Entretien avec Anne-Catherine Lorrain,

Rencontrée le 12 avril 2010,


Acteur : Anne-Catherine Lorrain


Défenseur ou opposant à la loi : Opposante.


Fonction-origine : Juriste spécialisée en droit de la propriété intellectuelle et droits d’auteur. A travaillé au SNEP pendant 3 ans, et comme lobbyiste à Bruxelles (côté consommateurs cette fois).


Date d’entrée, Voie/raison d’entrée dans la controverse : Elle suit les débats depuis le début, sans avoir travaillé directement sur le sujet.


Mot clé du discours : ordonnance pénale, lien création/public, utilisateurs.


Citations d’autres acteurs : Le Conseil Constitutionnel, le législateur, Bruxelles, les juges.


Documents (écrits, cités, liés) : L’IPRED, la décision du Conseil Constitutionnel, le rapport Zelnik.


Sous controverses abordées :


- Philosophie du droit d’auteur.
- La question de la preuve (adresse IP…).
- L’effet gendarme.
- La négligence caractérisée.


Positions dégagées :


L’ordonnance pénale n’est pas adaptée, elle ne garantit pas les droits de l’internaute et deviendrait la règle alors qu’elle était censée être exceptionnelle.
Il n’y a pas d’effet gendarme, c’est prendre les gens pour des naïfs.
L’encouragement de l’offre légale est quasi inexistant. Il manque aux industries culturelles un lien création/public, que l‘intervention du politique entrave.
On a l’impression que le débat n’a servi à rien, et que la loi ne change rien.

Questions posées - réponses données :

1. Est-ce que vous pouvez vous présenter?

Je suis Anne-Catherine Lorrain. Je suis juriste spécialisée en droit de la propriété intellectuelle et droits d’auteur. J’ai commencé une thèse il y a déjà pas mal de temps, sur les problématiques de la musique en ligne. Et j’ai travaillé pendant 3 ans dans l’industrie du disque, au SNEP. Ensuite j’ai travaillé en tant que chercheur, j’ai fait un peu d’enseignement. Et ensuite je suis allée à Bruxelles pour travailler en tant que lobbyiste. J’ai travaillé pour une structure internationale qui s’appelle le TACD (Dialogue Trans Atlantique des Consommateurs). Donc de l’industrie du disque je suis passée aux intérêts du public.

1. Comment est-ce que vous avez été amenée à prendre position par rapport à Hadopi?

Je suis le sujet depuis le début. J’avais assisté aux débat de la loi DAVDSI à l’Assemblée Nationale. Je n’ai pas directement travaillé sur la loi Hadopi à Bruxelles, mais je le suis par la Quadrature du Net. On en a parlé à Bruxelles, notamment au moment des packets télécoms. La France était novatrice, elle a une longueur d’avance dans la réflexion.

1. Au départ, fallait-il légiférer sur la protection des créations numériques ? Pensez-vous que les politiques ont eu raison d’intervenir sur Internet 

Oui, mais il faut parler de sanction et de protection. Puis il faut dire comment on protège et comment on sanctionne. Le changement du nom de la loi, par exemple, révèle l’intention réelle du législateur. On est passé à un texte presque uniquement répressif.
Ils ont été obligés de rajouter l’intervention du juge, nécessaire pour le Conseil Constitutionnel. Mais du coup on rentre directement dans l’ordonnance pénale. Le législateur a dit qu’il ne voulait pas s’empêtrer dans la lourdeur judiciaire, c’est raté. La justice a-t-elle les moyens de mettre ça en œuvre? Il y a peu de garanties pour les droits dans l’ordonnance pénale. Le juge devra-t-il motiver sa décision? C’est un système fragile et donc exceptionnel. Là, il deviendrait la règle.

 

1. Pensez-vous que le dispositif final soit efficace ? Applicable ?

Déjà, techniquement, c’est impossible. Alors est-ce que c’est efficace? Ca serait prendre le public pour des gens naïfs. Tout le monde, même les non experts, sait que l‘on peut contourner le dispositif. Même les personnes non « pirates » peuvent utiliser des processus d’anonymisation. Ce que l’on fait en réalité, c’est tirer Internet vers le bas.

1. Le terme « pirate » semble ne pas vous plaire?

C’est un terme enfantin. Un terme enfantin pour diaboliser les internautes, et qui ne recouvre pas une réalité définie. Au-delà de quel seuil de téléchargements est-on un pirate? Idem pour l’enclenchement de la procédure enclenchée par les ayant droit… A partir de quand?

1. Quelles alternatives auraient pu être choisies ?

La licence légale et la contribution créative sont des solutions qui ont été proposées et débattues, sans doute pas suffisamment, par les parlementaires et dans la place publique. Le débat est assez mûr chez nous, en France. Il existe déjà des solutions pratiques, commerciales, qui doivent être encouragées et approfondies, comme par exemple le modèle de l’abonnement pour du streaming illimité (dont le succès n‘est cependant pas évident).
Cependant il y a un agenda politique international qui dépasse la France. Justement, cet agenda se concentre essentiellement sur la mise en œuvre des droits. A Bruxelles, on commence à rediscuter un projet de directive IPRED (Intellectual Property Rights Enforcement Directive). A un niveau plus international, des négociations sont en cours, avec l’ACTA (Anti-Couterfeiting Trade Agreement). Ces négociations ne sont pas transparentes, on connaît pas les textes, qui sont cachés par les négociateurs. L’UE n’a pas compétence pour légiférer en matière de mesures pénales. La directive IPRED 2 pourrait modifier ça, conformément au traité de Lisbonne récemment entré en vigueur.

1.Trouvez-vous comme certains inquiétant le flou autour de la notion de négligence caractérisée?

Hadopi 2 est très technique au niveau juridique, on parle d’ordonnance pénale.
On ajoute une « peine complémentaire »: la suspension temporaire d’Internet, s’il y a délit de contrefaçon (c’est une nouveauté par rapport à Hadopi 1) ou contravention (négligence caractérisée). Si on  re-souscrit un abonnement, on encourt 2 ans de prison et 30 000€ d’amende. Ce n’est pas flou, mais presque ridiculement précis. En ce qui concerne la négligence caractérisée, personne ne sait ce que ça va être. Le seul décret qui ait été publié concerne la collecte des données personnelles.

1.Quelles conséquences à court et long terme aura l’application de cette loi, notamment en ce qui concerne l’accès à la culture ?

Il y a un volet pour l’encouragement de l’offre légale. Mais au final c’est aux ayants droit de dire comment ils vont faire. Ce que l’on peut constater, c’est que 3 ans après le début des débat DAVSI, il n’y a toujours rien. Donc c’est un aveu d’échec.
En fait le législateur propose des mouchards traquant les usages d‘Internet, mais pour l’offre légale, il n’y a rien. Il n’y a pas de négociations en cours. Les ayants droit attendent une impulsion du gouvernement pour bouger. Et puis les utilisateurs ne sont pas conviés au débat. La loi aurait du prévoir l’établissement d’une commission qui intègre les utilisateurs. C’est vraiment de l’autisme. La loi est très paternaliste. Elle opère un schisme total, elle entérine un schisme. Le législateur est coupé de la réalité. C’est une loi anti progrès, anti nature humaine! C’est une question de curiosité vis-à-vis de la culture, du partage, et du fonctionnement même d’Internet. Tout cela est plus important que ce que le législateur a voulu nous faire croire.

1. Pourra-t-elle réellement influencer le comportement des internautes ?

C’est peu probable, voire impossible. Le tout est d’inciter les ayant droit à comprendre la dynamique de partage, de curiosité d’Internet (on peut critiquer en disant que c’est de la boulimie). Il faut recréer la connexion création/public. Le politique, l’intervention du politique, les sépare. Il faut trouver des solutions qui ne doivent pas être des sanctions. La loi ne propose pas des solutions pour la rémunération des ayant droit. Idéalement, le politique doit relayer les initiatives des ayants droit. Mais c’est difficile, et ce n’est as non plus toujours son rôle. Le CPP donne le cadre, mais bon… Le rapport Zelnik dit bien ça, il faut que l’on discute.

1.Quels autres canaux de diffusion pourraient remplacer le P2P ? Peut-on réglementer tous ces canaux ?

Le P2P ne disparaitra jamais. C’est un protocole qui fait partie intégrante d’Internet. On ne peut rien réglementer. En droit, il existe un principe de la neutralité technologique, on ne doit pas distinguer les divers moyens techniques. La décision du Conseil Constitutionnel de juin 2009 va d’ailleurs dans ce sens, il n’y a pas lieu de différentier les utilisateurs P2P et les autres. En fait la loi Hadopi 2 pourrait concerner les mails, les forums…

1. Que retenez-vous des arguments pro Hadopi ?


On doit faire quelque chose, c’est évident. La rémunération des créateurs doit s’adapter aux possibilités données par Internet. C’est défendre les auteurs et les artistes que de dire que le système du droit d’auteur doit s’adapter. N’oublions pas que certains d’entre eux ne gagnent aujourd’hui presque rien de l’utilisation et de l’exploitation de leurs créations sur Internet. Cela doit changer. De l’autre côté, le « droit au tout gratuit » n’est pas une position tenable. Dire qu’on est contre la loi HADOPI n’est pas soutenir cette position à l’emporte-pièce, que peu de gens défendent au demeurant. Si on écoute bien les arguments des uns et des autres, il s’agit de trouver des solutions satisfaisantes, avec à la clé une rémunération pour tous les créateurs, un accès aux œuvres plus ouvert et plus diversifié pour tous, tout cela en passant par un re-cadrage du système juridique adapté au fonctionnement d’Internet. Je suis 200% d’accord pour dire qu’il faut trouver des solutions, mais de grâce trouvons les en réfléchissant avec tout le monde, en voyant les choses en face, et avec autre chose qu’un bâton! Le message Hadopi prend l'apparence de la pédagogie , ou plutôt de la simplification. Au début on disait que ça serait plus sympa que de la sanction. Ils ont proposé une autorité administrative un peu pour endormir les critiques qui fusaient déjà, parce que le pénal faisait méchant. La répression pénale, fait mauvaise figure. Mais concrètement par exemple, le fait de continuer à payer son abonnement après avoir été sanctionné par une suspension de l‘accès à Internet, est-ce que les gens l’accepteront? On attend beaucoup des juges, qui sont les seuls à pouvoir donner réalité à la loi.

1.Pensez-vous que la loi Hadopi sera un remède à la « crise » que traverse l’industrie des œuvres culturelles ? Cette dernière devrait-elle s’adapter au contraire ?

« Vous n’avez qu’à vous adapter », c’est aussi facile à dire. Tout est question d’équilibre.
Le droit d’auteur est né d’autre chose. Il servait à réglementer le commerce de l’édition. Le public est entré plus tard dedans. La clef est la rémunération des ayant droit et l’invitation des utilisateurs dans la discussion. Le législateur s’est montré dans ce dossier paternaliste et condescendant.

1.Comment envisagez-vous la conclusion du dossier ?

Il y aura peut-être des décrets, mais est-ce qu’ils seront bons? Il y a de fortes chances que ça en reste là. Il est fort à parier que les juges ne voient pas d’un très bon œil la loi Hadopi: encore une loi à appliquer! Et quelle loi! Une loi extrêmement technique, illisible et impopulaire. Ils ont peu de moyens, dans le cadre de l’ordonnance pénale, qui est une procédure exceptionnelle et contraignante. Il y a possibilité de recours, un recours non suspensif. De plus, au niveau des dommages et intérêts, l’ordonnance pénale ne permet pas l’indemnisation de la victime. Donc un rapporteur a proposé un amendement. Les ayants droit peuvent se constituer partie civile. Le Conseil Constitutionnel a dit qu’il fallait préciser ça.

La loi instaure une « peine complémentaire de suspension ». C’est habile. On peut n’appliquer que cette peine. On peut suspendre l’Internaute sans aller dans le délit de contrefaçon et les peines plus lourdes qu‘il implique.

Les problématiques autour de l’application de cette loi sont la preuve, le prononcé de la sanction, et le recours contre cette sanction.
En fait, il est fort probable que l’on continuera à faire comme avant. Généralement il n’y avait pas de prison, on réglait les choses à l’amiable. Du coup on a envie de dire tout ça pour ça, tout ce débat politique! Enfin, débat, est-ce qu’il y a vraiment débat. Certains ayant droit n’ont pas participé au débat, ou peut-être pas assez. Tout cela est très décevant.

1. Mais le débat a eu lieu dans la sphère publique. Pensez-vous que le législateur ne l’a pas assez pris en compte?

Le législateur ne peut pas prendre en compte tous les point de vue, mais il arrive qu’il refuse d’en prendre d’autres en compte. Ce sont des méthodes assez irréfléchies, et le législateur ne s’en sort pas vraiment grandi. De toutes façons à mon avis, le législateur est vacciné contre la volonté de légiférer sur le sujet. Il est d’ailleurs possible qu’il n’y ait aucun décret ni aucune décision judiciaire avant un bon moment. Si il y a une décision, on saisira peut-être la CJCE. Il y a des risques, ou des chances que tout cela reste purement symbolique. Des chances plutôt!

>