Le choix d’une méthode d’évaluation n’est jamais neutre, que ce soit dans le domaine de l’éducation, d’une politique économique, d’une action sociale…. Dans le monde de l’aide au développement, un tel choix révèle certains objectifs, et en filigrane une conception particulière de l’aide. En s’intéressant aux instruments d’évaluation de l’aide, on peut mettre au jour des mécanismes qui construisent une façon de faire de l’aide au développement. C’est l’objectif de cette section.
Il va de soi qu’évaluer les effets produits par les programmes d’aide au développement va chercher à répondre à la question « quels ont été les effets produits ? Quelles leçons en dégager ? » Cependant les leçons produites par ces études peuvent avoir deux grandes fins : soit elles peuvent servir à identifier les options envisageables dans l’optique d’améliorer l’aide, soit elles peuvent être utilisés pour dégager des connaissances économiques que ce soit des simples données à des corrélations, ou causalités. Les deux ne sont pas incompatibles bien entendus : car par l’amélioration des connaissances, on peut améliorer les diverses modalités de l’aide, et en les améliorant ont peut mettre en évidence d’autres savoirs empiriques et théoriques.
Les deux principales méthodes d’évaluation, les expériences aléatoires et les évaluations décentralisées, vont faire chacune pencher la balance plutôt d’un coté ou de l’autre, portant ainsi avec elles des représentations différentes de l’aide.
En effet, les évaluations décentralisées traduisent surtout une volonté de contrôle de l’utilité du programme et de son financement, contrôle se faisant en regardant si l’on a atteint les effets bénéfiques escomptés, sans avoir eu trop d’effets négatifs imprévus. Le principal but de l’aide est alors d’améliorer la situation des bénéficiaires.
Les expériences aléatoires laissent quant à elles plus entrevoir l’aide comme une stratégie économique avec un objectif quantifié d’efficacité. Cette efficacité est évaluée d’une manière qui se veut plus objective en quantifiant les améliorations. Ici transparaît la notion de « rentabilité » dans le monde de l’aide, avec in fine la volonté d’utiliser les ressources le plus utilement possible, et ainsi de tester la validité de théories existante ou de donner les bases empiriques pour de nouvelles.
Les univers sociologiques de ces deux formes d’évaluation sont ainsi assez différents : la première méthode est assez ancienne, elle est pratiquée notamment par les praticiens de l’aide qui ont mis progressivement en place la notion d’évaluation. Ainsi, il s’agit surtout de s’assurer qu’aucune erreur majeure a été commise, que le programme a été globalement bénéfique, et l’accent est mis sur la manière dont l’aide a été prodiguée, avec l’idée très importante de bonne entente entre pays partenaire et pays donneur, l’idée de créer un partenariat sur des bases de respect mutuel (cf Déclaration de Paris).
Au contraire, les expériences aléatoires trouvent leurs promoteurs parmi la jeune génération d’économistes universitaires. Eux affirment clairement et sans complexe leur exigence de résultats, c’est-à-dire d’impact positif sur les bénéficiaires, avec l’idée que ce n’est pas parce qu’il s’agit d’aide au développement qu’il faut être moins rigoureux que dans les autres secteurs de l’économie. Ils forment le souhait de faire de l’aide au développement une science en tant que telle, qu’ils construisent depuis quelques années sous le nom d’ « économie du développement ». Leur rapport aux populations bénéficiaires est donc de fait différent, il s’agit ici de tester « sur le terrain » une théorie qui a vu le jour dans le lieu confiné des laboratoires de recherche.
Dans ce contexte, deux pistes de réflexion peuvent être creusées. D’abord, d’un point de vue méthodologique, peut-on considérer les expériences aléatoires comme une science ? Le constat que deux expériences aléatoires puissent aboutir à des conclusions différentes (voir Price Distribution or Cost Sharing) force en effet à relativiser la scientificité affichée par le J-Pal.
De même, les cultures locales sont souvent assez peu prises en compte lors de ces expériences, ce qui peut rendre une expérience aléatoire peu pertinente à la fois dans son impact et dans les interprétations qu’en font les économistes (dans le cas du Property Rights in Peru, il semble ainsi que les évaluateurs aient surévalué le sentiment d’insécurité des poupulations vivant dans les bidonvilles).
Ce qui mène à une deuxième interrogation, d’ordre éthique cette fois : les expériences aléatoires sont-elles toujours neutres ? En effet, derrière leur façade profondément objective, les expériences aléatoires porteraient en elles, selon des sociologues tels que T. Mitchell, de lourds enjeux idéologiques (mis à jour par exemple dans le programme Property Rights in Peru). Ces sociologues avancent ainsi que le Sud n’est pas uniquement le destinataire de la philanthropie des pays occidentaux, mais bien aussi le terrain où se livrent de grands combats idéologiques entre économistes du Nord.
Les expériences aléatoires s'apparentent, comme leurs nom l'indiue par ailleurs, à une méthode expérimentale et peuvent faire de l'aide au développement une « aide laboratoire » qui suicident des réactions très diverses dans les pays concernés.
Aussi surprenant que cela puisse paraître au premier abord, les ONG locales semblent accepter sans difficultés les expériences aléatoires malgré les questions que celles-ci peuvent soulever. L' ONG indienne Seva Mandir (voir l'interview), soulignait l'intérêt de cette nouvelle méthode d'évaluation qui leur apporte une perspective nouvelle et une approche scientifique pour mesurer l'efficacité de leur travail. Pour Seva Mandir, celle ci ne pose nullement de problème éthique et, alors qu'on aurait pu imaginer une certaine réticence de la part d'une association à choisir au hasard les bénéficiaires de l'aide et ceux qui se contenteront d'être de simples témoins, l'ONG affirme au contraire « For us, the randomization did not present such an acute ethical dilemma. (…) Not being selected for some programme (as the control villages), even though not being fully just, is something that characterizes most development efforts. » De tels problèmes sont inhérents à l'aide au dévelopement et ne doivent pas freiner l'utilisation de ces outils qui s'avèrent très bénéfiques.
On le voit bien, les critiques de l' « aide laboratoire » ne sont donc pas forcément les acteurs attendus. La plus virulante à cet égard est sans conteste D. Moyo qui, dans une interview de Charlie Rose en mars 2009 (mettre la vidéo ou le lien, déjà évoqué dans la page sur moyo http://www.charlierose.com/view/interview/10175 minute 12), affirmait « Afrique and Africans are not a practical experiment on possibilities. ». L'auteur controversée de l'Aide fatale critique explicitement l'aide au développement comme science expériementale, faite de tatonnement et d'expériences.
Il faut par ailleurs ajouter que D. Moyo est un acteur à part entière de notre étude controverse dans la mesure où, bien que son livre soit souvent considéré comme essentiellement polémique, sa parution à donner un nouveau souffle au débat et a suicité des réactions, non pas uniquement de la part des économistes, des théoriciens de l'aide tels que J. Sachs (cf page sur Moyo) mais aussi de la part des agences de développement telle que l'AFD qui vont prendre en concidération son propos pour questionner-si ce n'est repenser- l'aide telle qu'elle est actuellement conçue.
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