Analyse des cartes

 

Dans le cadre de l’étude de la controverse portant sur la dangerosité du cannabis et les moyens employés pour asseoir son statut de drogue, une cartographie du Web est apparue nécessaire. Elle est destinée à mettre en valeur les interrelations entre les acteurs et les parties prenantes de la controverse sur le Web, à établir des rapports entre les différents discours qui se donnent à lire sur la toile : rapports de citation, d’influence, parfois rapports de force, les sites qui entrent en jeu dans le « mapping » n’ont pas tous le même statut, la même légitimité, ni le même impact « médiatique ».

Si les différents acteurs de la controverse s’expriment beaucoup par des médias autres qu’internet, il semble nécessaire de se pencher sur ce nouveau média pour appréhender les discours qui se déploient sur la toile : reflet de la réalité, ou divergeant avec les rapports « réels », la cartographie des sites permet d’établir des connexions riches de sens entre les différentes parties prenantes.

 

NATURE DES ACTEURS

Des types principaux d’acteurs se dégagent à la lecture du corpus :
- Les sites gouvernementaux 
- Les sites d’information scientifique et magazines de vulgarisation scientifique
- Les chercheurs, universitaires (dont les médecins et cliniciens)
- Les associations (loi de 1901)
- Les mouvements partisans
- Les forums et les blogs personnels : qui sont le reflet de l’opinion publique
- Les médias

Tous ces types d’acteurs prennent part à la controverse face au statut et au degré de dangerosité du cannabis. En effet, comme le souligne Bruno Latour, une controverse n’est pas seulement scientifique ou technique, elle induit inévitablement l’implication de toute une société : le politique, les militants ou même l’opinion publique ne sont pas en marge du débat et peuvent même parfois influer sur le débat entre experts. Comme l’écrit le journaliste et documentariste Thierry Klüber sur le site www.larecherche.fr : Plongés dans les jeux politiques des hommes, nous voilà bien loin des souris, et déboutés du rêve naïf d'une vérité scientifique... « Quand on dit : "telle science montre que...", la question est et doit être : "à quelle question répond cette démonstration ?" », sourit Isabelle Stengers, philosophe des sciences à l'université de Bruxelles et grand prix de philosophie de l'Académie française en 1993. 

 

Une autre couche de classification est nécessaire pour mettre en avant les deux principales démarches scientifiques mises en avant pour appuyer les positions des différentes parties prenantes sur le web. La distinction entre les discours s’appuyant davantage sur des études épidémiologiques et ceux qui se fondent sur les études expérimentales est parfois difficile. En effet, les données invoquées sur les sites se croisent bien souvent, ce qui est logique au regard de la nécessaire co-production et de la triangulation des données. Les acteurs de la controverses se fondent sur une double démarche afin d’établir une plus grande objectivité scientifique : l’une fondée sur une approche plus expérimentale, qui s’effectue dans des laboratoires, l’autre s’attachant à étudier les effets du cannabis d’un point de vue davantage psychologique et sociétal. La distinction des sites à travers ce critère permet de montrer que l’approche épidémiologique (davantage sociétale et comportementale) constitue le discours dominant sur la toile. Ainsi, 75% des sites adoptent une posture qui s’attache à parler davantage des consommateurs et de l’effet du cannabis sur leur comportement. Force est de constater que les sites qui s’appuient sur une science plus « dure », plus expérimentale (qui fait appel à la manipulation du THC – en tant que substance « pure » souvent sur des animaux de laboratoire) sont ceux d’institutions telles que l’INSERM, l’Académie des Sciences ou encore les sites universitaires tels que celui de Jussieu. Le fait que les associations ou les sites de vulgarisation scientifique adoptent rarement la même démarche pour se situer dans la controverse s’explique aisément. Ces sites ayant pour visée de s’adresser à l’opinion publique internaute, ils s’attachent davantage à dépeindre les effets du cannabis sur le comportement humain au travers d’une analyse épidémiologique. C’est le cas des sites gouvernementaux de prévention entendant informer les internautes des dangers du cannabis : www.drogues.gouv.fr, le site de la MILDT ou encore celui de l’OFDT.

 

 

RELATIONS ET RAPPORTS DE FORCE

Ce qui frappe, à la lecture de la carte des acteurs, c’est la moindre visibilité des discours scientifiques tenus par les scientifiques même sur internet. Leurs paroles et leurs positions, les dissensions qui animent la communauté scientifique sont surtout relayées par les associations, les militants et le corps politique. De plus, les acteurs scientifiques qui jouent un rôle fondamental dans la controverse, l’Académie des Sciences, l’Académie de Médecine, le CNRS demeurent en marge de la carte, ils ne sont pas beaucoup cités par les autres sites. Eux-mêmes ne pointent globalement pas vers beaucoup d’autres adresses.

De plus, on constate une véritable dichotomie entre les différents types d’acteurs : un espace est vraiment dominé par les sites dits « gouvernementaux », qui dépendent vraiment des décisions et des positions politiques. Le maillage y est très serré et le site www.drogues.gouv.fr est au centre, il joue le rôle de lien entre les sites (à la fois lieu de liens sortants et entrants). Le site est donc véritablement central dans la sphère politique. De l’autre côté de la carte, il est moins aisé de déceler un acteur central : si le site cannabis.free.fr est au centre parce qu’il pointe vers tous les autres sites que l’on peut considérer comme « mouvements partisans ». Le regroupement de ces derniers sur la carte révèle bien la proximité de leurs positions : en effet, on retrouve souvent sur ces sites la volonté d’une dépénalisation du cannabis, en vertu du fait que ce produit ne doit pas être considéré comme une drogue dure. Au centre de la carte, quelques sites constituent des carrefours, c’est principalement parce qu’ils revêtent un caractère informatif. Ainsi, Wikipédia joue comme un rôle d’intermédiaire entre les positions qui s’affrontent quant à la question du statut du cannabis.

 

Force est donc de constater des rapports de force au travers de la carte. Il existe une dichotomie entre les mouvements militants partisans d’une dépénalisation du cannabis (justifiée par une reconsidération du produit) et les sites gouvernementaux. La cartographie du web rend donc bien compte des dissensions qui animent la société française quant au statut du cannabis. La fermeté du politique quant à la question se traduit bien par sa situation cartographique et le peu de liens sortant vers d’autres sites.

Si la cartographie du web semble donc refléter la controverse sociétale, il demeure que certains acteurs « virtuels » (notamment les sites militants) occupent en réalité une place moins importante sur la scène du débat public, largement dominée par les médias, les scientifiques et le gouvernement.



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