Extraction de l'uranium & pathologie

Ici, nous étudierons le processus de reconnaissance du lien causal entre exposition et pathologies engagé par la population de travailleurs et des riverains.

Le processus de reconnaissance du lien causal entre exposition et pathologies – L’exemple du Gaz Radon

Le gaz radon est un gaz radioactif présent naturellement dans la roche, à des doses plus ou moins élevées selon la concentration des sols en uranium. Son caractère cancérigène n’a pas toujours été reconnu.

La génération des travailleurs de l’extraction de l’uranium en France a été exposée principalement au risque sanitaire du gaz radioactif radon, car les mines françaises étaient souterraines. L’environnement clos et les conditions d’aération limitées favorisaient l’exposition au gaz. Les mineurs constatèrent qu’une bonne partie d’entre eux contractaient un cancer du poumon. Cependant, les premières études menées sur les mineurs aboutirent à la conclusion qu’une majorité d’entre eux fumaient et que la cause de leur cancer étaient sans doute la cigarette, et non le gaz radon. Aujourd’hui, le lien de causalité entre exposition au radon et cancer du poumon chez les mineurs n’est plus sujet à débat car il a été bien établi statistiquement. En 1987, il a été reconnu par le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) et l’Organisation Mondiale pour la Santé (OMS) cancérigène pulmonaire pour l'homme. La preuve s’est surtout faite sur l’agrégation statistique des malades du cancer du poumon, pour démontrer leur supériorité numérique importante sur le reste de la population. Cependant, le radon est encore surtout perçu comme un facteur multiplicatif du cancer du fumeur, ce qui rend les études épidémiologiques d'interprétation difficile.

Le débat sur les autres sources de contamination

Si le gaz radon représente le risque sanitaire reconnu comme le plus important dans l’extraction de l’uranium, les travailleurs et les riverains tentent de faire reconnaître le lien causal entre leurs pathologies et d’autres sources de contamination éventuelles.

  • l’exposition externe aux roches radioactives pour les travailleurs
  • l’empoussièrement: ingestion-inhalation de poussières radioactives par les mineurs et par les riverains via l’érosion des remblais radioactifs

Ces stériles contiennent des produits radioactifs comme le radium-226 et des métaux lourds comme le manganese et le molybdenum

  • transfert des polluants radioactifs des mines à ciel ouvert (où ont été déversés les résidus radioactifs), vers les galeries et les eaux souterraines
  • l’épuisement des nappes phréatiques due à l’implantation des mines
  • la pollution des nappes phréatiques en acide sulfurique
  • exposition liée à la réutilisation des stériles miniers:

Pour plus de détails sur les différents risques associés aux différents types d’extraction, consulter l’article détaille

Ces sources de contamination font paradoxalement consensus au niveau des mesures de prévention et de radioprotection. Elles sont donc reconnues comme potentiellement dangereuses par els industriels et les experts intentionnels. Néanmoins, lorsque le stade de manifestation d’une pathologie est déjà atteint, il devient bien plus problématique pour une victime de faire reconnaître son activité professionnelle comme cause de sa maladie.

On peut donc observer que si les sources de contamination citées plus haut font consensus au stade de la prévention des risques, elles ne dont plus consensus au stade de l’indemnisation de la maladie, lorsque le risque est, pourrait-on dire, réalisé.

L’étude de la carte du positionnement des acteurs sur la problématique du lien causal permet de vérifier ces conclusions.

La carte montre essentiellement que la plupart des acteurs qui se positionnent sur le sujet reconnaîssent l’existence d’un lien causal entre l’activité minière et le développement de maladies comme le cancer (35 % des acteurs du corpus). Par exemple, l’association Amis de la Terre déclare que « on sait maintenant qu’aucune dose n’est anodine (source ) » Areva reconnaît également publiquement l’existence d’un lien causal pour le radon : « Il n'empêche que, sur certains sites, comme lors d'interventions en centrale nucléaire chez les clients, des expositions ont lieu, tout comme dans les mines souterraines puisqu'il y a du radon que nous connaissons, par exemple dans les maisons bretonnes. Il s'agit d'un gaz radioactif naturel, lourd, et si l'aérage n'est pas suffisant, il s'installe dans les basses couches. C'est un gaz dont nous savons que, sur les fumeurs en particulier, il entraîne une forte potentialité de développement du cancer du poumon (source) ».

Il se vérifie en effet un certain consensus comme le dit le CEPN, « par prudence et dans une optique de protection, il existe un consensus international pour considérer que toute exposition aux rayonnements ionisants, quel que soit son niveau, est susceptible d'induire un effet à l'échelle d'une population » (lien ). L’INRS considère aussi que « toute dose, aussi faible soit-elle, peut entraîner un risque accru de cancer. C'est l’hypothèse "d'absence de seuil" (lien) ».

Selon l’INVS, « les études épidémiologiques effectuées sur des populations de mineurs montrent de façon concordante un excès de mortalité par cancer du poumon et une augmentation du risque de décès par cancer du poumon associée à l’exposition cumulée au radon durant la vie professionnelle » (lien). Et, pour l’INSERM, cela est « connu de longue date (lien ) ».

Les obstacles à l’établissement du lien causal.

Temps de latence

Dans de nombreux cas, les effets de l’exposition à la radioactivité par les travailleurs de l’extraction de l’uranium se font sentir de nombreuses années après l’exposition. Un cancer des poumons peut se manifester jusqu’à 30 ans après l’exposition au radon et aux poussières radioactives, et un sarcome osseux peut se déclencher jusqu’à 50 ans après l’exposition. Par conséquent, les malades eux-mêmes ne font pas toujours le lien entre leur maladie et leur exposition passée. Cette controverse est donc profondément marquée par la difficulté d’établir un lien causal entre exposition et maladies du au temps de latence : le temps écoulé entre la première exposition et l'apparition de la maladie.

Pour les anciens travailleurs français de l’extraction de l’uranium en Afrique la prise de conscience de la multiplication de cancers dans leurs rangs a pris du temps car, le plus fort de l’activité uranifère en Afrique a eu lieu dans les années 1980. Le temps de latence entre l’exposition et les symptômes de cancers a duré de 15 à 20 ans. Ensuite, les malades ne se fréquentaient plus forcément car ils étaient pour beaucoup à la retraite. Dans les témoignages de victimes, on retrouve souvent le fait que les familles de malade se sont rendu compte d’un nombre important de cancers parmi les anciens de l’extraction en se retrouvant à l’occasion de leur enterrement. C’est ce que l’on remarque en particulier en explorant le forum de discussion privé des familles de victimes créé par l’association Serge Venel.

L’abscence de données statistiques sur les maladies radio-induites.

Encore aujourd’hui, il n’existe pas de registre de cancers dont le lien avec l’industrie de l’extraction et reconnu, il n’existe pas de registre statistique. Les données scientifiques sont issues d’études ponctuelles sur des populations de travailleurs, fondées sur les chiffres recueillis par le CEA depuis les années 1950.

Les arguments pour l’établissement du lien causal se heurtent souvent au discours d’acteurs qui portent un discours sur la non-causalité ou sur le caractère contradictoire des différents études et pas sur l’insuffisance des études réalisées, même s’il existe un certain consensus dans le milieu scientifique et associatif pour certaines pathologies, comme le gaz radon.

La difficulté de la traçabilité des maladies et du suivi pour les populations étrangères et les sous-traitants.

Dans une étude de 1993, on voit que les collaborateurs d’Areva d’origine étrangère travaillant sur les sites d’extraction de l’étude ont été volontairement omis de l’étude pour cause de difficulté de leur suivi médical. On observe le même genre d’omission avec les sous-traitant d’Areva : à la fois dans les études sur le lien causal et dans le suivi de santé contractuel des travailleurs. Maryse Arditi de la FNE cite ainsi l’exemple d’un sous-traitant d’Areva n’ayant pas suivi le même suivi de santé et ayant été exposé à des doses beaucoup plus élevées (interview).

De même, sur les sites nigériens et gabonais, le suivi médical porte à controverse. En effet, Areva en s’implantant en Afrique a ouvert des hôpitaux sur tous les sites d’extraction. Ces hôpitaux étaient destinés à traiter les collaborateurs d’Areva mais également à dispenser des soins gratuitement aux populations locales. Néanmoins, une fois la période d’exploitation du site terminé, les hôpitaux sont également fermés, et les populations ne bénéficient plus des soins. Comme on l’a vu, les maladies radio-induites peuvent se déclarer des dizaines d’années après l’exposition. Les anciens mineurs gabonais et nigériens n’ont pas bénéficié de suivi sur le long terme. Il est donc plus difficile de pour les anciens mineurs de faire reconnaitre le lien entre leur maladie et leur activité.

« La sous-traitance des risques est l’outil premier de cette occultation. Elle donne aussi à la science officielle les raisons “méthodologiques” d’une invisibilité scientifique qui entretient le mythe d’une énergie nucléaire “sans risque”, au détriment de la santé et de la vie des travailleurs qui assurent au quotidien la sûreté des installations. »« la précarisation organisée (via la sous-traitance) n’altère pas seulement les droits des travailleurs mais aussi la connaissance des effets sanitaires de l’exposition et des risques toxiques. » Annie Thébaud-Mony, sociologue du travail, directrice de recherche à l’INSERM. (Source article).

Etiologie populaire

Les obstacles à la reconnaissance d’un lien causal entre exposition et maladies aboutissent à la reprise de la rhétorique de l’expérience chez les familles de victimes par les associatifs.

On s’aperçoit donc de la naissance d’une étiologie populaire. La preuve du lien de causalité ne se fait pas un départ par l’agrégation statistique des cas de cancers, mais par la multiplication perçue des cancers par la population des travailleurs et de leurs familles.

La rhétorique n’est pas scientifique, n’est pas numérique. Elle est populaire. Les familles de victimes échangent des témoignages sur des cas de cancer qu’ils ont vécu, ou dont ils ont entendu parlé.

Et on retrouve cette étiologie populaire dans le discours des associatifs environnementaux dont la problématique est plus générale, et non-directement axée sur les victimes : lors de notre entretien, le discours de Maryse Arditi de la FNE s’appuyait beaucoup sur les exemples d’expériences de travailleurs.

Dans le documentaire de Dominique Hennequin, "Uranium: héritage empoisonné", Jacqueline Godet, fondatrice de l’association Mounana témoigne avec ces mots :
« Avec le décès de papa, les gens se sont appelés, on se téléphonait entre amis, doc des anciens du Gabon. Et on nous disait untel est décédé, untel est malade, atteint d’un cancer et untel… ha mais tu ne savais pas mais… Et là on se rend compte qu’il y a effectivement énormément de cancers. Des femmes, des hommes. Et au Gabon, on en sait pas hein, on entend pas parler. Donc on s’imagine que c’est la même chose. Et tout ça c’est dû à l’uranium en fin de compte, on s’est dit c’est pas possible ! » La sœur de Jacqueline Godet prend ensuite la parole : « De toute façon on nous disait que tant que l’uranium n’était pas traité en France, on ne risquait rien. Voilà ».
NB : Jacqueline Godet a perdu son père, sa mère et son mari, décédés d’un cancer en quelques mois. Ils avaient longtemps travaillé et séjourné à Mounana au Gabon.

Ce discours de l’expérience se heurte au discours des experts sur la difficulté du calcul de l’exposition. On aura noté que, dans notre entretien avec M. Gay, le registre lexical de l’expérience « sensible » (témoignages des populations locales, des mineurs…) était écarté au profit du registre du calcul et de sa complexité ; alors que, pour un acteur comme Marc Ona de Sherpa, les arguments reposent et se mobilisent davantage sur l’expérience : « Le débat a commencé par les plaintes au niveau local » nous a-t-il rappelé en interview. Pour en savoir plus

L ‘argument du traitement à deux vitesses pour la mise en relief du lien causal.

Pour les travailleurs étrangers, l’argument des ONG porte souvent sur la négligence de l’industriel, et sur un déséquilibre entre le traitement des travailleurs français expatriés et celui des travailleurs nigériens et gabonais. C’est cette rhétorique du déséquilibre qui permet finalement de mettre en lumière une négligence supposée d’Areva, et donc d’appuyer le lien causal entre des mesures de sécurité qualifiées d’insuffisantes, et les pathologies des mineurs.

La FNE dénonce le fait que l’on ne prend pas des mesures de sécurité aussi exigeante au Niger qu’en France: “10 à 20 fois plus d’uranium que dans une mine normale c’est aussi 10 à 20 fois plus de radon donc il faut une ventilation proportionnelle si on veut que les mecs soient en sécurité. Ca ils ont 20 ans à le comprendre… Au Niger, le niveau moyen, aucun importance, là-bas ils peuvent mourir.” Maryse ARDITI, Responsable réseau énergie France Nature Environnement (interview)

Alain Joseph, expert de la région du Nord-Niger note une amélioration des équipements de protection au Niger, mais qui sont encore bien loin des standards français :
«Bien sur il y a des efforts qui ont été faits, on leur a donné des treillis en coton, ils ont des dosimètres, lorsqu’ils sortent de la mine ils passent sous la douche. On essaie de mette au Niger les standard qu’on a eu dans les pays développés là où la population a un regard critique.»
«Il reste encore des efforts à faire. Il y a une ventilation puissante dans les mines. Mais souvent ça tombe en panne, donc les ouvriers peuvent rester une heure bloqués au fond en attendant que la panne soit réparée. On ne les fait pas remonter si ça dure moins d’une heure pour ne pas perdre du temps avec l’évacuation.»

On observe ainsi deux mouvements dans le processus de reconnaissance du lien causal et la mise en cause de l’industriel :

  • Les individus constatent l’existence d’un "cluster": un regroupement inhabituel de malades parmi leurs collègues, leur famille, leurs amis.
  • Ils émettent des doutes sur les possibles dangers que peut générer l'industrie de l'extraction, et cherchent les effets de ces causes potentielles sur d'autre individus.
    Co-production des causes et des victimes:
    • Processus de « victimisation »: Partir d’un « suspect » - l’industrie de l’extraction-, rendre visible et lui associer des victimes
    • Processus de « mise en causes » : Partir de ces victimes, et identifier plus précisément les entités qui sont à l’origine de leur situation: le rayonnement radioactif, l’exposition au gaz radon

On assistait auparavant à une gestion privatisée des problématiques sanitaires. C’était une entreprise, Areva, qui jouissait du monopole de l’expertise. Mais avec l’apparition et la multiplication des pathologies, leur agrégation numérique (même si elle ne donne pas encore lieu à des statistiques), cette expertise est remise en cause par les associations de victimes .

Cependant, l’expertise populaire se heurte aussi au discours des experts scientifiques officiels qui se positionnent sur la complexité du calcul de l’exposition. Aujourd’hui, cette expertise officielle pourrait se voit concurrencée par la montée de l’expertise judiciaire, car les associations commencent à saisir les tribunaux, et menacent Areva d’un procès pour la reconnaissance de sa responsabilité.