FAUT-IL INTERDIRE LE BISPHÉNOL A?

Les grands enjeux soulevés par la controverse sur le BPA

Enjeux économiques

Le BPA est utilisé comme polymère dans la production industrielle de plastique, pour fabriquer le polycarbonate et des résines époxy. Or le polycarbonate est un matériau qui se retrouve dans de nombreux domaines : optique, équipement médical, automobile, emballage, certains matériaux utilsés dans le bâtiment, électroménager, ...
Par ailleurs la chaîne de fabrication du polycarbonate (de la pétrochimie à la distribution) est un secteur économique important dans l’Union Européenne (UE). Il est vu pour cette organisation régionale comme un facteur important de bénéfices socio-économiques et comme un levier pour l’innovation. Dans l’UE cette chaine de valeur représente plus de 550 000 emplois, aux alentours de 37 milliards de valeur ajoutée. Au niveau social, cela représente plus de 18 milliards d’euros en revenus et salaires générés ainsi que 6 milliards de charges sociales.

D’autre part, la technologie du polycarbonate permet à l’UE d’être compétitive dans plusieurs domaines industriels, notamment grâce à ses caractéristiques physiques (léger, résistant, transparent) mais aussi économiques (faible coût, qualité du matériau et capacité de stockage – dans l’utilisation pour la fabrication de DVD ou de Blu Ray par exemple - ). Pour donner un exemple dans le domaine médical, près de 500 000 opérations à cœur ouvert chaque année en Europe ne pourraient pas se faire si on interdisait aujourd’hui le polycarbonate, à cause de l’absence de substitut pour les appareils utilisés. Dans le milieu du bâtiment, on utilise aussi beaucoup le polycarbonate, notamment dans d’isolation et d’éclairage, car son utilisation contribue à la réduction des coûts, l’amélioration de l ’efficacité énergétique et la diminution de l’impact sur l’environnement des bâtiments.

Ainsi, le BPA, par son utilisation dans le polycarbonate représente en enjeux majeur de l’économie européenne. Sa remise en cause pour toxicité pourrait menacer des intérêts européens majeurs, et entraînerait également un processus coûteux de reconversion des industries concernées en cas d’interdiction du BPA, afin de le bannir de notre environnement. Ces enjeux économiques concernent les industriels mais également les politiques qui doivent les prendre en compte lors de la mise en place de mesures restrictives. Le principe de précaution comprend en effet une condition de “coût économiquement acceptable” pour sa mise en oeuvre.

Dans les enjeux économiques, il ne faut cependant pas négliger les coûts que pourrait représenter le bisphénol A pour la société dans la cas où sa toxicité serait avérée. En augmentant le risque de cancer ou en perturbant le développement, l’exposition au bisphénol A pourrait engendrer des frais sociaux importants, liés aux frais médicaux directs et à la prise en charge des malades.

Enjeux technologiques

Si l’on interdit le bisphénol A, par quoi le remplacer ? Pour les biberons, il existe des modèles en verre et en polypropylène mais dans le cas d’autres produits, il faut trouver une molécule de substitution, et qui n’ait pas d’effets sur la santé. Cela peut s’avérer relativement compliqué lorsqu’on se penche sur les nombreuses propriétés du bisphénol A qui faisait de lui le matériau idéal pour de nombreux usages. D’une transparence proche de celle du verre, avec l’avantage d’être extrêmement résistant aux chocs, le bisphénol A apporte une alternative très intéressante au verre pour des objets à usage fréquent ou de protection comme les casques de moto. De plus, il s’agit d’un polymère très résistant aux variations de température et d’une grande rigidité, ce qui en fait un composé idéal des boîtes en plastique alimentaire, qui peuvent ainsi passer indifféremment du congélateur au micro-onde, sans risque de choc thermique. Enfin, c’est un matériau relativement léger, ce qui peut s’avérer avantageux pour des produits comme les lunettes ou les CDs.

Certains substituts existent pour des utilisations particulières du bisphénol A comme le MBS pour l’utilisation médicale ou les usages alimentaires, la K-Resin pour les emballages, notamment alimentaires ou les polyamides transparents pour les biberons. Cependant, certaines applications du polycarbonate ne disposent pas aujourd’hui d’alternatives présentant les mêmes qualités, notamment dans le milieu médical. C’est également le cas pour les revêtements intérieurs de boîtes de conserve, actuellement en résines époxy à base de BPA, pour lesquels il n’existe pas de substitut universel à tous les contenus.

Il faut enfin prendre en compte le temps nécessaire pour tester la toxicité d’éventuels subsituts. Le but n’est en effet pas de remplacer le BPA par une substance qui s’avèrerait plus dangereuse. La controverse présente donc un réel enjeu technologique et invite à un développement de la recherche de substituts, ce qui demande également un financement.

Enjeux scientifiques

La controverse sur le BPA s’inscrit dans le cadreplus large des recherches sur les perturbateurs endocriniens. Elle est emblématique des problématiques qui se posent actuellement aux chercheurs, avec des molécules de plus en plus nombreuses auxquelles nous sommes exposés par notre alimentation et notre environnement et qui peuvent présenter un danger pour la santé.

On a une remise en question du modèle traditionnel de la dose journalière admissible et la prise en compte d’un nouveau mode d’appréhension de la toxicologie pour les perturbateurs endocriniens, celui des faibles doses. On ne considérerait alors plus seulement une dose limite mais la durée et la fréquence d’exposition. Enfin, l’idée d’effet cocktail émerge, avec des molécules dont la toxicité ne devrait plus être évaluée de façon isolée mais en fonction des autres substances auxquelles nous sommes exposés. Si cette mutation dans le monde scientifique se confirme, notre mode d’évaluation des risques devra être revu, les agences sanitaires se basant actuellement sur le principe de la dose journalière admissible.

Enjeux sanitaires

Les scientifiques s’interrogent sur les effets possibles d’une exposition régulière au BPA sur la probabilité d’avoir un cancer du sein ou de l’utérus. En effet, ces cancers sont hormono- dépendants, c’est-à-dire qu’il dépendent du temps et de la régularité de l’exposition à des hormones, dans le cas de ces deux cancers, les oestrogènes.
Or, le BPA mimant l’action des oestrogènes, il pourrait entrer en compte dans ces expositions et ainsi augmenter les risques de cancer, bien que son efficacité soit 1000 fois moins importante que celle des oestrogènes. De même, on soupçonne le bisphénol A de perturber le développement hormonal et neurologique, de favoriser l’apparition du diabète ou de provoquer des troubles du comportement. Il s’agit donc d’une question de santé publique. Aujourd’hui, il s’agit d’un choix collectif. Un citoyen voulant limiter son exposition au bisphénol A aura des difficultés à bannir de son environnement les objets en étant composés car il n’existe pas aujourd’hui d’étiquetage spécifique indiquant la présence de bisphénol A. L’initiative de bannir le bisphénol A de notre environnement peut donc difficilement venir d’ailleurs que les sphères industrielles et politiques.

Enjeux politiques

La controverse conduit à des enjeux politiques. Quelle doit être la position de l’Etat ? Doit-il interdire l’utilisation de BPA ? Le principe de précaution doit-il absolument prévaloir dans toutes les circonstances ? L’enjeu sous-jacent est celui du principe de précaution, qui n’est pas toujours facile à appliquer. Le bisphénol A semble répondre aux critères : les éventuels effets néfastes sont identifiés, ce sont ceux que l’on observe chez les animaux, les données scientifiques disponibles sont nombreuses et proviennent de sources différentes, les zones d’incertitudes sont connues, elles concernent notamment la dose journalière admissible. D’un autre côté, une interdiction totale de l’usage du bisphénol A aurait des conséquences économiques importantes et nécessiterait des changements considérables dans les chaînes de production des produits contenant du BPA, comme nous l’avons vu, ce qui peut être très mal considéré si la toxicité du BPA est a posteriori rejetée.

Comme dans le cas des enjeux scientifiques, le bisphénol A est symptomatique d’un mouvement plus large de questionnement sur l’interdiction ou non de différentes substances reprotoxiques ou soupçonnées de l’être. Le Parlement français a interdit les phtalates et parabènes par exemple en 2011. Ces questions sont tout à fait intéressante pour comprendre comment les politiques réagissent face à une incertitude scientifique. Ce sont d’ailleurs les situations où le politique a réellement un rôle à jouer. Dans un cas de certitude, le politique n’a qu’à entériner une décision qui relève du bon sens, il n’a pas d’arbitrage à apporter. Ici, le politique a un arbitrage à apporter. La décision est d’autant plus difficile à prendre que les questions sanitaires reçoivent un écho important dans les médias, ce qui peut amener les politiques à mettre en place des mesures extrêmement prudentes afin de répondre aux attentes de l’opinion publique.

Les questions de santé publique sont toujours périlleuses d’un point de vue politique. Lorsque l’Etat ne réagit pas ou fait preuve de négligence alors que le risque était réel, cela aboutit à des scandales comme celui du sang contaminé ou plus récemment du Médiator. A l’opposé, si l’Etat bannit le BPA et qu’il est ensuite montré qu’il ne présentait pas de danger, on aura sûrement une dénonciation du Parlement qui a pris une décision émotionnelle, uniquement destinée à satisfaire l’électorat, sans prendre en compte des critères rationnels. La réalité n’est pas aussi manichéenne, la difficulté pour les politiques est de réussir à avoir une démarche mesurée.