Les médias
Revenons maintenant sur l'étude des médias dans la controverse de l'établissement des frontières en Arctique.
Comme nous l'avons vu en introduction du site, c'est à travers eux et à travers leur vision «alarmiste» que nous avons découvert la controverse. Mais après avoir pris connaissance des enjeux et des différents acteurs et des liens qui les unissent, il semble intéressant de revenir sur les médias et les étudier plus en profondeur.
Les principaux médias publiant des articles sur le sujet sont canadiens, russes et américains. Le pays dont il est le plus question est la Russie, et on observe que les articles tendent souvent à présenter le problème des revendications territoriales en Arctique à travers le prisme de la guerre froide.
Pour analyser les médias dans cette controverse, nous avons utilisé deux outils différents. Tout d'abord Factiva, qui nous a permis de comparer l'origine et les thèmes traités par de nombreux articles de tous les pays et sur de longues périodes. Dans un deuxième temps nous avons utilisé l'outil Wordle afin d'analyser plus en détail certains articles.
Recherche sur Factiva
Articles contenant: «Arctique» + «plateau» + «continental»
117 résultats dans les 12 derniers mois
Sur ce graphique on a représenté l'origine des articles publiés durant cette période. Les termes recherchés étant en français, cette analyse concerne donc les médias francophones. Le premier constat qui se dégage de ce graphique est la présence de deux médias russes publiant en français : ITAR-TASS et RIA Novosti. De même on remarque un média canadien : LaPressecanadienne. Ces articles contiennent tous l'expression « plateau continental », ce qui fait que ce sont des articles qui ne se contentent pas d'évoquer la controverse sur l'extension du plateau continental d'un point de vue purement politique ou stratégique, mais qui s'intéressent, dans une certaine mesure, à la partie scientifique du problème.
On remarque que les médias russes francophones sont ceux qui ont, de loin, le plus publié sur la question, de même que l'Agence France Presse. Une telle présence des médias russes dénote de l'importance qui est donnée à l'information à l'international concernant cette question. Parmi la presse écrite, c'est Le Figaro qui a publié le plus d'article durant cette période.
Distribution Mensuel
Il semble intéressant d'étudier à quel moment de l'année les publications ont été les plus nombreuses. On observe sur ce graphique qu'il y a eu principalement trois pics de publication entre le 1er Avril 2008 et le 1er Mai 2009 : un vers Mai 2008, un autre vers Septembre 2008 et un dernier en Mars 2009. Ces pics correspondent à divers événements, telles que des mises en place de programmes de recherche, des déclarations des gouvernements canadiens ou russes, ou encore une amplification des enjeux économiques avec l'augmentation très forte du prix du pétrole pendant l'été 2008.
Recherche sur Factiva
Articles contenant l'expression «Arctic» + «Territorial Claims»
829 résultats pour les articles du 1er Avril 2008 au 1er Mai 2009
Le schéma rend compte des sujet d'articles
La presse anglophone
Les articles en anglais sont beaucoup plus nombreux sur la question et permettent donc une analyse plus fine des positions généralement défendues par les médias en matière de revendications territoriales en Arctique. Sur ce graphique ont été répertoriés les articles traitant de secteurs industriels particuliers. On peut tout d'abord noter que les articles traitant directement d'économie et de la question de frontières en articles sont 101 sur 829 articles au total, ce qui représente une proportion non négligeable.
Il apparait que c'est le pétrole et le gaz qui sont le plus généralement associés par les médias aux revendications territoriales dans l'océan Arctique, puisque cela représente plus de 50 articles. Viennent ensuite les questions énergétiques plus globalement (25 articles), l'exploitation minière des fonds marins (19 articles) et enfin le transport maritime, avec par exemple les passages du Nord-Ouest et du Nord-Est (6 articles).
On voit ici que ce qui est considéré comme un enjeu majeur par exemple par les gouvernements canadiens, américains et russes ne l'est pas forcément par les médias, comme le montre le cas des transports maritimes. Le passage de bateaux par l'océan Arctique est une problématique majeure et intimement lié à la question des revendications territoriales dans cette zone, ce que les médias ont tendance à laisser plus de côté que les acteurs politiques ou scientifiques de la controverse.
Nombre d'article où ce mot est présent
B. Les thèmes les plus abordés
On s'intéresse maintenant avec les mêmes articles aux pays et aux thèmes dont ils parlent. Sur ce graphique est représenté le nombre d'article contenant un mot considéré. Sur 829 articles, 231 utilisent le mot « war ». Ceci peut être mis en relation avec les différents contacts que nous avons eu avec les acteurs scientifiques de la controverse, étant donné que ceux-ci on toujours affirmé clairement qu'il n'y avait pas de tensions entre chercheurs et que le travail de cartographie se faisait la plupart du temps en collaboration avec les autres pays. Certains chercheurs que nous avons contacté, notamment Harald Brekke pour la Norvège et Jakob Verhoef pour la Canada , ont affirmé que les médias « dramatisaient » la situation en la présentant comme plus tendue que ce qu'elle n'est réellement.
D'un point de vue plus juridique, on observe que la quasi-totalité des articles considérés évoque l'ONU, ce qui est logique quand on connait les procédures d'extension de la ZEE. On peut néanmoins remarquer qu'aucun article parmi les 829 n'évoque la convention de Montego Bay, et que seulement 57 d’entre eux utilisent le terme « UNCLOS ». Même si certains parlent plus globalement du droit de la mer, il est étonnant que cette convention déterminante pour les revendications territoriales en Arctique ne soit pas citée une seule fois. On peut encore une fois comparer avec les acteurs scientifiques ou politiques de la controverse qui, sur leurs sites internet, présentent clairement l'aspect juridique du problème en s'appuyant sur la convention de Montego Bay.
Enfin on peut observer avec l'occurrence du nom des pays que ce sont bel et bien les États-Unis, la Russie puis le Canada qui « intéressent » le plus les médias. La Norvège et le Danemark apparaissent plus loin derrière, et le Groenland est encore moins cité. Ce choix est propre aux médias puisque scientifiquement le Danemark ou la Norvège ont autant de poids sur la controverse que la Russie ou le Canada.
Distribution Mensuel
Ce graphique semble confirmer le graphique obtenu précédemment avec les pics de publication pour la presse francophone.
Étude de deux articles
Ces deux nuages de mots ont été réalisés grâce à l'outil wordle et à partir d'articles tirés de The Economist et de The Guardian, respectivement « The scramble for the seabed, Suddenly, a wider world below the waterline » (14 Mai 2009) et « Kremlin sees energy as a new battleground in secrurity strategy » (18 Mai 2009). Le premier article, correspondant au nuage de mot en noir et blanc, traite de la question des revendications territoriales en Arctique de façon globale, alors que le second article, à l'origine du nuage de mots en couleur, s'intéresse plus particulièrement à la Russie, dans les enjeux que représente pour elle cette région et dans son implication dans la controverse. Nous traiterons ces deux nuages de mots simultanément, étant donnée la grande similitude des conclusions que l'on peut en tirer.
Il est tout d'abord intéressant de noter quels sont les termes qui apparaissent le plus fréquemment. Il s'agit incontestablement de Russia (ou Russian, on peut considérer que c'est la même chose) et de Canada. On retrouve également les enjeux inhérents à cette problématique de l'Arctique. C'est principalement aux ressources en carburants fossiles que font allusion les articles, avec par exemple les termes : energy, oil, resources, etc.
Viennent ensuite, et cela est particulièrement frappant, des mots appartenant au champ lexical de la guerre et des tensions en général : war, military, security, threat, power, protect, etc. Les deux nuages de mots mettent bien en évidence la manière dont la presse traite généralement la question des revendications territoriales en Arctique : elle donne beaucoup d'importance à la notion de tension et au caractère potentiellement dangereux de la situation. L'emphase du côté sécuritaire et militaire constatée est une caractéristique récurrente lorsqu'il s'agit d'articles de journaux.
Les médias, des non-acteurs
On peut remarquer que ces deux articles, comme la grande majorité des articles de la presse écrite que nous avons pu lire, ne parlent que très peu des aspects scientifiques et juridiques de la question. Ils se content souvent, comme le montrent bien ces deux nuages de mots, d'en rappeler les enjeux économiques et les risques potentiels de dérive militaire. En cela, on peut penser que les médias ne traitent pas réellement de la controverse sur les revendications territoriales en Arctique. En effet, comme nous l'avons vu précédemment, cette controverse repose sur deux niveaux principaux : le niveau scientifique (avec les recherches sur le plateau continental, l'utilisation des données récoltées, la collaboration entre équipes de recherches de différents pays etc.) et le niveau juridique (correspondant aux procédures mises en place par le droit de la mer, la CLCS etc. pour valider une extension territoriale en Arctique). On peut donc considérer que les médias ne se consacrent pas directement à ce qui apparait comme étant le plus important et le plus décisif au sein de cette controverse.
En outre, on peut se demander quelle est l'influence potentielle des médias sur la controverse. Pour être considérés comme un acteur de la controverse à part entière, les médias doivent pouvoir agir sur la question des revendications territoriales en Arctique. Il apparait néanmoins que ceux-ci n'ont qu'une influence limitée : ils ne peuvent que modifier l'opinion publique. Cette action sur les populations est réelle. On le voit sur de nombreux forums de discussion canadiens par la grande inquiétude qui transpire des commentaires, ou encore en discutant avec n'importe quel citoyen canadien. Le sentiment de peur crée par les médias peut dans certains cas être bien réel. Cependant, quel est le pouvoir de l'opinion publique sur la controverse ? Les médias (par l'opinion publique) ne modifient pas les recherches ou les interprétations faites par les scientifiques lors de leur étude du plateau continental en Arctique ; ils n'influencent pas non plus sur les discussions diplomatiques et politiques sur la question, étant donné que tous les gouvernements concernés ont déjà pour but d'étendre au maximum leur souveraineté en Arctique ; ils ne changent pas les avis de l'ONU sur les dossiers déposés ; et finalement on pourrait même affirmer sans grand danger qu'ils ne modifient pas l'origine géologique ou la profondeur du fond marin. Ainsi, on en déduit que les médias ne changent rien à la controverse. Ils ont un rôle de diffusion de l'information à la population, mais cela ne fait pas d'eux des acteurs puisque le fait que la population s'intéresse ou non à la question n'a pas une influence notable sur la controverse. Les enjeux sont tellement importants que les gouvernements accordent une grande importance à l'extension de leur zone de souveraineté sur l'Arctique, quelque soit l'importance donnée à cette action par l'opinion publique.
On en déduit que les médias ne sont pas de réels acteurs de la controverse. Ils informent (de manière plus ou moins biaisée) sur la question des revendications territoriales en Arctique mais n'agissent pas sur elle.
Une sous-controverse médiatique
On pourrait peut être plus justement considérer les médias comme des acteurs d'une sous-controverse qui leur est propre. Lors de nos échanges avec des scientifiques impliqués dans le recueil de données et l'élaboration des dossiers pour la CLCS, il nous a toujours été répété que les médias ne traitaient pas de manière objective la controverse, amplifiaient les aspects militaires et déformaient les tensions. Ainsi, Harrald Brekke, responsable du programme Norvégien d’extension du plateau continental, mentionnait dans sa correspondance qu’ « il faut être attentif au fait qu’une grande part des controverses auxquelles la presse fait référence concernant l’établissement de limites juridiques au plateau continental en Arctique n’est que le produit de l’imagination de la presse elle-même ». La spécialiste canadienne des relations internationales Elisabeth Ridell-Dixon joint sa voix à celles des scientifiques dans son ouvrage Canada and Arctic Politics : the Continental Shelf Extension. Elle y met en lumière la collaboration extraordinaire qui a lieu entre les scientifiques des différents pays dans la détermination des demandes respectives de ces pays. En effet, le plateau continental serait une vérité scientifique qui ne pourrait être interprétée que d’une seule manière, à condition de disposer des données nécessaires pour le faire parler. Ainsi, les différents pays ont intérêt à développer une très grande collaboration scientifique, notamment au niveau de la collecte de données dans les zones insuffisamment connues et explorées pour que le débat scientifique soit clos.
La question « comment informer sur cette controverse ?» est donc en elle-même controversée. Faut-il donner plus d'importance aux potentielles dérives de la situation comme le font la plupart des médias ? Ou faut-il se contenter de suivre l'élaboration du dossier officiel par les scientifiques et les diplomates ? Les acteurs politiques de la controverse sont également des acteurs de cette sous-controverse. En effet, par leurs déclarations récurrentes sur les questions de souveraineté ils encouragent les médias dans leur exacerbation des dangers de la situation. Les gouvernements russes et canadiens réaffirment par exemple relativement fréquemment leur souveraineté « naturelle » sur l'Arctique. De même, comme cela est développé dans la partie « Revendications », le Canada et le Danemark se sont provoqués à plusieurs reprise au sujet de l'île de Hans, allant jusqu'à envoyer des soldats sur place. Ils encouragent donc un tel traitement de l'information par les médias.
Ainsi la question de savoir comment traiter de cette controverse scientifique et juridique et de sa présentation au grand public est une controverse en soi. Les médias n'interviennent pas dans la controverse « principale », mais ce sont les acteurs majeurs de cette sous-controverse.