Épilogue

La nocivité des pesticides
sur les abeilles devient incontestable.

« La nocivité des pesticides sur les abeilles devient incontestable ». Tel est le titre d'un article paru dans le Monde le 29 mars 2012. Cet article fait écho au dernier rebondissement de la controverse sur les pesticides et les abeilles: la
parution d'une étude faite par une équipe de recherche de l'INRA et de l'ACTA dans la revue Sciences. La parution de cette étude et la série de réactions des acteurs de notre controverse qu'elle a induite résument la dynamique de notre controverse et nous permet d'en dresser l'état des lieux. D'abord cette étude montre que les termes du débat évoluent avec la recherche scientifique. Elle nous permet de vérifier nos conclusions quant aux stratégies adoptées par les acteurs de la controverse. Enfin elle nous permet de mettre à l'épreuve nos réseaux subjectifs pour analyser les discours.

Comme la plupart des recherches scientifiques précédentes, cette étude a été rendue possible par la mise au point de nouvelles méthodes expérimentales. De fait, les scientifiques de l'INRA et de l'ACTA explorent un nouvel aspect de la question pesticide abeille grâce à une nouvelle méthode. Ils ont collé des micropuces sur des butineuses. Ils ont constaté un non retour à la ruche pour les abeilles nourries avec des très faibles doses de néonicotinoïdes. A l'aide de modèles mathématiques stimulant de développement de la ruche, ils ont mis en évidence le fait que cette surmortalité de butineuse induit une baisse de moitié des effectifs de la colonie lors de la floraison, moment crucial pour l'accumulation de nourriture pour les abeilles. Cela rend les abeilles plus vulnérables face aux parasites et maladies. Ainsi, cette étude ouvre un nouveau champ de recherches. Elle permet de mettre en évidence que les pesticides peuvent aussi entrainer des « dépopulations importantes » à des faibles doses. Elle montre aussi l'importance des synergies entre les différentes causes. La conclusion de cette nouvelle étude donne une nouvelle orientation à la controverse et en modifie le rapport de force. Suite à la parution de cette étude, le Ministère de l'agriculture a lancé « la procédure de réévaluation de l'autorisation de mise sur le marché du Cruiser OSR ». L'ANSES a été saisie pour rendre son avis le 31 mai 2012. Ceci résume notre analyse des acteurs. Le Ministère de l'agriculture souhaite que l'autorisation de mise sur le marché émane de résultats scientifiques. Bien que les apiculteurs dénoncent depuis des années le Cruiser OSR, ce n'est qu'avec la parution de cette étude scientifique qu'il demande à une agence d'experts (ANSES) de lui rendre un avis. Cela atteste de l'importance de la scientificité du discours. La réponse de la société Syngenta prend la forme d'un communiqué de presse le même jour de la parution de l'étude intitulé : Cruiser® OSR : l'étude publiée jeudi 29 mars 2012 dans Science est fortement éloignée de la réalité. Comme à l'accoutumée, la firme loue l'approche innovante de l'étude mais en critique les biais scientifiques citant ses propres études ainsi que celles de l'ANSES. Les apiculteurs quant à eux saluent cette étude qui confirme leurs revendications mais ils accusent le Ministère de l'agriculture de vouloir gagner du temps. Ainsi, nous retrouvons notre schéma des interactions au sein de la controverse. Les apiculteurs dénoncent la légalisation d'un produit qu'ils considèrent comme dangereux pour leurs abeilles d'après leur connaissance du terrain. Mais le Ministère accepte de reconsidérer la question des homologations systématiques qu'à partir du moment où une étude scientifique atteste de la causalité entre la surmortalité et les pesticides. Il attache l'issue de sa décision à l'avis de l'ANSES. Tandis que les firmes répondent par une critique scientifique de l'étude car elles ont conscience que seul les arguments scientifiques à caractère scientifique sont retenus par le Ministère.
Enfin, si la science est l'essence de cette controverse, les réactions à la parution de cette étude nous confirment dans notre sentiment que chaque acteur a une conception de la science et de son utilisation qui lui est propre. La société Syngenta ne conteste pas la scientificité de la science mais elle l'accuse de ne pas représenter une situation réelle (« la concentration en thiaméthoxam du sirop administré aux abeilles est au moins trente fois plus élevée que celle du nectar de colza protégé avec du Cruiser OSR. »). D'autre part, elle s'appuie sur ses propres études et celles de l'ANSES pour contester les résultats de l'INRA et de l'ACTA montre qu'elle donne la même légitimité scientifique à ses recherches qu'à celles produites par l'ANSES. Les Instituts de recherche ne font références qu'à leur propres études ou celles produites par leurs confrères et ne cherchent pas à répondre à la polémique. Ils attachent autant d'importance à la description de la méthode qu'aux résultats. Quant aux apiculteurs, ils accueillent favorablement cette étude car elle prouve la légitimité de leur revendication (« Si les apiculteurs avaient été écoutés dès le départ nous ne serions pas dans cette situation paradoxale. » Communiqué de Presse SNA 29 mars 2012). Pour eux, cette étude vient confirmer le fait que le Ministère écoute prioritairement les firmes.

Dans cette controverse, les pouvoirs publics recourent à la science pour produire du consensus. Le Ministère estime que les résultats scientifiques perçus comme sûrs et indiscutables permettront de clore la controverse à la fois scientifique et sociale. C'est à dire que l'avis des experts et à fortiori des scientifiques ne peut être contesté. Or on assiste au phénomène contraire. D'une part les résultats scientifiques divergent d'une étude à l'autre ce qui laisse place au débat à la fois sur les méthodes scientifiques mais aussi sur les interprétations. D'autre part, chaque acteur cherche à se targuer de la légitimité scientifique et à dénoncer les intérêts de autres acteurs biaisant la scientificité de leurs argument. Au lieu de clore la controverse, ce recours à la science ne fait que l'étendre du champ social (apiculteur, firmes, pouvoir publics) à l'arène scientifique. A l'interface de ces deux arènes, on trouve les experts, scientifiques dont l'avis permet de trancher sur une question politique. Ils permettent la communication entre ces deux arènes. Par leur action, les évolutions de la controverse dans les deux arènes s'auto entretiennent. Cela explique pour une part la longévité de la controverse.