ALAIN DE BENOIST : (…) La théorie de la décroissance est née comme une sorte de protestation contre ce que les Grecs appelaient l’hybris, c'est-à-dire la démesure d’un système productiviste, d’un système économique orienté vers une croissance infinie. L’idée de base évidemment, c’est que la Terre est un espace fini, ce n’est pas une superficie sans fin, c’est un globe ; et dans un monde fini, il ne peut pas y avoir une croissance matérielle infinie. Pour citer une phrase bien connue : les arbres ne peuvent pas pousser jusqu’au ciel. C’est un mouvement qui tend à s’accélérer, qui cherche à réaliser toujours plus de profit, fabriquer toujours plus de marchandises, toujours plus de consommation. On voit bien aujourd’hui qu’il craque d’un petit peu partout. Son mot d’ordre de ce système, qui est d’ailleurs je dirais le mot d’ordre de toute la modernité, c’est : «toujours plus». Toujours plus de choses, toujours plus d’objets, toujours plus de consommation, toujours plus de production. Donc à l’hybris, la démesure, comme le disait déjà Aristote, il faut savoir opposer la prudence, dire parfois «c’est assez», ou «ça suffit» au lieu de dire «toujours plus». Donc la théorie de la décroissance, elle s’ordonne fondamentalement autour de l’idée de limite : il y a toujours des limites, on ne peut pas repousser perpétuellement les limites, comme nous y invitait au XIXe l’idéologie du progrès, qui nous disait que non seulement toute nouveauté est bonne en tant qu’elle est nouvelle, mais aussi que tout va toujours aller toujours mieux, qu’on va toujours être plus (et être plus en l’occurrence, ça voulait dire «avoir plus») : c’était le passage de la civilisation de l’être à la civilisation de l’avoir.
À partir de là, deux observations élémentaires, l’une concernant l’évolution, l’autre concernant les ressources naturelles.
L’évolution. Le spectacle quotidien de toute la destruction des ressources naturelles existantes, de toute la transformation de la planète en poubelle, la désertification, la pollution des nappes phréatiques, la déforestation (la forêt d’Amazonie diminue de 6% par an) (…). On sait par ailleurs que l’empreinte écologique (c'est-à-dire la superficie productive de sol et d’eau dont nous avons besoin pour subsister) s’étend régulièrement : elle a augmenté de 50% entre 1970 et 1997. Et certains auteurs ont calculé que si tous les habitants de la planète Terre consommaient autant que les Américains du Nord, il faudrait sans doute 6 à 7 planètes supplémentaires pour accommoder tout cela.
Second point : les réserves naturelles. Très longtemps, on a longtemps considéré qu’elles étaient illimitées et gratuites. Aujourd’hui, on sait très bien qu’elles ne sont pas illimitées, et qu’elles ne sont pas non plus gratuites. Bien entendu, les experts discutent toujours pour savoir à quel moment telle ou telle réserve sera épuisée. Ce qu’on sait pour sûr, c’est qu’un jour, par définition, elles seront épuisées, quelques soient les découvertes qu’on va faire. A l’heure actuelle, les 3/4 de toute l’énergie qui est consommée dans la monde entier provient de réserves naturelles fossiles (le gaz, l’uranium, le charbon, et naturellement surtout le pétrole). (…) On sait qu’on consomme dans le monde 87 millions de barils de pétrole par jour. En 2002, c’étaient 77 millions. Ça augmente donc. On sait qu’en 2050, nos besoins devraient doubler. À la fin du siècle, ils devraient quadrupler, alors qu’il y aura de moins en moins de pétrole. (…)
PHILIPPE SIMONNOT : J’ai un point de vue difficile à défendre : je vais contre l’ère du temps, puisqu’il y a une mythologie écologique qui s’est répandue dans les médias qui fait que je me trouve un peu en contre-courant du mainstream.
Un premier élément, qui est le paradoxe, le sophisme de Malthus.
Malthus très important dans cette histoire. Le discours qu’on entend aujourd’hui peut remonter au moins à Malthus. C’était un pasteur anglican du début du XIXe, qui a mis en place l’idée que les besoins de l’homme croissaient de manière géométrique, alors que les ressources ne croissaient que de manière arithmétique. Et donc que forcément, il y avait collision entre ces 2 courbes, l’une allant beaucoup plus vite que l’autre et qu’on arrivait à un moment à une explosion, un manque, une crise, et que, par conséquent, il faudrait diminuer, courber la courbe de la croissance, pour la faire se coller plus à la courbe des ressources naturelles.
Ce schéma a imprégné les générations jusqu’à aujourd’hui, bien qu’il ait été contredit par des faits. On l’a vu réapparaître lors du club de Rome, qui a été un fiasco intellectuel total, mais qui a eu à l’époque un impact formidable sur l’opinion publique. (…)
Je vais faire 2 observations.
La première, c’est que ces schémas sont des schémas d’ingénieur. Le club de Rome était peuplé de gens qui ne connaissaient pas vraiment les mécanismes économiques, et qui raisonnaient surtout en termes physiques. Nous sommes dans un problème de rareté, donc dans un problème économique. Le problème de raisonner en termes de physique, c’est qu’on oublie le phénomène du prix. Et le prix est un condensé formidable d’informations, qui en lui résume toutes les données disponibles sur le marché, mais aussi toutes les prévisions possibles. C’est donc un signal indispensable pour détecter les raretés là où on peut les déceler
Par conséquent, si un phénomène malthusien se manifestait, immédiatement, la réaction des prix viendrait alerter les agents économiques de la rareté, et par conséquent il y aurait deux effets : une diminution de la demande, et une augmentation de l’offre (soit du produit rare, soit de produits qui peuvent compléter ou concurrencer ce produit rare).
Il y a donc des failles dans le raisonnement de Malthus.
Deuxième observation. Cette idée que la Terre est finie… Bien sûr, c’est un monde clos. Mais il faut savoir que les ressources de la Terre sont inconnues ; le raisonnement de la décroissance repose sur l’idée qu’on connaît les ressources : on ne les connaît pas en fait. On ne connaît pas les ressources en pétrole par exemple. Il n’y a pas d’instances quelque part au monde, indépendant des intérêts pétroliers (certes, on a de l’information, mais elle vient soit des compagnies, soit de l’OPEP…) : les Etats et les experts indépendants n’ont pas les moyens de savoir ce qu’il en est du point de vue de ces ressources. On fait des calculs de probabilités extrêmement fragiles, faits à partir des plus récentes découvertes. Ce qui a alerté les gens du club de Rome à l’époque : on ne trouvait plus de gisement, et apparemment, on était à bout de quelque chose. Mais je suis assez vieux pour connaître la musique. Au moment de la 1ère crise du pétrole, l’horizon pétrolier était de 30 ans. Qu’est-ce qu’on nous dit aujourd’hui, après une formidable augmentation de la consommation pétrolière (que vous avez rappelée), l’horizon pétrolier est toujours aussi lointain (on est toujours à 30 ans selon les experts).
Donc je veux bien qu’il y ait un peak oil, mais pense qu’il est dans un horizon suffisamment lointain pour qu’il n’ait pas d’incidence réelle sur aujourd’hui. Il y a un peak oil, mais du côté de la consommation : l’OCDE a atteint un peak oil il y a 2 ou 3 ans, et depuis la consommation pétrolière diminue dans les pays de l’OCDE. Bien sûr, il y a le problème des pays émergents.
Dans le discours de la décroissance, il y a l’idée qu’il faut fermer la porte aux nouveaux arrivants : «nous, on s’est engraissé, maintenant, on a un problème de limites, donc on se serre la ceinture. On est à un certain niveau, que vous n’atteindrez pas».
ALAIN DE BENOIST : Tout d’abord, on sait très bien quelles sont les erreurs qu’avait faites Malthus. La théorie de la décroissance, je ne la lis personnellement pas du tout dans une perspective malthusienne.
Vous avez raison de mettre l’accent sur les prix, même si j’ai tendance à être sceptique sur la notion de prix dur sans interférence du libre marché. Je pense que c’est un modèle idéal typique ; à la vérité, je pense qu’aucun marché n’est totalement libre, et que l’ajustement par la main invisible de l’offre et la demande n’est jamais parfaite. L’ajustement ne tient compte que de l’offre insolvable. Quid de la demande insolvable ? Dans la formation des échanges, dans la formation des prix, il y a toujours des relations de pouvoir qui interviennent à un moment ou à un autre. La main invisible n’est invisible que pour l’œil qui est aveugle.
La question des réserves… La réponse que vous faites est une réponse de bon sens je trouve. Finalement, on ne sait rien : on va peut-être trouver du pétrole, on va peut-être trouver des substituts à l’énergie pétrolière, ou trouver des énergies renouvelables formidables un jour ou l’autre… L’intelligence humaine, stimulée par la rareté trouvera des solutions. Bon. Peut-être, je le souhaite d’ailleurs ! Je ne veux pas être un prophète de mauvais augure.
Mais si on raisonne en termes de probabilité, il faut aussi admettre que peut-être, on n’y arrivera pas.
Le peak oil : il y a toujours des querelles d’experts. Certains pensent que le peak oil, c’était déjà en 2008. C’est le moment où le pétrole commence à être extrait à rendements décroissants. On sait que ce moment a été attient dans de très nombreux pays, comme le territoire nord-québécois, et les estimations les plus optimistes nous disent 30 ans. Et 30 ans, à l’échelle de l’histoire, ce n’est rien du tout. 30 ans, c’est demain, et la question reste toujours posée. O n va avoir de plus en plus besoin de pétrole, et il y en aura forcément moins, en toute hypothèse, puisqu’on raisonne sur des quantités finies.
Le pétrole n’est pas substituable par n’importe quoi : aujourd’hui, les énergies alternatives, renouvelables etc. (on essaye beaucoup de choses !) ne représentent aujourd’hui que 5% de la consommation d’énergie globale consommée. On n’arrivera pas à tout grâce aux énergies alternatives : allez faire voler un avion avec de l’énergie éolienne ! Le problème est quand même posé. (…)