Synthèse de l'avis n°103 du CCNE 

« Ethique et surdité de l’enfant : éléments de réflexion à propos de l'information sur le dépistage systématique néonatal et la prise en charge des enfants sourds »

Pour consulter l’avis : http://www.ccne-ethique.fr/docs/CCNE-Ethique_et_surdite.pdf

Introduction

    Les mentalités évoluent face à la surdité (par exemple la langue des signes a été reconnue comme une langue à part entière en 2005) et en même temps les techniques pour dépister la surdité et pour l’appareillage évoluent. Un problème étique se pose alors : « Il serait notamment regrettable que les avancées accomplies dans le dépistage précoce et l’audiophonologie ne contribuent indirectement à réactiver d’anciens préjugés sur la surdité longtemps perçue comme un handicap mental. »
    Une peur d’une médicalisation trop importante de la surdité et de soins standardisés apparaît. Le diagnostic ultra précoce peut amener la société à percevoir la surdité comme un handicap sévère. Les parents seront alors plus tentés de vouloir « soigner » leur enfant. Or les sourds ne se sentent ni handicapés ni exclus et peuvent mener une vie normale.

1) Considérations préliminaires

1.1. Le dépistage et la prise en charge des enfants sourds posent des questions éthiques qui mettent en jeu les représentations culturelles que nous avons de la surdité
    On voit généralement la surdité de manière péjorative (échec, non communication). De plus, on pense que le propre de l’homme est la parole. Par conséquent, le sourd-muet est « placé aux frontières de l’humanité ».

1.2. Pour clarifier les enjeux éthiques de la discussion, il faut distinguer deux cas de figure radicalement différents
    - l’enfant sourd avec parents entendants : les parents veulent que l’enfant parle et communique le mieux possible, ils sont donc en faveur d’une prise en charge médicale. Le risque est l’empressement et la tendance à croire que la technologie va lui permettre d’entendre normalement ce qui fait qu’on n’apprend pas à l’enfant des moyens alternatifs de communication. Or aujourd'hui on ne peut pas donner à un enfant sourd une audition totalement normale.
    - l’enfant sourd de parents sourds : pour eux la priorité est de lui apprendre le langage des signes, puis éventuellement d’améliorer son audition. On peut penser que dans les deux cas il est dans l’intérêt de l’enfant d’essayer d’apprendre à la fois le langage des signes et le langage oral. Mais le manque d’information empêche souvent les parents de comprendre cela.
    Le dépistage précoce est interprété de deux manières :
    - bénéfique car permet « d’optimiser le suivi et la prise en charge de l’enfant sourd »
       - négatif : l’idée de prise en charge induit la dévalorisation de la situation de l’enfant (« malade », « handicapé »)

1.3. On doit bien distinguer les démarches de dépistage et d’appareillage:
    Le dépistage précoce n’a pas pour but l’implantation cochléaire mais la prise en charge personnalisée de l’enfant (avec éventuellement une implantation à la clé).

2) Parole et intelligence : les biais du regard collectif sur les enfants sourds-muets

    Rappel historique : les populations sourdes ont toujours souffert des traitements qui leur ont été infligés. On voulait les forcer à entendre et à parler et on croyait qu’ils étaient déficients intellectuellement. Aujourd'hui ils veulent qu’on respecte leur condition. D’autre part ils « prétendent avoir une qualité de vie sociale et intellectuelle comparable en bien des points à celle des autres membres de la société ». La langue des signes permet de communiquer aussi bien que le langage oral. Si retard intellectuel il y a, c’est à cause des problèmes de scolarisation.
    Les sourds sont opposés au dépistage précoce car il véhicule l’idée qu’il faut intervenir vite et que le développement cognitif et psychosocial dépend de l’apprentissage oral.
    Souvent, à cause de la focalisation des médecins sur la forme orale de la communication, « l’enfant sourd profond s’est trouvé maintenu à l’écart des institutions et des associations susceptibles de favoriser son acquisition de la langue des signes au risque de laisser durablement en friche ses possibilités de communication. ». Le refus de leur condition a donc été un plus grand handicap que leur déficit sensoriel.

3) Enjeux éthiques liés au dépistage néonatal systématique

   
- dans le cas de l’enfant de parents entendants (90% des cas d’enfants sourds) : quand doit intervenir le dépistage ? La mère ne reste plus aussi longtemps qu’avant à la maternité, il n’y a donc pas le temps de lui expliquer le test et de la prendre en charge s’il est positif. « L’annonce d’une surdité profonde chez l’enfant dans un tel contexte peut être d’autant plus malvenue qu’un test effectué trop précocement peut être entaché d’erreur. ». De plus, le dépistage de la surdité n’a pas les mêmes conséquences que le «dépistage de pathologies dont le retard diagnostique peut avoir des suites immédiates graves. ». Le dépistage doit être ici un « repérage préliminaire » pour guider les parents vers des ORL et des psychologues.
    Proposition de marche à suivre : « En cas de suspicion de surdité en période néonatale, l’examen audiophonologique sera répété dans les 48 heures, au bout de 15 jours, et au plus tard 2 ou 3 mois après la naissance, avec dans cette dernière éventualité, un risque de faux positif pratiquement nul. »
    En effet, la question des faux positifs est très importante : « le risque de faux positifs (suspicion erronée d’un déficit non réel) est bien plus grand dans les premières heures suivant la naissance de l'enfant. Selon les estimations actuelles, leur nombre est de : - 1/ 1,5 à 5% des cas examinés, à partir de l’utilisation de la méthode des otoémissions acoustiques (durée d’examen : 3 à 4minutes) ; - 2/ 1% des cas examinés en cas d’utilisation de la méthode des potentiels évoqués auditifs automatisés (durée d’examen : 6 à 7minutes et appareil un peu plus onéreux).Cela laisserait prévoir actuellement de 8 000 à 40 000 suspicions infondées par an en France, c'est-à-dire 90 à 98% de diagnostics erronés de déficience auditive parmi les enfants testés alors que 800 à 1000 par an seront réellement sourds. Ce taux de faux positifs s'effondre lors de la répétition des examens dans les premiers jours. »
    - dans le cas d’un enfant de parents sourds : le dépistage systématique peut être mal vécu par les parents qui ont l’habitude des préjugés face à la surdité et qui y verraient une assimilation de la surdité à une « déficience qui appellerait une approche thérapeutique ».
   
    Mais le plus important reste l’intérêt de l’enfant. Et dans les deux cas, il est légitime de s’inquiéter, comme l’on fait les deux associations ayant saisi le CCNE, des conséquences que pourraient avoir une annonce brutale de la possibilité de la surdité du nouveau-né. Pour RAMSES, cela constitue « un facteur de risque majeur de troubles psychopathologiques pour l’enfant et d’entrave au développement du langage ». RAMSES ne tient pas ses informations de publications scientifiques mais « d’observations empiriques de professionnels de la petite enfance et de spécialistes des processus psychiques d’attachement pour lesquels la période où se tissent les premiers fils de la relation mère-enfant est d’une grande fragilité ».
    Il y a un gros « risque de sous-estimer les répercussions psychologiques ».
   On voit en même temps que la démarche de dépistage « pose des questions qui ne sont pas seulement d’ordre technique et médical » et notamment des questions éthiques.

    Si la surdité congénitale fait l’objet d’un dépistage systématique, elle apparaîtra dans la catégorie des « affections graves » aux côtés de maladies comme la mucoviscidose et la drépanocytose par exemple ce qui provoquera le mécontentement de la communauté sourde.

    Même si le fait que la surdité soit un handicap en soi est contestable, on ne peut pas nier le fait qu’elle entraîne une situation de handicap : elle empêche le sourd de communiquer avec la plupart des autres individus et d’accéder à « l’ensemble des univers musicaux ».

    « La légitimité d’un programme de dépistage en France se justifie d’autant plus que l’âge moyen de diagnostic de surdité profonde demeure beaucoup trop tardif (16 mois, depuis 1987), ce qui cause un préjudice direct à l’enfant et aux parents car ils se sentent coupables de « ne pas avoir su déceler la surdité de leur enfant plus tôt ».

    Il est donc difficile de déterminer le moment idéal du dépistage.

4) La décision d'appareillage: le droit des parents, l'intérêt de l'enfant

    Faut-il que le dépistage entraîne l’appareillage systématiquement ?
    Il y a des inconvénients si le dépistage est trop précoce (trouble de la relation enfant/parent) mais aussi s’il est trop tardif (diffère trop le moment de la pose d’un appareillage ou d’un implant). Ainsi, les auteurs du livre blanc sur la surdité avertissent que « si la fonction auditive résiduelle n’est pas stimulée très tôt, cela crée des retards irréversibles pour l’apprentissage du langage : l’audition au cours des deux premières années de la vie conditionne l’acquisition normale du langage ».
    La décision d’appareiller l’enfant doit revenir aux parents. Ils doivent être bien informés pour prendre leur décision. « Pas d’avantage que le dépistage, l’appareillage de la surdité ne peut être imposée »
    « Plus l’appareillage est précoce (de 6 mois à un an) meilleure est l’intelligibilité de parole des enfants sourds. »

5) Dans quelles conditions et à quel moment réaliser le dépistage et envisager l’appareillage?

    « Au regard de la diversité des questions soulevées par l’évaluation des capacités auditives, la période optimale de sa réalisation reste ouverte à la controverse et au débat contradictoire » Les critiques sont les suivantes :
    - le caractère systématique du dépistage néonatal entraîne une sorte de routine (cf. avis n°97 du CCNE). En plus dépister la surdité ne permet pas de prévenir l’apparition de certains troubles.
    - systématiser le dépistage néonatal permet de toucher l’ensemble des enfants. Mais le problème est que le séjour à la maternité est trop court pour assurer la prise en charge. Il vaudrait mieux faire le dépistage dans une consultation ultérieure prévue par le plan de périnatalité.
    - la situation est très pénible pour les parents qui apprennent que leur enfant est sourd à sa naissance et qui doivent attendre de nombreux mois avant de pouvoir faire quelque chose (par exemple le moment le plus propice pour la pose d’implants cochléaires est entre neuf mois et un an)
    Les objections aux critiques sont :
    - pourquoi ne pas informer les parents pendant la période prénatale sur les risques de surdité (pour qu’ils soient moins surpris) tout en leur donnant des informations rassurantes sur les possibilités de prise en charge
    - ne pas détecter immédiatement la surdité permet d’éviter des troubles dans la relation parents/enfant au départ mais ceux-ci apparaîtront quand même plus tard. Savoir dès le départ que l’enfant est sourd permet de mieux ajuster la transmission des messages des parents : gestes, communication avec les lèvres et initiation au langage des signes permettent un apprentissage plus facile de l’enfant.
    Il ne faut pas négliger les risques et les inconvénients des implants cochléaires.

6) Synthèse de la réflexion

    - il y a un retard de dépistage de la surdité. La prise de conscience des pouvoirs publics est nécessaire et une campagne nationale de sensibilisation est préconisée.
    - deux points de vue extrêmes s’opposent : d’un côté la prise en compte uniquement des aspects techniques de la surdité sans prêter attention au côté psychologique, de l’autre la vision de la surdité comme une particularité culturelle. Mais il est clair que la surdité n’est pas une identité choisie et comporte des inconvénients pour la vie sociale de l’individu.
    - il ne faut pas aller à l’encontre de la liberté des parents de choisir un traitement pour leurs enfants, mais le CCNE considère qu’il y a aussi un droit de l’enfant à ne pas être privé de ce qui pourrait améliorer sa capacité de communication. Pour assurer ce droit, il ne faut pas que la surdité soit dépistée trop tardivement - il ne faut pas négliger l’aspect symbolique pour les personnes sourdes. Il faut les impliquer dans les décisions sanitaires et mieux les respecter.
    - on ne peut cependant pas dire que le port d’implant a forcément un impact négatif sur la communauté des sourds
    - « l’aide auditive et l’apprentissage du langage des signes sont complémentaires et méritent d’être combinés. On peut regretter que les recommandations de cet avis n’aient pas été suivies d’effets alors que les résultats scolaires et universitaires des sourds dans les pays scandinaves plaident en faveur du bilinguisme. »
    - « L’intérêt du dépistage et de ses conséquences n’a de sens que si des mesures efficaces de suivi sont prises pour les accompagner. » Aujourd'hui, le suivi médical est suffisant mais pas le suivi psychologique. « La forme systématique du dépistage de la surdité dès la maternité nécessiterait une préparation de ses conditions effectives (pédagogique, culturelle et psychologique) chez les différents acteurs de l’équipe soignante. »
    - « En l’état actuel des choses, un dépistage de masse le premier jour de la surdité néonatale, anonyme et dépersonnalisé, présenterait probablement plus d’inconvénients que d’avantages. ». Deux choses : le dépistage néonatal est un avantage pour l’enfant sourd mais le caractère systématique du dépistage « peut faire courir à cet enfant et à ses parents un risque de paroxysme anxieux au moment de la divulgation de résultats dont on sait qu’ils ne peuvent déboucher sur une prise en charge thérapeutique immédiate ». « Croire que la question de la surdité de l’enfant sera résolue par un contrôle technique le premier jour de la naissance pourrait aller à l'encontre de son intérêt, en risquant de négliger des surdités à révélation plus tardives. »
   
    « En résumé, le Comité estime que les conditions éthiques d’une généralisation du dépistage néonatal de la surdité ne sont actuellement pas réunies. Il redoute une médicalisation excessive de la surdité qui la réduirait à sa seule dimension fonctionnelle et organique, polarisant du même coup la prise en charge sur l’appareillage technologique. L’implant cochléaire ne doit pas être amalgamé à une banale prothèse remplaçant une partie neutre du corps. Contrairement aux prothèses ordinaires, il affecte, en effet, un organe étroitement lié à la subjectivité et au sentiment d’identité. »
    Mais l’implant peut assurer à l’enfant son droit de bénéficier des progrès de la médecine.
    Dans tous les cas les parents doivent être mieux informés, notamment avant la naissance afin d’être préparés psychologiquement au diagnostic.

7) Recommandations

    Le CCNE considère que, concernant la question de la généralisation du dépistage néonatal :
    - il y a un trop fort taux d’erreur du test le 1er et le 2e jour à Le CCNE estime que « les tests réalisés trop précocement ne sont pas suffisamment fiables pour faire l'objet d'une généralisation systématique de l'évaluation des capacités auditives le premier où le deuxième jour. » La période idéale de dépistage est entre le 3e et le 28e jour. Le CCNE préfère « un repérage orienté des troubles des troubles des capacités auditives » proposé au dépistage généralisé imposé.
    - Ce repérage orienté permet de « mieux identifier la population d’enfants nécessitant un examen plus approfondi. »
    - Pour les enfants de parents sourds, le dépistage obligatoire risque de provoquer le rejet des parents et d’avoir des conséquences pour l’enfant. Il faut privilégier l’information et le dialogue.
    - Il faut veiller à ce que les parents soient sensibilisés à l’intérêt d’une éducation bilingue (signes + oral)
    - Il faut développer l’information de la femme enceinte, ensuite pendant les 1ers mois de la vie de l’enfant pour « identifier à temps les signes cliniques », et à l’hôpital avec des notices précisant le grand taux d’erreur des tests.
    - Il faudrait des débats contradictoires entre les parties prenantes pour éviter les débats stériles et faire avancer les choses vers une meilleure qualité de vie de l’enfant. En particulier il faut développer les échanges entre médecins et associations de sourds.

Annexe 1 : Conclusion du rapport de la Haute Autorité de Santé
Annexe 2 : Aspects techniques de l’implant cochléaire
Annexe 3 : Les méthodes de dépistage de la fonction auditive en période néonatale
Annexe 4 : le dépistage néonatal de la surdité, expériences étrangères