Raphaël GRANDFILS, Procureur adjoint à Grenoble et délégué régional du syndicat de la magistrature.

 

Pour commencer, En quoi le syndicat de la magistrature se distingue-t-il d'autres syndicats comme l'USM par exemple?

Je crois qu'on peut d'abord dire que le syndicat de la magistrature est le premier à avoir été créé, en 1968, ce qui est tout un symbole. Ensuite, Le SM n'a jamais inscrit son action dans l'apolitisme que revendique l'USM, qui est le syndicat majoritaire. C'est à dire que nous avons toujours dit que nous étions un syndicat inscrit dans un mouvement social, donc nous revendiquons nos prises de positions politiques. Cela ne veut pas dire que nous ne traitons pas les problèmes professionnels des magistrats, mais ça signifie que nous inscrivons aussi notre action syndicale dans une ligne politique, pour parler clairement, que nous pouvons qualifier de gauche.

Alors que le sénat commence à examiner le projet de reforme de la garde à vue, que réclame le syndicat de la magistrature ?

Je crois que nous sommes l'un des derniers pays, notamment en Europe, à ne pas avoir réformé la GAV. Ce que nous attendons de cette reforme, ce sont les effets dont tout le monde parle : c'est à dire une diminution du nombre des GAV, puisqu'un grand nombre de gardes à vue - soit pour des raisons techniques, soit pour des raisons juridiques - ne sont manifestement pas justifiables. Et puis nous attendons évidement une amélioration des droit des personnes gardées à vue, notamment en ce qui concerne l'assistance d'un avocat. Nous attendons aussi qu'il y ait un contrôle meilleur de la part de l'autorité judiciaire, qu'il s'agisse des magistrats du siège ou du parquet, sur les conditions, la prolongation et la manière dont se passe la GAV.

Comment peut-on expliquer cette augmentation du nombre des GAV et comment en réduire concrètement le nombre et la durée ?

L'augmentation des GAV est dûe à un certain nombre de facteurs, parfois un peu contradictoires. D'abord il y a eu une pression statistique : le ministère de l'intérieur, depuis quelques années, a clairement fait du nombre de GAV un indicateur de performance. C’est à dire qu'on a dit clairement aux policiers ou aux gendarmes, « plus vous mettez de gens en GAV, plus cela signifie que vous êtes efficaces et performants ». Cela a abouti au placement en GAV de gens qui, quelques années auparavant, n'y auraient pas été confronté. Ensuite il y a eu un autre phénomène. À partir de la loi de ‘Présomption d’innocence’ de 1990, le fait d’être placé en GAV crée pour les personnes gardées à vue, un certain nombre des droits : le droit à consulter un avocat, le droit de prévenir un membre de sa famille, le droit d’être examiné par un médecin. Et à partir du moment où la GAV a créé un certain nombre de droits, les personnes qui étaient entendues sans être placées en GAV, ont évoqué le fait qu’elles étaient privées de ces droits. Ce qui fait que pour des raisons juridiques un peu compliquées, au bout d’un certain temps, les policiers et les gendarmes se sont dit « on est un peu obligé de placer les gens en GAV sinon, les auditions auquelles on va procéder risquent d’être annulées par la justice ». C’est bien sûr plus compliqué que cela, mais ce sont les deux principales raisons qui font que le nombre des GAV a considérablement augmenté.
Pour diminuer le nombre des GAV, ce n’est pas si simple : on peut choisir de laisser l'initiative aux policiers, aux gendarmes et aux magistrats, mais on risque de se retrouver à peu près dans la situation actuelle, c'est à dire à une diminution de moins 10 ou 15%. Cela ne sera pas très représentatif. Si le législateur veut véritablement diminuer le nombre de GAV, il faut qu’il fixe dans la loi un nombre de critères objectifs qui ne soient pas trop sujets à interprétation. Cela peut concerner la durée d’appel encourue, les raisons concrètes pour lesquelles on place quelqu’un en GAV, le risque de fuite etc. Actuellement, nous avons l’impression que le Parlement n’a pas vraiment tranché entre ces deux voies. En réalité, la seule chose qui est dite dans le projet en cours de discussion, c’est qu’il n’y aura pas de GAV pour les délits punis uniquement de peines d’amende mais c’est extrêmement résiduel et cela représente très peu de choses. Il y a bien des critères émis, notamment sur les raisons objectives de placer quelqu’un en GAV, mais nous ne savons pas, dans la pratique quotidienne, si cela fera effectivement diminuer sensiblement le nombre de GAV. Je ne suis pas certain que l'objectif soit atteint par les simples dispositions du projet de loi en cours de discussion.

Sur la question de la GAV,  le débat oppose-t-il essentiellement les syndicats des magistrats, associés à ceux des avocats, aux syndicats de police ?

Cela fait maintenant quelques dizaines d’années que je suis magistrat du parquet, donc au contact des policiers, et je crois qu'il est très caricatural de penser que les magistrats, par définition, se placeront plutôt du coté des avocats que du coté des policiers. D’ailleurs ça n’a pas de sens au quotidien : les policiers que je côtoie lors de mes permanences au parquet de Grenoble sont des policiers qui ont exactement les mêmes interrogations que moi, qui s’interrogent eux aussi sur leurs pratiques et sur la nécessité de placer telle ou telle personne en GAV. Je pense que nous avons simplement - policiers et magistrats - un certain nombre d’autres contraintes, qui peuvent être politiques, hiérarchiques et autres, qui font qu’on ne fait pas forcément toujours ce que la loi ou ce que notre conscience devrait nous dicter. Je ne suis pas de l'avis de ceux qui disent qu’il y a d'un coté les bons magistrats ou les bons avocats, et de l'autres, les mauvais policiers. Ça ne correspond absolument pas à la réalité.

Peut-on penser un régime de la garde à vue qui permettrait un exercice étendu des droits de la défense sans que ne soit compromise la recherche de la vérité ?

Le gros problème du régime de la GAV en France, est que l'on fait reposer tout le procès pénal sur ce que dit la personne mise en cause. C’est ce qu’on appelle dans les cas un peu caricaturaux ‘la culture de l’aveu’. En réalité, aujourd’hui, la première réaction d'un policier ou d'un gendarme face à un plaignant qui va lui dire ‘mon mari me bat, mon voisin m’insulte ou mon voisin fait du bruit’, pour des rasions structurelles - liées à la manière dont on fait les enquêtes et à la pression de l'efficacité - va être de convoquer la personne mise en cause et d’essayer d’obtenir de cette personne qu'elle reconnaisse les faits. Cela semble très simple :
« mon voisin m’a insulté ». Le policier convoque le voisin, ce dernier reconnait qu'il a insulté Madame X, et voilà l’enquête terminée. Je prends volontairement l'exemple d'un acte de délinquance très anodin, mais c’est une réalité. Que la personne mise en cause soit placée en GAV à cause des accusations qui sont portées contre elle, ou qu'elle soit simplement convoquée pour être auditionnée, le raisonnement est d'ailleurs le même. Le problème est que si l'on veut diminuer le nombre de GAV, il faut complètement changer la culture. C’est à dire qu’il faut l'expliquer, et que cela soit dit par la hiérarchie policière comme par le ministère de l‘Intérieur : dans une enquête, à partir du moment ou l'on a l’accusation de quelque chose, il faut recueillir des preuves avant de recevoir les observations de la personne accusée. C’est donc véritablement une question culturelle. La GAV en France est destinée à cela : recevoir des auditions, les confrontations, les aveux des personnes mises en cause... Elle ne doit pas être utilisée comme un moment où la personne accusée est mise à l’écart, sans pouvoir communiquer avec l’extérieur, pour rechercher des preuves contre elle. C’est ce qui se passe dans d’autres pays, où d’ailleurs, la notion d’audition ou d’aveu n’est pas du tout la même que celle que nous avons en France. Nous sommes très en retard par rapport aux critères habituels et aux manières de fonctionner d'un certain nombre de pays, notamment occidentaux. En même temps, les policiers vous disent « mais nous, on est beaucoup plus efficaces ». D'un certain point de vue, il est vrai que cela permet « d' élucider » plus d'affaires que nos voisins... mais à quel prix ?

Comment les magistrats peuvent-ils participer à la mise en place d'un meilleur équilibre (droits de la défense vs efficacité de l'enquête) ? Quel rôle ont-ils à jouer ?

Les magistrats, constitutionnellement, sont les gardiens de la liberté constitutionnelle. Ils devraient donc veiller à ce que les droits des personnes gardées à vue soient les plus garantis possible. En réalité, aussi bien les parquetiers que les juges d’instruction, ont cette même volonté - qui est humaine - d’élucider un certain nombre d’affaires. Et cette volonté fait parfois passer au second plan le principe constitutionnel de garantie des libertés individuelles. Il est vrai aussi que dans le contexte politique actuel, avec des pressions extrêmement fortes du ministère de la Justice et du ministère de l’Intérieur - pour ne pas dire de l’Élysée - sur un certain nombre de dossiers, il est parfois très délicat, quand on occupe une place à l'autre bout de la chaine, de s’opposer à ce qui est une logique de l’enquête policière.

La présence de l’avocat doit-t-elle selon-vous être un droit ou une obligation ?

Juridiquement, cela ne devrait pas poser de problème. Actuellement, une personne mise en cause par une administration, a de toute façon le droit général de se présenter devant l'administration qui l'accuse avec son avocat. Prenons l'exemple du droit fiscal : le présumé fraudeur fiscal, lorsqu’il est interrogé par l’administration fiscale, a le droit d’avoir son avocat alors même qu'il n’est pas gardé à vue. Le paradoxe aujourd’hui, c'est que pour les faits les plus graves - c’est-à-dire pour les délits voire pour les crimes - l’avocat est interdit. Nous sommes donc dans un système un peu curieux : quelqu’un qui est convoqué à la gendarmerie pour s’expliquer sur un excès de vitesse n’a pas l’idée de venir avec son avocat. Pourtant, rien ne l’interdit et il n’y a jamais eu de contentieux là-dessus. Nous sommes dans un système de culture juridique où l'on considère depuis des années qu’un avocat n’a pas sa place au niveau de la défense pénale dès le départ. C’est tout simplement parce que, en France, cela n’a jamais existé. Dans les
pays anglo-saxons, c’est quelque chose qui est acquis depuis des siècles. Je pense donc que le principe doit être l’assistance de l’avocat. Bien évidement, il faut que la loi aménage les conditions : il ne s’agit pas de paralyser les enquêtes.
En réalité, je pense que le principe de l’avocat assistant la personne soupçonnée de quelque chose - et pas simplement dans la GAV – est à l'évidence un principe fondamental. Ce principe est d'ailleurs à mon avis déjà reconnu, si l'on cherche bien, par les textes français et même par la Constitution française. Personne n’imagine par exemple que l'on puisse
interdire à un collégien ou à un lycéen d’aller devant le conseil de discipline avec un avocat. Devant le conseil de discipline, les avocats peuvent plaider : c'est rare, mais ça n'a jamais posé aucun problème au conseil d'état. Pourtant, c’est cent fois moins grave que d’être accusé d’un crime ou d’un délit. Pourquoi, justement quand un fait devient grave, l'avocat ne serait pas là ?

En quoi un magistrat indépendant du pouvoir exécutif serait-il plus en mesure d'effectuer le contrôle de la garde à vue ?

Il faut évidemment que le contrôle de GAV soit assuré par un magistrat indépendant. Là, on est sur des notions constitutionnelles: puisque la Constitution dit que ce sont les juges qui sont gardiens de la liberté individuelle, il faut effectivement pour qu’ils puissent assurer cette mission, qu’ils soient indépendants. La grosse difficulté actuellement, c’est que le contrôle de la GAV repose en partie sur les magistrats du parquet. Or, les magistrats du parquet ne sont pas les juges. Il y a ici un vide juridique, une défaillance qui est peut-être une défaillance constitutionnelle : soit on dit que les magistrats du siège uniquement ,contrôlent la GAV, mais cela suppose de réformer complètement le système et de dire que le procureur n’a plus de rôle, soit on dote les magistrats du parquet d’un statut qui leur permette d’assurer en toute indépendance le contrôle de la GAV. Parce que aujourd’hui, un magistrat du parquet sur une affaire un peu sensible - suivie par le pouvoir politique, la Chancellerie – a une capacité de contrôle de la GAV très limitée.

Ce projet de réforme peut-il finalement régler l'ensemble des problèmes relatifs à la garde à vue française que vous dénoncez ?

Non. D'abord, ce projet de reforme est un projet forcé. Il ne faisait pas partie du tout des projets du gouvernement, et il se trouve que, grâce aux décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, grâce à la Cour de Cassation et grâce à la question prioritaire de constitutionnalité et à la décision du conseil constitutionnel, le gouvernement est obligé - sous peine de désastre juridique - de faire une reforme en toute urgence avant le 1er juillet. Mais cela ne sera à l’évidence qu'une première étape. On sait d'ores et déjà qu'un certain nombre des dispositions sont insuffisantes et il n’est pas dit d’ailleurs que le Conseil Constitutionnel n'invalide pas certaines dispositions de cette loi... La France n'est donc, à ce niveau là, qu'au début des reformes à accomplir.

 

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