ÉPISODE 3 
MAIS DEMAIN? 

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Fortement médiatisé, le produit phare de Nutriset – Plumpy’nut® - a tout d’une véritable « success story ». Mais si la plupart des acteurs s’accordent ainsi pour reconnaître son efficacité pour combattre la malnutrition aigüe sévère, certains soulignent néanmoins que Plumpy’nut® n’est pas une solution de long-terme pour résoudre le problème de la faim dans le monde. En effet, selon eux sa diffusion empêcherait la mise en place de politiques de développement durable et aggraverait la dépendance Nord-Sud.

Chacun son Plumpy® ? ou les risques de la systématisation d’une solution ponctuelle…

Selon Michael Latham et ses confrères du Journal World Nutrition « la promotion de RUTF commercialise et médicalise la prévention de la malnutrition, qui pourrait être mieux gérée par des mesures locales ». En effet, Médecins Sans Frontières (MSF) et l’Unicef ont parfois utilisé Plumpy’nut® pour le traitement de la malnutrition modérée, et non plus seulement dans les cas de malnutrition aigüe sévère. Le directeur de la campagne de malnutrition de MSF de l’époque, le Dr. Milton Tectonidis, avait justifié cette distribution élargie par le fait qu’il était trop délicat d’expliquer à la famille d’un enfant juste au-dessus des critères de malnutrition aigüe sévère que l’on ne pouvait rien faire pour lui. Jean-Hervé Bradol, ancien Président de MSF, nous précise que, de surcroît, « au cours de famines de grande ampleur, il est difficile d’organiser un suivi médical pour chaque enfant à qui l’on donne du Plumpy’nut® et qu’il peut donc arriver parfois que certains enfants malnutris modérés aient accès à Plumpy’nut® ». Et de rajouter que l’utilisation de Plumpy’nut® s’est avérée très efficace même pour les malnutris modérés.

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) recommande pourtant l’utilisation de Plumpy’nut® pour combattre des cas de malnutrition aigüe sévère et non pas modérée. En effet, face à cette dernière, Plumpy’nut® ne constitue pas la réponse nutritionnelle optimale. Steve Collins, de l’organisation irlandaise Valid International, soutient ainsi qu’il faudrait changer les concentrations en protéines et en fer (très faibles dans les RUTF en raison de leur difficile métabolisation par les enfants sévèrement malnutris) qui ne sont pas adaptées à la malnutrition modéré : « les enfants ne vont pas mourir, mais ce n’est pas un optimum ». Nutriset admet volontiers les limites nutritionnelles de Plumpy’nut® face à la malnutrition modérée et le Dr. André Briend, le créateur du Plumpy’nut®, reconnaît que « la meilleure option serait de s’assurer que les familles pauvres ont accès en quantité suffisante à une alimentation variée et riche en nutriments, mais lorsque ce n’est pas possible les RUTF ont leur rôle à jouer, bien que ces derniers nécessitent une plus grande recherche.  »

Nutriset a pris acte de toutes ces remarques et critiques et, dans le cadre de sa politique de recherche et développement, a développé une gamme de produits pour faire face à la malnutrition modérée : on parle alors d’aliments supplémentaires prêts à l’emploi, RUSF (Ready-To-Use Supplementary Food) . Nutriset a ainsi mis au point Plumpy’doz® (supplément nutritionnel destiné aux besoins de l’enfant en croissance ne souffrant pas de malnutrition sévère et initialement conçu pour réduire l’incidence de la malnutrition aiguë pendant les périodes à risque, périodes de soudure par exemple), Supplementary’Plumpy®, Nutributter®… Volonté réelle de combattre la malnutrition sous toutes ses formes ou désir de conquérir définitivement un marché porteur ? Le PDG de Nutriset, Michel Lescanne, se défend de cette deuxième vision promue par ses contradicteurs : « on n’a jamais revendiqué le produit unique», nous a-t-il affirmé.

Mais certains acteurs, comme l’association Terre des Hommes, refusent d’utiliser Plumpy’nut® dans le cadre de la malnutrition modérée et rejettent également les produits complémentaires tels que Plumpy’doz® ou Nutributter®, nous explique Michel Roulet, ancien médecin pédiatre impliqué depuis trois ans dans cette association. Il insiste sur le fait que « les RUTF ne sont pas des aliments normaux, mais bel et bien des aliments thérapeutiques, des médicaments alimentaires. Cela doit rester absolument entre les mains des soignants et s’accompagner d’un suivi médical.  »  Il ne faut pas procéder à une simple distribution de ces RUTF : l’approche thérapeutique doit donc être globale. On perçoit là une critique implicite de grandes ONG comme MSF qui, dans des situations d’urgence, ne parviennent pas toujours à mettre en place des structures d’accompagnement médical pour tous les enfants traités avec Plumpy’nut®. « C’est une solution à employer sur une courte période, il faut remettre l’enfant sous l’alimentation familiale dont il a l’habitude », ajoute Michel Roulet. Selon lui, le risque est donc de noyer le Tiers-Monde avec des aliments en sachet qui ne sont pas de la nourriture, et qui présentent – à terme – des risques pour l’agriculture locale. Cette critique fait écho à celle d’autres acteurs. Bruce Cogill par exemple, coordinateur nutrition aux Nations Unies, tout en ne niant pas le caractère révolutionnaire du Plumpy’nut® contre la malnutrition aigüe sévère, souhaite privilégier face à la malnutrition modérée les aliments locaux enrichis en nutriments, à un coût bien moindre. Preuve de la divergence des opinions au sein de la sphère associative et institutionnelle, l’ancien Président de MSF Jean-Hervé Bradol est conscient de la polémique autour de la distribution systématique de produits industriels à des populations pauvres et des craintes de les voir s’appauvrir d’autant plus : « si ça passe à un usage commun, cela suscite des critiques. Mais aujourd’hui, environ 170 pays ont résolu le problème de la faim, grâce à l’alimentation industrielle… Pourquoi refuser la même chose aux pays en difficultés alors que ça a fonctionné pour les autres ?  ».

Plumpy’nut®, le Don Quichotte de la malnutrition ?

De façon plus globale, Plumpy’nut® est souvent critiqué – en tant que RUTF emblématique – parce que ce type d’approche de la malnutrition serait, selon certains, nuisible pour les pays en développement sur le long-terme. Le coût des traitements à base de RUTF (et encore plus l’élargissement de la gamme vers des RUSF) représente ainsi pour Michel Roulet «autant d’argent qui n’est pas dépensé dans les programmes de sensibilisation à la nutrition ou de développement ». Plumpy’nut® est une solution qui ne résout pas le problème de la malnutrition à sa racine ; par conséquent si sa distribution ne se fait pas dans le cadre d’un développement des infrastructures et de programmes pour améliorer les connaissances et l’éducation dans le domaine de la santé et de la nutrition, son efficacité ne peut pas être optimale. De plus, la thèse de recherche d’Emily Goldsmith met en évidence les limites liées au fait que ces technologies sont le plus souvent brevetées, fournies et distribuées par des puissances étrangères, ce qui tend à ralentir le développement des pays pauvres concernés et leur capacité à résoudre eux-mêmes.

Ces préoccupations font écho aux critiques de Michael Latham et ses confrères du Journal World Nutrition qui déclarent sans équivoque : « MSF et les autres organisations doivent comprendre que la malnutrition n’est généralement pas seulement un problème alimentaire, et par conséquent, augmenter l’apport en nourriture n’est pas une solution suffisante, mais seulement nécessaire, pour prévenir la malnutrition infantile. Une bonne nutrition des enfants nécessite simultanément de la nourriture, une bonne santé et des soins réguliers. (…) Les RUTF ne remplacent pas le besoin de soins dans le cadre de pratiques alimentaires adaptées et indispensables, en particulier l’allaitement. » « Il est irréaliste et même irresponsable de suggérer que les RUTF peuvent être fournis mondialement aux millions d’enfants identifiés comme souffrant de malnutrition modérée ou de faim chronique. » Les RUTF ont leur rôle à jouer dans la guerre contre la faim dans le monde mais ne représentent pas, selon eux, une solution miracle car ils distraient l’attention des politiques rationnelles et durables, et de pratiques-clés telles que l’allaitement.

Adoptant le point de vue du puissant lobby du lait – les « breast feeders » dont nous avons eu l’occasion de parler dans l’épisode 2 – ces chercheurs américains affirment que « la meilleure façon d’assurer une bonne santé et de réduire la malnutrition et la mortalité de jeunes enfants dans des pays non-industrialisés est l’allaitement au sein. » Or la promotion des RUTF peut remettre en cause l’allaitement. Si l’enfant doit être nourri exclusivement au sein pendant ses 6 premiers mois, l’OMS et l’Unicef recommandent que cet allaitement continue jusqu’à ses 24 mois. Cela réduirait le besoin d’aliments complémentaires, RUTF compris, et favoriserait l’autonomie des populations concernées. Michal Latham et les autres chercheurs attaquent ainsi frontalement l’Unicef, longtemps champion de l’allaitement, qui investit dorénavant plus dans l’achat et la distribution de RUTF que dans la protection, le soutien et la promotion de l’allaitement au-delà de 6 mois. Néanmoins, Jean-Hervé Bradol rappelle que, dès 4 à 6 mois, une diversification de l’alimentation est nécessaire. De même, pour André Briend, si l’allaitement est essentiel, il ne suffit pas à lui seul pour lutter contre la malnutrition et rappelle qu’au Bangladesh, la durée de l’allaitement est l’une des plus élevée au monde mais que la malnutrition demeure extrêmement forte.

Enfin, la vision à long terme des programmes de renutrition est essentielle, notamment en ce qui concerne de la période dite de soudure, épisode annuel de malnutrition aigüe sévère qui représente en quelque sorte une « urgence annuelle ». Jean-Hervé Bradol affirme « qu’en dehors des urgences, au niveau systémique, la malnutrition aigüe sévère n’est quasiment pas traitée alors que c’est à ce moment-là qu’elle fait le plus de morts.  » Il est essentiel de ne pas séparer urgence et situation chronique : on peut souvent légitimement parler de cas d’urgence chronique !

Plumpy’nut®, à l’origine d’une dépendance Nord-Sud ?

Les enjeux financiers conséquents autour du RUTF Plumpy’nut® ont fait émerger peu à peu la critique d’un business alimentaire et humanitaire tout sauf durable à long terme qui accroitrait les dépendances du Sud à l’égard du Nord. Qu’en est-il vraiment ?

Plumpy’nut® ne peut être vendu aux populations touchées par la malnutrition aigüe sévère, qui vivent souvent dans une extrême pauvreté. En effet, un RUTF produit commercialement est bien trop cher (un traitement au Plumpy’nut® de 2 mois coûte environ 60 dollars par enfant). Il y a dans les pays non industrialisés un important manque de fonds débloqués pour la nutrition et la santé en comparaison des besoins. La Banque Mondiale, qui a mis en exergue dans divers rapports l’importance de la question de la dénutrition infantile et candidate à l’administration de l’aide publique (elle propose de multiplier par 20 les ressources accordées à des programmes du type de celui de l’Unicef), a récemment annoncé qu’il faudrait, dans les années à venir, consacrer 12 milliards de dollars par an pour lutter contre la malnutrition. Est-il imaginable que des millions d’enfants consomment dans les années à venir du Plumpy’nut® quotidiennement ? Qui paiera ? La phrase choc de Michel Lescanne, reprise dans de nombreux articles de presse, « avec 600 millions on règle la malnutrition des enfants » détonne. Il veut en fait montrer qu’il s’agit avant tout d’une question de volonté politique : « avec tous les bonus de la City, on pourrait facilement résoudre le problème de la malnutrition !  »

Mais quels que soient les chiffres avancés, cela pose la question du long terme et de la durabilité des pratiques mises en œuvre : un article coécrit par Jeffrey Sachs évalue à 360 milliards de dollars par an le traitement au Plumpy’nut® de tous les individus malnutris aigus sévères soit « un coût absolument absurde en comparaison de réelles solutions comme l’amélioration de l’agriculture locale, des pratiques nutritionnelles et de l’accès aux services de soin fondamentaux ».

Les critiques autour de Plumpy’nut® cristallisent les craintes autour d’une dépendance croissante des pays du Sud à l’égard des pays du Nord, les coûts étant par exemple supportés essentiellement par l’Unicef et des ONG comme MSF. De plus, l’action d’entreprises comme Nutriset n’empêcherait-elle pas ces pays souffrant de malnutrition de se développer et de produire par eux-mêmes les solutions à leurs difficultés alimentaires ?




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Pourtant, des études ont mis en évidence le fait que les RUTF localement produits sont tout aussi efficaces que les RUTF importés pour lutter contre la malnutrition aigüe sévère. En fait, il est important de souligner que Nutriset fait de l’autonomie nutritionnelle (que l’entreprise définit comme la « capacité d’un pays ou d’une communauté à mettre en place un système pérenne, permettant d’identifier et de rendre accessibles les nutriments nécessaires au développement et à la bonne santé de sa population ») l’un de ses objectifs majeurs. En témoigne l’ouvrage de Christian Troubé, journaliste spécialiste des questions Nord-Sud et qui travaille aujourd’hui pour Nutriset, intitulé Nutriset, L’autonomie nutritionnelle pour tous (octobre 2010). Le développement du PlumpyField® est la concrétisation de cette volonté de produire durablement et localement des solutions nutritionnelles, afin de permettre une meilleure disponibilité des produits mais surtout de favoriser le développement économique local. L’un des membres du PlumpyField® précise ses liens avec Nutriset : « nous sommes partenaires, liés par un contrat de franchise. Nutriset apporte le savoir-faire et nous la fabrication et la distribution locale en priorité ». En effet, Nutriset peut former ses partenaires, apporter la marque, le contrôle qualité… Actuellement, environ 35% du Plumpy’nut® est produit dans les pays en développement (sur les 22 500 tonnes produites en 2010). Andriamiarinarivo Rajaonarison, le directeur de Tanjaka Food – membre du réseau PlumpyField® - nous a expliqué (par courriel) que son entreprise était la seule à produire Plumpy’nut® à Madagascar (« nous avons toujours pu satisfaire aux demandes de nos partenaires »). De même, Jean-Lin Leurent, le responsable de Vitaset – autre membre du PlumpyField® - nous a affirmé que son entreprise « ne produit que du Plumpy’nut® et répond à 100% des besoins de la République Dominicaine, mais aussi de toute l’Amérique latine, sans même tourner à pleine capacité ». Un bémol tout de même, même dans le cadre de franchises, beaucoup d’ingrédients et de matériaux d’emballement sont importés. Le contrat de franchise prévoit notamment que c’est Nutriset qui vend aux membres du réseau les minéraux, vitamines et stabilisants intégrés dans Plumpy’nut®, ce qui représente 4,5% du chiffre d’affaires de l’entreprise normande.

Nous l’avons vu, Nutriset ne peut se dispenser de politiques de développement globales dans le but de promouvoir l’indépendance des populations du Sud face au défi de la malnutrition. Cela représente certainement le prochain défi majeur de la saga Plumpy’nut®. Dans ce cadre, l’un des responsables de Vitaset (membre du réseau PlumpyField®) nous écrit que la politique de brevet actuellement en place « paraît justifiée dans la mesure où elle vise avant tout à protéger les productions des pays du Sud ». Pourtant, d’autres acteurs revendiquent l’extension du brevet de Nutriset même aux pays du Nord. La boucle est bouclée, nous retombons dans l’épisode 1 de la controverse autour de Plumpy’nut®…


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