L'annonce de la surdité
de l'enfant est toujours un moment difficile pour les parents, et qui
peut avoir des conséquences irreversibles sur leur relation avec leur
enfant et donc son développement psychoaffectif. Du même coup il
convient de choisir avec attention le moment de cette annonce. Si elle
intervient de façon trop précoce elle risque d'endommager les liens
d'attachement qui se créent entre la mère et son enfant dans les jours
qui suivent la naissance. D'un autre côté, si le dépistage intervient
trop tardivement, cette relation peut déja avoir été mise à mal par
l'incompréhension des parents face au "handicap caché" de leur enfant.
« L'ignorance est une bénédiction, mais
pour que la bénédiction soit complète l'ignorance doit être si
profonde, qu'elle ne se soupçonne pas soi-même. » Edgar Allan Poe,
Extrait de Un Chapitre d'idées.
Il peut paraître irrationnel à tout
esprit scientifique que l’on choisisse de préférer l’ignorance au fait
de savoir et de comprendre les choses. Ici, l’instauration d’un
dépistage de la surdité à la naissance permettrait aux parents de
savoir immédiatement si leur enfant présente ou non des troubles de la
surdité, leur évitant ainsi de long mois d’ignorance et de doutes.
Cependant, il s’avère que cette connaissance sur la santé de l’enfant
n’est pas facile à assumer. Dès lors des risques psychologiques majeurs
peuvent apparaitre pour le développement de la relation parent/enfant
et plus globalement pour le développement de l’enfant tout court.
Annonce
précoce de la surdité, lien d’attachement et risques iatrogènes.
Lorsqu’une future maman apprend qu’elle
est enceinte, elle se représente immédiatement son futur enfant. Cette
représentation est idéalisée, presque fantasmatique et s’organise selon
les désirs propres de la mère et ceux du couple.
Les premiers jours suivants la naissance
représentent une période "sensible" où la mère est particulièrement
apte à constituer un lien d'attachement avec son bébé. Cette
communication est primordiale et déterminante pour l'ensemble de la vie
psychique de l'enfant et ses liens relationnels avec ses parents.
A la naissance de l’enfant, il y a
rencontre entre l’enfant imaginaire que la mère s’était représenté et
l’enfant réel. Il est nécessaire qu’une conciliation soit faite entre
ces deux images. C’est un moment unique pour la mère et l’enfant
pendant lequel chacun se regarde et se découvre. En réalité, la mère
fait le deuil de l’enfant imaginaire et établit la rencontre avec
l’enfant réel.
Il apparaît évident que cette rencontre
se fera sans problème si l’enfant est semblable à l’image que s’en sont
fait les parents. Malheureusement, ce qui est différent est plus
difficile à adopter. Ainsi, le lien entre l’enfant et la mère
s’établira naturellement dans l’attachement et l’amour s’il n’existe
pas un décalage trop grand entre ces deux images, celle de l’enfant
imaginaire et celle de l’enfant réel.
A l’inverse, certains spécialistes de la
santé psychiques (
RAMSES,
Dr Virole) se sont inquiétés que si
l’on annonce à une mère, le jour de sa rencontre avec son enfant que
celui-ci est sourd, au lieu d’appréhender la réalité avec son enfant
petit à petit et de façon heureuse et constructive, la jeune maman,
subisse une véritable effraction dans son activité fantasmatique et que
sa capacité à être mère soit mise en péril. En d’autres termes,
l’annonce si précoce de la surdité vient terriblement perturber les
premiers moments uniques entre la mère et l’enfant pendant lesquels
ceux-ci établissent les premiers liens affectifs.
Une jeune maman devient mère pendant les
1ers instants qui suivent la naissance et grâce à son enfant. Ces
moments prennent valeur « d’expérience initiatique » nécessaire à la
mère pour se considéré comme une mère. Les observations cliniques ont
montré que les compétences du bébé favorisent le sentiment de
compétence maternelle dans une interaction positive. Ainsi, à l’annonce
du handicap de son enfant, la jeune maman va se sentir incompétente
envers son propre enfant et le processus d’accession à son identité de
mère sera en quelques sortes avorté et par conséquent le lien
d’attachement entre la mère et son enfant en sera fortement affecté.
Or, comme le souligne John Bowlby[1] en
1979 « L’attachement est un besoin primaire aussi vital que le besoin
de nourriture. Il sera la base d’un équilibre relationnel et d’une
adaptation sociale ». En définitive, l’annonce de la surdité le jour de
la naissance du bébé entraine une privation précoce d’affection entre
les parents et l’enfant puisque ceux-ci ont subit qu’une effraction
précoce, ici l’annonce de la surdité, qui les a empêché d’établir cette
relation d’attachement avec leur enfant. Par conséquent, d’une part
cette privation va favoriser le développement de troubles
psychopathologiques majeurs et quasi irréversibles chez les parents
comme chez l’enfant. D’autre part, elle va venir courcircuiter tous les
bénéfices espérés du dépistage précoce, comme le développement du
langage par exemple, puisque l’état psychologique et la qualité de la
relation affective entre les parents et l’enfant sont à la base de tous
les autres développements. Ces troubles dans l’établissement du lien
d’attachement sont appelés risques iatrogènes.
Quels
vont être ces troubles ?
Comme le souligne Nicole Farges[2] en
1998, « la surdité atteint ce qui fait la spécificité de l’Homme : la
parole. Elle constitue un traumatisme psychique violent qui va
résonner, au niveau fantasmatique et symbolique, avec l’inconscient
parental : la mère destituée de son statut de porte-parole, peut
s’enfermer avec l’infans[3] dans une relation hors-signifiant dont le
père est exclu ». Ainsi, les troubles psychologiques dus à l’annonce
précoce de la surdité seront des troubles d’ordre relationnel.
Certes, dans certains cas il n’y aura
pas de troubles interactifs entre l’enfant et les parents à l’annonce
précoce de la surdité mais cette situation fait plutôt figure
d’exception et la plupart du temps, l’enfant sera confondu avec son
handicap[4], non investi pleinement comme petit être humain, donc comme
être de langage. Par conséquent, les parents vont se représenter un
enfant qui ne parle pas et qui n’entend pas, ce qui aura pour effet de
couper toute communication naturelle entre l’enfant et ses parents et
notamment avec sa mère. Pour citer Michel Del Castillo[5], « la
souffrance impose le silence ». Ainsi, en plus d’un handicap sensoriel,
l’enfant va subir un handicap relationnel. Ainsi, alors que le but du
dépistage est de favoriser la prise de la parole, celui-ci entraine une
absence de communication entre l’enfant et ses parents et peut
perturber de manière irréversible les liens de parentalité. L’enfant
risquera alors de développer des troubles psychopathologiques majeurs
notamment dans ses rapports avec les autres et dans le développement du
langage malgré une prise en charge précoce grâce au dépistage.
En outre, l’association
RAMSES souligne qu’une étude
partielle a mis en évidence que le dépistage néonatale de la surdité
augmentait le niveau d’angoisse chez les parents pouvant occasionner
dans certains cas de graves dépressions, éloignant alors encore plus
les parents de l’enfant d’un point de vue relationnel.
Cependant, si l’annonce trop précoce
d’une surdité potentielle peut avoir des conséquences psychologiques
graves, l’annonce trop tardive de la surdité également.
Annonce
tardive de la surdité, doutes et risques psychologiques
Aujourd’hui, la plupart du temps le
diagnostique de la surdité est tardif. Il est précédé par une période
de doutes des parents lorsque ceux-ci s’aperçoivent que leur enfant
présente un manque de perception au bruit. En d’autres termes et pour
reprendre la citation d’Edgard Allan Poe, « l’ignorance se soupçonne
elle-même » et par conséquent se transforme en doute qui lui aussi
véhicule des risques psychologiques.
Or, la surdité n’est pas détecté tout de
suite par les spécialistes qui souvent vont fournir des conclusions
hâtives et non fondés aux parents pour justifié les troubles de
l’enfant telles que : « Madame, vous couvez trop votre enfant », ou «
Madame, votre enfant est flemmard. ». Les parents vont alors errer de
spécialistes en spécialistes avant d’avoir un vrai diagnostique. Il est
à préciser ici qu’un diagnostic de surdité chez l’enfant est difficile
techniquement, en effet un enfant avec de bonnes compensations
visuelles et intellectuelles peut « tromper » un médecin non
expérimenté.
Ces errances amènent au sentiment
d’incompréhension de l’enfant par les parents. En l’absence de
reconnaissance du trouble, la relation parent-enfant peut se dégrader
sans trouver de réponse adéquate. Or aujourd’hui l’âge moyen de
l’annonce du handicap se situe à 17 mois, âge où l’enfant n’est pas
encore capable de communiquer. Ainsi, les parents découvrent alors la
surdité et ensuite la difficulté, voire l’impossibilité à communiquer
quand l’enfant sera en âge normalement de le faire. Par conséquent, les
affects psychologiques sont dissimulés par le temps qui passe et donc
sont d’autant plus difficile à remédier.
En outre, l’absence de prise de
conscience de ce déficit de communication entre les parents et l’enfant
empêche l’établissement d’un langage médiateur entre eux. Par exemple,
lorsque l’enfant arrive à l’âge de 2ans environ à la période du « non
», les parents ne savent pas comment communiquer avec leur enfant et
envahis par la culpabilité, ne peuvent plus fixer de limites, ni de
règles élémentaires à leur enfant qui grandit alors en petit tyran,
tandis qu’ils croient de moins en moins en leurs compétences de
parents. Si la communication s’avère vraiment impossible, d’autres
troubles parfois graves risquent de s’ajouter à la surdité comme des
attitudes autistiques. En outre, aujourd’hui, les études, notamment
effectuées par l’organisme
RAMSES,
une association qui militent pour la prise en compte de ces risques
psychologiques, montrent un taux très important de psychopathologies
pour les enfants sourds à l’adolescence, révélateur des perturbations
de la relation parents/enfants dans l’enfance. Ainsi, le diagnostique
tardif n’est pas non plus acceptable.
Synthèse
L’annonce d’un handicap est toujours un
véritable séisme. Il n’y a pas de moment idéal pour cela. Laisser errer
les parents qui ont un doute n’est pas acceptable, mais précipiter
l’annonce peut être aussi générateur de troubles psychopathologiques.
Pour les spécialistes de la santé psychique il apparaît donc qu’il
serait préférable de laisser le temps aux parents pour qu’ils aient le
temps de faire une vraie rencontre avec leur enfant et ainsi d’accéder
véritablement à leur statu de parent. Ce temps serait de l’ordre de
quelques semaines tout au plus. « Pour que des parents intègrent la
différence d’un enfant ils doivent au préalable se le représenter comme
semblable aux autres. Par là même ils seront momentanément semblables à
l’idée qu’ils se font d’être parents. » (Roy, 1999).
Dans tous les cas, c’est un « parcours
du combattant » qui attend les parents. En effet, à partir de l’annonce
du trouble qui se fera à la naissance ou un peu plus tard, la
révélation de la surdité profonde ou sévère sera suivie de tout un
ensemble de contraintes : l’appareillage qui demande de nombreux
contrôles, la rééducation orthophonique et de plus en plus souvent le
projet d’une implantation cochléaire (voir la page sur le dépistage et
la prise en charge). Ces parents-là auront des choix permanents à faire
: LSF ou pas, rééducation orale ou bimodale, intégration scolaire ou
centre spécialisé… Ainsi, si ces parents n’ont pas eu le temps de la
rencontre, de l’émerveillement des premiers échanges avec leur bébé,
ils ne pourront plus le trouver par la suite.
En définitive, la préoccupation des
associations comme
RAMSES est
d’éviter le risque de troubles de l’attachement et de prévenir les
difficultés pour les parents à investir l’enfant réel en raison d’un
diagnostic trop précoce qui compromettrait la parentalité. Il est
évident que l’état de fragilité psychologique dans laquelle se trouvent
les parents et plus spécialement la mère à la naissance de son enfant
augmente le potentiel traumatisant de l’annonce d’un handicap et il
serait plus raisonnable d’attendre. Dans tous les cas, dans l’optique
de la prévention, l’accompagnement parental est à mettre en place dès
que possible, pour essayer de maitriser toutes les affects
psychologiques liés à l’annonce.
[1] John Bowlby : (1907-1990) est un pédiatre et psychanalyste anglais,
célèbre pour ses travaux sur l'attachement, la relation mère-enfant.
[2] Nicole Farges : psychologue actuelle, spécialisé dans la relation
parents/enfants.
[3] L’infans désigne l'enfant qui n'a pas encore acquis le langage.
[4] Il nous est indispensable de souligner ce terme puisque la surdité
n’est pas considérée comme un handicap par l’ensemble de la société et
l’utilisation de ce terme fait débat notamment avec la communauté
sourde.
[5] Michel Del Castillo est un écrivain français, né à Madrid en 1933.