Questions juridiques

Aujourd'hui,aucun industriel mondial de l’extraction de l’uranium n’a jamais vu sa responsabilité juridiquement reconnue concernant l’impact sanitaire et environnemental de ses activités.Si la reconnaissance de la responsabilité de l’industriel représenterait la garantie de l’engagement de l’industriel dans le respect et la préservation de l’environnement et la protection de l’humain, elle représenterait également un avantage pratique immédiat pour les victimes. En effet, la reconnaissance de la responsabilité des industriels par la loi permettrait une judiciarisation des conséquences sanitaires et donc la mise en place de procédures d’indemnisations encadrées par la loi.

Il est fondamental de remarquer que, pour l’instant, les indemnités distribuées par Areva aux victimes de l’extraction le sont « gracieusement ». Elles sont le fruit des accords passés à titre privé entre Sherpa et Areva. Mais étant donné que la responsabilité d’Areva n’a pas été reconnue juridiquement, Areva n’est sujette à aucune obligation.

La reconnaissance juridique de la responsabilité de l’exploitant

Les procédures judiciaires visant à établir cette responsabilité ont toujours avorté.

En 1999, une procédure initiée par l’association Sources et rivières du Limousin et la FNE avait été lancée à l’encontre de la COGEMA (filiale d’Areva) pour :

  • délit d’abandon de déchets radioactifs (avec 5 cours d’eau reconnus comme pollués – le Ritord, les petites Magnelles, Bellezane, la Gartempe, le Marzet –un bassin de décantation de Puy de l’Age et une fosse de la mine des Gorces- Saignedresse.
  • délit de pollution des eaux ayant nui à la valeur alimentaire du poisson (notamment les eaux du lac de Saint-Pardoux et du Ritord). (Source communiqué Criirad de 2004 et Site Actualité News environnement).
La procédure était perçue par les associatifs comme l’espoir de faire jurisprudence en matière de responsabilité des industriels de l’extraction, même si le délit de mise en danger de la vie d'autrui n'avait pas été retenu par la Chambre d'Instruction. Mais en 2005, la Cogéma était relaxée par le tribunal correctionnel de Limoges.

Dans son communiqué du 25 mars 2004, Areva rappelle : “COGEMA n'a fait l'objet d'aucun procès-verbal en un demi-siècle d'exploitation et de réaménagement en Limousin.” On notera que les périodes d’instruction des dossiers sont très longues (3 ans pour la procédure initiée par Sources et Rivières du Limousin citée en exemple ci-dessus) et les démarches d’enquête et les frais judiciaires sont très couteux. Ces difficultés sont certainement des facteurs non négligeables du nombre restreint de procédures engagées contre Areva. Pour cette raison, on retrouve souvent dans les témoignages des associatifs et des parties civiles des expressions comme “le géant Areva” pour qualifier un opposant dont les moyens sont perçus comme démesurés face aux leurs par les associatifs.

La limite autorisée de 20 millisieverts pour les travailleurs du nucléaire – un engagement contractuel.

En France, l’exposition autorisée à la radioactivité ajoutée est de 20 millisieverts par an pour un travailleur du nucléaire et de 1 millisievert par an pour un citoyen lambda. (Pour un travailleur du nucléaire américain, elle est de 50 millisieverts). Cette différence de doses entre travailleur et citoyen lambda est formalisée dans la relation contractuelle entre employeur et employé. En signant son contrat de travail, l’employé accepte d’être exposé, dans la limite de ces doses. En contrepartie, l’employeur s’engage à effectuer un suivi de santé de l’employé, afin de mesurer son exposition et les éventuelles conséquences sur sa santé. Il n’est pas prévu dans la loi d’indemnisation de la part de l’employeur. Cet engagement contractuel signifie également que le salarié peut faire reconnaitre une éventuelle maladie causée par son activité professionnelle, selon la classification du tableau 6 de la Sécurité Sociale relatif aux maladies radio-induites.

Le tableau 6 de la sécurité sociale sur les maladies professionnelles du nucléaire

Le tableau 6 de la sécurité sociale reconnaît une liste de maladies radio-induites, avec un temps de latence de 30 jours à 50 ans. Mais seul un nombre restreint de pathologies pouvant être reliées à une exposition radioactive sont reconnues. Le tableau 6 ne reconnaît par exemple que trois cancers radio-induits. La recherche ouvre également le champ sur un certain nombre de pathologies « sans signature » (qui peuvent aller jusqu’à des maladies comme la dépression…). Cependant, les précédents scientifiques et juridiques sont inexistants pour prouver tout lien de causalité et envisager une action en justice pour ces pathologies sans signature.

On peut mettre en parallèle ce tableau avec sa version américaine car celle-ci a allongé la liste des pathologies concernées en 1992 et en 2002, même si elle ne les indemnise pas toutes. De plus, il est à noter que ce tableau 6 ne concerne que les maladies d’origine professionnelle. Ce point pose un problème pour les associations de défense des victimes car si les maladies sont considérées comme professionnelles, seuls les travailleurs seront indemnisés (et non les populations locales), sur le modèle du tableau 6. La problématique de l’établissement du lien de causalité se cristallise donc au niveau juridique.

Les maladies reconnues comme radio-induites par le tableau 6 ne sont pas toutes reconnues comme telles dans la pratique. Ainsi Maryse Arditi, de la FNE, remarque que le principe de présomption de lien n’est pas respecté dans la pratique. Selon le principe de la présomption de lien, les travailleurs souffrant d’une maladie radio-induite reconnue par le tableau 6 n’ont pas à démontrer le lien de causalité entre leur maladie et leur activité : s’ils ont telle maladie, correspondant à tel délai de latence, dans telle industrie, ils peuvent être déclarés comme invalide par la Sécurité Sociale. Mais lors de l’entretien, Maryse Arditi appuyait le fait que dans la pratique les travailleurs doivent toujours prouver le lien de causalité. Ils doivent alors constituer leur propre dossier médical afin de défendre leur cause, car les données de leur dossier médical professionnel sont difficilement accessibles, surtout pour les sous-traitant, qui n’ont pas un suivi aussi poussé que les employés.

Au sujet des sous-traitants, Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) rappelle ainsi que « la précarisation organisée (via la sous-traitance) n’altère pas seulement les droits des travailleurs mais aussi la connaissance des effets sanitaires de l’exposition et des risques toxiques. »( Source article).

La menace du procès de l’exploitant comme argument de négociation.

La loi ne prévoit pas d’indemnisation des employés par l’employeur en cas de contraction de maladies radio-induites liées à l’activité professionnelle. Les éventuelles indemnisations sont donc gracieuses, et isolées.

En 2007, l’association internationale de juristes Sherpa menace de poursuivre Areva pour "mise en danger d'autrui, homicides involontaires et faute inexcusable" pour ses activités au Gabon et au Niger, si l’entreprise refuse de créer un fond d’indemnisation pour les anciens travailleurs, ainsi que la mise en place d’Observatoires de la Santé au Gabon et au Niger. Areva engage alors des négociations avec Sherpa, rejoint par Médecins du monde. En juin 2009 ils signent un accord sur la mise en place d'une procédure d'indemnisation et d'un suivi sanitaire local des salariés.
« Dès lors que quelqu’un a travaillé sur un site d’extraction et qu’il a développé une pathologie répertoriée au tableau 6 des maladies professionnelles de la Sécurité sociale française, il aura droit à l’indemnisation. Pas besoin de démontrer le lien de causalité entre le travail et la maladie. » Joseph Breham, Sherpa.

La menace du procès de l’exploitant devient donc l’argument de négociation pour des mesures de contrôle sanitaire et d'indemnisation gracieuses.

Néanmoins, la Criirad ne soutient pas le projet car elle doute des intentions d’Areva, et de la mise en œuvre effective des accords. L’association craint également que les Observatoires de la Santé et le projet d’indemnisations ne soient qu’un outil de communication pour Areva, sans engagement effectif. Enfin, la Criirad note que l’accord d’indemnisations étant basé sur le tableau 6 de la sécurité sociale, de nombreuses victimes seraient lésées : les malades de cancers non reconnus comme radio-induits, et les populations locales civiles :
Bruno Chareyron, responsable du laboratoire de la Criirad :
« Quelles sont les personnes lésées qui vont être prises en compte. Cet accord concerne les travailleurs sur les sites miniers mais qu’en est-il des populations locales ? S’agissant des pathologies répertoriées au tableau 6 de la Sécurité sociale, ce tableau ne comporte par exemple que trois cancers radio induits. Or l’exposition à l’uranium peut induire d’autres types de cancers et de maladies».

Nous étudions cette controverse à un moment de basculement intéressant, car après avoir signé les accords concernant les Observatoires de la Santé mis en place au Niger et au Gabon, Sherpa avait annoncé que si Areva ne respectait pas ses engagements, Sherpa se lancerait dans un procès qui viserait à établir la responsabilité directe d’Areva dans la contamination des victimes des sites miniers.

Mais la crédibilité de Sherpa, l’acteur principal en matière juridique, est largement remise en cause depuis la polémique de janvier 2010 :

L’enjeu juridique est aussi un enjeu financier.

En effet, les procès nécessitent des fonds importants, notamment lors de l’enquête pour la constitution du dossier.

Dans le cas de Sherpa, l’association a manqué d’argent au moment de la création des observatoires de la santé au Gabon et au Niger, donnant lieu à une polémique en janvier 2010 :
Sherpa a demandé à Areva de participer aux coûts des études de terrain (280 000 euros) pour les Observatoires de la Santé. Sherpa reçoit alors 80 000 euros d’Areva.
L'association est dans une situation financière difficile.
Joseph Breham, avocat et membre du conseil d'administration de l'ONG, déclare "C'était ça ou couler."
Alain Joseph, hydrogéologue et spécialiste de la problématique sanitaire au Niger, commente: “Il y a un passif lourd avec Sherpa, Sherpa a quitté le «combat» ». « On dit qu’ils auraient été achetés par Areva.” “Sherpa s’est très mal comporté”.

La crédibilité de Sherpa, l’acteur principal en matière juridique, est donc largement remise en cause depuis cette polémique de financement. Ainsi, les acteurs associatifs comme Areva ne fera pas la loi au Niger doutent de la capacité actuelle de Sherpa de faire respecter les engagements d’Areva, et d’assurer le suivi des Observatoires de la Santé – en particulier depuis l’éclatement de la rébellion au Nord-Niger fin 2010.

Si la responsabilité d’Areva en tant qu’industriel de l’extraction de l’uranium était établie juridiquement concernant les effets de son activité sur l’environnement et l’humain, ce serait une première mondiale, qui aurait des conséquences importantes sur toute l’industrie (jurisprudence, indemnisations à grande échelle, nouvelles mesures de précaution, nouveaux contrôles, quotas…). Le prochain moment de « décision » pourrait donc passer par une instance délibérative: des parlementaires s’immiscent et font une loi. Ce scénario reste probable car on a vu le même mouvement pour les vétérans français des essais nucléaires.