de l’école : la généralisation de l’école et son accès gratuit et universel permet de réduire les différences d’accès à la culture ; mais au bout d’un moment, elle écrase toutes les autres formes d’éducation qui deviennent illégitimes dans la société : l’échec scolaire devient une forme d’exclusion sociale. On comprend donc que la vision des institutions détermine le contenu des propositions des décroissantistes, ainsi que les oppositions intérieures au mouvement des décroissants.

    Ainsi, la décroissance en temps que programme politique est en elle-même un sujet controversé, dans lequel de grandes tendances se référant à des figures majeures s’opposent. Par exemple il y a débat entre ceux qui souhaiteraient redéfinir le développement pour créer un développement sans croissance, tel que le suggère le groupe Attac,  et ceux qui estiment qu’il faut abandonner le terme de développement qui contiendrait intrinsèquement la notion de croissance, comme le suggère Latouche.

    Une des limites à construire un programme politique consensuel, est la difficulté qu’ont les économistes à travailler sur la question. Par exemple, ces derniers éprouvent des difficultés pour obtenir des financements dans le champ universitaire pour élaborer des réponses aux questions soulevées par la décroissance. C’est pourquoi, les économistes prêts à s’intéresser à ces questions le font souvent en fin de carrière, à la manière de René Dumont, ou de Dominique Bourg. Cependant il semblerait que se soit la manière d’évoluer de l’économie capitaliste : à certain moments, des fenêtres semblent s’ouvrir et rendent les discours critiques plus faciles à entendre. Il y a eu de nombreuses nébuleuses réformatrices du capitalisme, diverses expériences de pensées qui l’ont remis en cause. Le résultat semble avoir été à chaque fois l’adaptation du capitalisme plus que sa disparition. La critique de la prolétarisation du marxisme n’est ainsi plus d’actualité, elle a été rendue caduque par la politique fordiste des hauts salaires ; cependant cette adaptation réformiste de l’économie capitaliste ne semble jamais avoir entièrement répondu aux revendications premières. C’est pourquoi dans le cas de la décroissance, il y a débat entre une ligne politique réformiste et une attitude plus radicale. Ce dilemme suggère toujours un choix entre rester un discours radical marginal ou devenir plus large et perdre un peu de sa substance ; pratiquer le réformisme implique toujours le risque d’institutionnalisation et de récupération par d’autres forces politiques qui au final dénaturent totalement le mouvement initial. Les décroissantistes en critiquant le développement durable semblent unanimes dans la critique de la récupération d’une forme politique qui se voulait réformatrice à ses débuts, mais qui a été rapidement récupérée.

    5.

    État d’exception, érosion démographique et résilience politique



    Comment construire le changement préconisé par les décroissantistes? Cornelius Castoriadis a expliqué la nécessité dans la construction du changement de la prise en compte de l’imaginaire social. Construire un changement aussi important que celui préconisé par la décroissance imposerait d’avoir au préalable modifié l’imaginaire social. Cependant cette conception du changement est paradoxale et place les décroissantistes dans un cercle vicieux : pour changer l’imaginaire, on pourrait prendre des mesures, mais pour les mettre en place il faudrait que l’imaginaire ait déjà évolué.

    Briser ce cercle vicieux est alors vu comme une condition première à la construction du changement. Plusieurs solutions sont alors envisagées.

    Latouche parle de la «pédagogie des catastrophes». Ce n’est pas souhaiter les catastrophes, c’est prendre acte de l’incapacité depuis 40 ans des minorités actives, les groupes conscients de la nécessité du changement, à inverser les tendances lourdes actuelles, et à anticiper suffisamment les catastrophes pour changer le cours des sociétés. Ces minorités sont perçues comme incapables de changer le cours des choses sans un évènement extérieur : la catastrophe. Latouche émet l’idée que la catastrophe peut aider à changer le cours des choses en peu de temps. Cependant cette théorie ne fonctionne que si l’on considère qu’il y a une lutte intellectuelle pour l’interprétation de cette catastrophe, et donc pour les mesures qu’il va falloir prendre après la catastrophe. Latouche pose alors la question de définir ce qu’il faudrait faire lorsque la catastrophe aura eu lieu. L’exemple classique invoqué est celui de la crise de 29. Il montre toute l’étendue que peut avoir une catastrophe en fonction de la lutte entre les minorités actives. La crise de 1929 a permis, l’avènement de l’interventionnisme et la théorisation du well fare state avec le New deal de Roosevelt. Cependant la crise a dans le même temps fortement contribué en Allemagne à l’avènement du totalitarisme. Dans les deux cas des minorités actives ont saisi l’évènement pour se faire entendre, mais on voit la disparité des résultats possibles et envisageables. Les catastrophes environnementales à venir vont-elles être un prétexte pour affermir les inégalités et notre système actuel ou un véritable vecteur de changement dans une optique décroissantiste ? Les catastrophes sont donc à la fois une chance et un danger.


    Sur le papier, la pédagogie des catastrophes peut paraitre assez séduisante. Cependant il existe de nombreux obstacles au bon fonctionnement de cette pédagogie. Le livre Collapse de Diamond en offre ce qui se veut la preuve scientifique. Dans son livre, Diamond répertorie différentes situations catastrophiques qui se sont présentées à des sociétés au cours de l’histoire, et tente de montrer comment les catastrophes ont été évitées ou non. Par «Effondrement», Diamond entend une réduction drastique de la population humaine sur une zone étendue et une durée importante, qui a impliqué une brutale chute de la complexité des organisations politiques, économiques et sociales. Diamond montre qu’il n’y a effondrement que si la société ne prend pas les bonnes décisions. Diamond fait donc un catalogue des échecs et réussite de la pédagogie des catastrophes. Pourquoi y aurait-il échec ? Il apparait que le processus décisionnaire d’un groupe peut être entravé par toute une série de facteurs, à commencer par l’incapacité à anticiper où à percevoir un problème, par des conflits d’intérêt qui font que certains membres du groupe vont poursuivre des objectifs qui leur seront profitables, mais qui seront nuisibles au reste du groupe. L’exemple des Vikings au Groenland est en cela très parlant. Diamond explique que les Vikings vivaient comme des paysans chrétiens. Ils avaient amené au Groenland des vaches. Il y avait un réchauffement à l’époque et les vaches se sont adaptées. Mais après le réchauffement, les vaches ont de moins en moins à manger et il fallait parfois les porter dans l’herbe. Elles étaient également toutes petites mais les tribus Viking auraient pu s’inspirer des habitants. Le refus du changement au nom d’un prestige social conduirait intrinsèquement à l’échec de la pédagogie des catastrophes.

    Un autre obstacle à la pédagogie des catastrophes, dans le cas de la décroissance est un phénomène dit de la «normalité rampante». Ce phénomène est essentiellement décrit par Harald Welzer dans Les guerres du climat. Il affirme que l’évolution du monde vers la crise se fait sur une échelle de temps assez longue pour s’adapter aux repères de la normalité. Selon lui, les hommes considèrent toujours comme naturel l’état de leur environnement qui coïncide avec la durée de leur vie et de leur expérience. Il faut parfois plusieurs dizaines d’années pour se rendre compte de la dégradation d’un environnement : cela empêche toute pédagogie de la catastrophe fondée sur une transition brutale. L’idée de la normalité rampante se retrouve dans le concept d’amnésie du paysage. La génération actuelle n’a pas vu les champs qu’il y avait avant les banlieues qui permettaient de nourrir les viles par des circuits courts. De ce fait la banlieue est devenue le critère de normalité, et l’idée de reconstruire des circuits courts d’approvisionnement des villes est perçue comme totalement révolutionnaire, alors qu’en fait elle est régressive. De même, dans la crise écologique actuelle, la réaction jugée normale est de tenter de limiter le réchauffement à 2°C, alors que c’est déjà beaucoup de conséquences importantes passées sous silence. L’habitude en définissant un cadre référentiel s’oppose donc à la pédagogie des catastrophes.

    Dans ce cadre là, les minorités actives doivent proposer des solutions capables d’enrayer la situation. Leurs limites sont qu’elles paraissent impensables aujourd'hui ; mais elles permettent de construire en avance des réponses à apporter en contexte de crise. Voici quelques exemples invoqués.

    Mettre l’accent sur la sobriété c'est-à-dire revoir à la baisse les besoins.

    Relocaliser la production.

    Limiter la publicité.

    Réduire les inégalités en instaurant un revenu maximum autorisé.

    Établir un nouveau système de prix basé sur des tarifs progressifs, opposé du prix de gros. Paul Ariès propose la gratuité de l’usage pour les besoins vitaux, et le renchérissement du mauvais usage.

    Réduire le temps de travail (de 32h à 2h par jour, retraite à 60 ans..), le but étant de travailler moins pour travailler tous, utiliser les véritables gains de productivité de notre époque : si au Moyen Age il était nécessaire pour subvenir à ses besoins de travailler 12h par semaine, à notre époque 2h seraient nécessaires.

    Instaurer un rationnement, bien que celui-ci soit très controversé. Pour certains la décroissance doit éviter ce principe car sa gestion est par nature technocratique et donc liberticide ; pour d’autres, comme Ariès, rationner peut être un outil de la décroissance sous certaines conditions de solidarité.

    BILAN

    Il faudrait être plus nombreux dans le monde de la décroissance pour penser aux détails. Cet effort, on voudrait le faire : par des journées d’études, en pouvant commander des rapports sur ces sujets. Par exemple, «la retraite dans la décroissance» ? Personne n’y a pensé. Il faudrait. Il faudra.


  • Nicholas Georgescu-Roegen




    La décroissance par Serge Latouche


    Entropia
    Revue d’étude théorique et politique de la décroissance Entropia s’inscrit dans la longue tradition de la revue d’idées et d’engagement, lieu d’expression privilégié d’une pensée collective naissante et qui s’élabore au fil du temps. Une pensée sur la crête des interrogations fondamentales de notre époque, pour l’amplification de la prise de conscience d’une situation de la condition humaine sans précédent, pour l’enrichissement de l’imaginaire théorique, poétique et politique de l’après-développement.


    Catastrophe de la centrale de Fukushima, mars 2011