Comment la science est-elle définie et utilisée pour soutenir le point
de vue des différents acteurs ?

Firmes de produits phytosanitaires

ROLE

Syngenta est une société suisse de chimie et d'agroalimentaire. C'est le leader dans le domaine de la recherche liée à l'agriculture, pour la protection des plantes et des semences. Son rôle est majeur dans la controverse autour des pesticides et de la surmortalité des
abeilles puisque cette entreprise est très active dans le domaine des produits phytosanitaires. En particulier, elle produit le Cruiser, pesticide décliné en plusieurs variétés pour les différentes semences: le Cruiser 350 pour le maïs et le Cruiser OSR pour le colza. Syngenta mène et commande des études scientifiques et les fournit à l'ANSES afin de se faire délivrer l'autorisation de mise sur le marché par le ministère de l'Agriculture. Dans le cadre de notre controverse, ces études portent sur les effets du Cruiser sur les abeilles. En résumé, Syngenta est un acteur économique dont le rôle scientifique est orienté vers ses intérêts économiques. C'est le principal soutien du Cruiser.

FONCTIONNEMENT

Syngenta est une grande société à responsable limitée (SARL), cotée en Bourse et employant 25 000 employés. La dimension internationale de l'entreprise fait que son fonctionnement est spécifique et différent de celui des autres acteurs. En particulier, ses
multiples départements comptent un service juridique pour répondre aux accusations qui sont adressées à Syngenta. D'autre part, les responsables de l'entreprise rencontrent des élus, en tant qu'invités du club parlementaire Cérès.

ARGUMENT

Pour répondre aux accusations de responsabilité dans la surmortalité des abeilles, Syngenta a choisi de prendre un autre regard sur la controverse. Pour l'entreprise, il est vrai que les pesticides peuvent avoir un impact sur les ruches, mais pas aux
doses utilisées pour l'ensemencement. La faute est ainsi rejetée sur les mauvaises pratiques des agriculteurs. Plus important, le syndrome d'effondrement des abeilles est expliqué par une grande variété de causes. À l'aide d'études, Syngenta s'attache à montrer que les parasites (notamment le varroa, le manque de ressources alimentaires (c'est-à-dire de surface laissées à la pollinisation des abeilles), ou encore le frelon asiatique sont des causes beaucoup plus importantes dans le syndrome de mortalité des abeilles. Cela explique des initiatives prises en ce sens par Syngenta: recherche contre le varroa, organisation de jachères mellifères, etc. Pour résumer, l'argument de Syngenta est de reconnaître que le Cruiser peut avoir des effets nocifs sur les ruches s'il est mal utilisé. Pour l'entreprise, la lutte contre la mortalité des abeilles devrait se jouer sur d'autres terrains que celui du pesticide.

Ministère de l'agriculture

ROLE

Le Ministère de l'agriculture délivre des autorisations de mise sur le marché (AMM) après avoir consulté l'avis de l'ANSES. Pour ce faire, il commande des rapports à l'ANSES. Il sollicite aussi l'avis de cette agence sur des questions précises relative aux pesticides. Dans notre
représentation il est au sommet du schéma car c'est sa décision qui conditionne l'action des autres acteurs. C'est lui qui a lancé les recherches scientifiques sur les abeilles dans les années 1990. Les apiculteurs et les firmes positionnent en fonction des autorisations de mise sur le marché des autres acteurs.

FONCTIONNEMENT

Membre du gouvernement, il doit tenir compte de la situation de la filière agricole. A ce titre il fut accusé au milieu des années 1990 de vouloir étouffer la controverse en faveur des firmes productrice de pesticide afin de favoriser le secteur agricole bien plus important en terme
d'activité que le secteur apicole. De fait, il est composé de conseillers techniques, hauts fonctionnaires qui étudient les rapports d'experts pour mettre en place ses politiques et prendre les décision. Mais le Ministre est aussi un responsable politique qui doit tenir compte de l'opinion publique et respecter la cohérence avec la politique générale du gouvernement. Ses décisions sont aussi conditionnées par la politique générale du gouvernement et aux directives européennes. Le Grenelle de l'environnement de 2008 et le « rapport Saddier » (Pour une filière apicole durable: les abeilles et les pollinisateurs sauvages) ont poussé le ministère de l'agriculture à créer des politiques spécifiquement dédiée aux abeilles et au secteur apicole.

ARGUMENT

Ces avis fondent la légitimité de l'AMM sur une justification scientifique. Les seuls arguments officiellement recevables pour le Ministère sont des arguments de nature scientifique. Par ce recours exclusif à la science (perçue comme productrice de vérité plus légitime
que le débat politique et social), le ministère souhaite créer un consensus autour de sa décision. L'AMM postule un avis scientifique tranché sur la question de la causalité. A ce titre les syndicats apicoles l'accusent de reporter sa responsabilité sur l'avis de l'ANSES. On ne peut pas parler réellement d'argument pour le ministère car il ne prend pas part (ou du moins il tente de ne pas prendre part) à la controverse, il légifère en fonction des interaction des acteurs dans la controverse.

ANSES

ROLE

L'Agence Nationale pour la Sécurité Sanitaire est issue de la fusion depuis le 1er juillet 2010 de l'AFSSA (Agence française de sécurité sanitaire des aliments) et de l'AFSSET (Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail). C'est un
établissement public sous la tutelle des ministères chargés de la santé, de l'agriculture, de l'environnement, du travail et de la consommation. C'est une structure d'homologation (en savoir plus sur l'homologation) qui a pour rôle de réaliser et fournir une expertise scientifique indépendante et pluridisciplinaire afin d'évaluer les risques sanitaires et de permettre aux autorités compétentes de prendre des mesures. Ainsi, elle participe à l'évaluation des pesticides avant la mise sur le marché.

FONCTIONNEMENT

Les fabricants de produits déposent auprès de l'ANSES une demande d'autorisation de mise sur le marché. Cette demande est obligatoirement accompagnée d'un dossier toxicologique et d'un dossier biologique complets.
L'ANSES met alors en oeuvre une expertise scientifique indépendante
et contradictoire. Pour cela, elle s'appuie sur ses Comités d'experts spécialisés et sur un vaste réseau constitué d'établissements comme le CNRS et l'INRA.
Elle vérifie que les études apportées n'ont pas de biais et que les experts n'ont pas de lien d'intérêt.
Elle entend toutes les thèses contradictoires et consensuelles pour ensuite fournir un avis à partir d'un jugement issus de la considération de l'ensemble des débats.
Cela lui permet d'élaborer et d'émettre des recommandations crédibles et efficaces en direction de l'Etat. C'est l'Etat qui se charge ensuite de délivrer l'autorisation de mise sur le marché.

ARGUMENT

Cette agence a émis plusieurs avis sur la question des pesticides et de la surmortalité des abeilles. En 2007, elle affirme que la molécule du thiaméthoxame en soi est très toxique pour les abeilles (en savoir plus sur le thiaméthoxamemais que les risques de court
terme sont acceptables. L'Etat a donc autorisé le Cruiser.
Ce rapport a été utilisé différemment par les différents acteurs. Les apiculteurs contestent le fait que le risque est négligeable et soulignent la toxicité de la molécule qui agit de la même manière que celle du Régent et du Gaucho interdits précédemment (voir historique).
Au contraire, Syngenta met l'accent sur le fait que les petites doses rendent le risque acceptable dans certaines conditions (en savoir plus sur le lien dose/effet).
Le rapport de l'AFSSA de 2008 relance la controverse car il remet en cause la surmortalité des abeilles (en savoir plus sur la surmortalité) et affirme qu'il n'y a pas suffisamment de preuve pour dire que les pesticides sont à l'origine de la mort des abeilles. De plus, il met en avant d'autres causes de mortalité comme le varroa, nosema et les mauvaises pratiques des apiculteurs (en savoir plus sur la multicausalité).
Cela a entrainé une vive réaction du monde apicole qui a accusé l'AFSSA de complicité avec les industriels. Pour les apiculteurs, la mort des abeilles suite aux attaques du varroa est une conséquence de la fragilisation du système immunitaire des abeilles par les pesticides.
Ainsi, on peut se rendre compte que l'expertise de l'AFSSA n'a pas permis de clore la controverse bien au contraire.

Apiculteurs

ROLE

Les apiculteurs, qui constituent un des deux pôles de l'antagonisme, sont les premiers à engager la controverse dans les années 1990, quand ils constatent une surmortalité inquiétante dans leurs ruches et la relient à l'introduction de nouveaux pesticides, notamment le
Gaucho et le Regent. Pour eux, l'Etat français devrait interdire le Cruiser : ils font donc pression sur les autorités gouvernementales pour que l'AAM (Autorisation de Mise sur le Marché) soit suspendue. Cela passe par des rapports d'experts rendus au gouvernement et un fort lobbying dans le but de  « vulgariser » la controverse et favoriser la sensibilisation de l'opinion publique, pour ensuite la rendre favorable à leur cause.

FONCTIONNEMENT

Les apiculteurs se regroupent en syndicats dont les plus importants sont le Syndicat National d'Apiculture (SNA), la Confédération Paysanne et l'UNAF (Union Nationale de l'Apiculture Française). Le milieu apicole est très hétérogène: il y a des apiculteurs professionnels,
des amateurs. Dans la controverse il existe un clivage entre apiculteurs modérés, qui veulent l'interdiction des pesticides nocifs pour leurs abeilles, et apiculteurs extrémistes, qui exigent l'interdiction de tous les pesticides.
Les sept syndicats apicoles différents, nombre considérable au vu du poids de l'agriculture dans l'agriculture française, ne parviennent pas toujours à s'unir pour gagner en puissance, même si la plupart ont le même discours de fond.

ARGUMENT

Les apiculteurs soulignent que le déclin des populations des abeilles coïncide avec l'avènement des produits phytopharmaceutiques et particulièrement des pesticides. Ils brandissent des chiffres alarmants provenant de l'étranger, notamment de l'Italie, et
avancent que l'introduction des pesticides est le seul facteur qui a vraiment changé dans l'environnement des ruches en 15 ans. Ils rappellent que la molécule utilisée dans le Cruiser est très proche de celles que contenaient le Gaucho et le Regent, désormais interdits et reconnus comme nocifs pour les abeilles. En se basant sur des études scientifiques, ils avancent que les particules dégagées par les graines enrobées de pesticides, ingérées par les abeilles, les désoriente et doublent les risques de mortalité.

Instituts de recherche publics

ROLE

L'ANSES utilise les publications des instituts de recherche publics afin d'obtenir un avis indépendant sur les Autorisations de Mise sur le Marché. Ils permettent donc d'obtenir une expertise scientifique différente de celle des firmes de produits
phytosanitaires et de contrebalancer s'il le faut leurs résultats.
Dernièrement, certains chercheurs, forts de leurs recherches incriminant les pesticides, ont dû sortir de la stricte neutralité que leur conférait leur place de chercheur afin de rentrer dans le champ sociétal et donner leur avis sur les AMM. Cependant, ils l'ont alors fait en leur nom propre, et non au nom de l'Institut de recherche.

FONCTIONNEMENT

Les Instituts de recherche publics ont 2 modes de travail: - La recherche totalement indépendante: Ils ne sont pas soumis à des commande ou à des orientation de recherches, ils n'ont pas de supérieur et l'évaluation de leur travail se fait par les pairs. Néanmoins,
généralement, ils vont orienter leurs recherches par rapport à des questions sociétales.
- La réponse à des questions d'expertises: Ils se doivent de répondre précisément à la question posée, dans les délais imposés.
Depuis quelques années, ils ne sont plus vraiment saisis pour ces questions d'expertise et donc font majoritairement de la recherche indépendante.

ARGUMENT

Sans renier l'existence de facteurs multiples, ils ont fini par tenter de prouver l'influence des pesticides dans la surmortalité des abeilles. En effet, selon eux, le thiamethoxame a plusieurs effets: - il diminue les défenses immunitaires des abeilles, les rendant plus
vulnérables aux organismes pathogènes comme le Varoa, même à des doses sub-léthales. - il réduit le taux de reproduction. S'ils avouent avoir eu des problèmes pour prouver leurs résultats à des doses aussi faibles que celles employées par les agriculteurs, l'avancée des technologies à permis à l'INRA, l'Acta et au CNRS de sortir une étude le 29 Mars 2012 prouvant ''le rôle d'un insecticide dans le déclin des abeilles, non pas par toxicité directe mais en perturbant leur orientation et leur capacité à retrouver la ruche''. Ils ont pour cela collé des micropuces électroniques sur le thorax de plus de 650 abeilles afin de suivre leurs déplacements, dont certaines avaient été préalablement nourries à des doses subléthales de thiaméthoxam. Ces dernières souffraient d'un taux de mortalité trois supérieur à la normale.
(voir l'article).