Nucléaire, politique énergétique française & influence

Dans cette partie seront étudiés les ressors de « l’exception nucléaire française ». Des ressors relatifs à la politique énergétique exclusive et expansionniste que représente en France le choix du nucléaire. On l’a vu, cette énergie est pourtant loin de faire l’unanimité. Et pourtant, en France, aucun véritable débat national n’a encore été engagé sur le sujet. Les revendications et dénonciations visant le nucléaire se heurtent parfois à un déni de la part de l’industriel, voire au secret. Ainsi, cette partie est nécessaire pour comprendre les difficultés que les associations peuvent rencontrer à s’opposer à l’activité nucléaire civile, quelque soient les revendications ou les problèmes pointés, de la question des mines d’uranium à celle des déchets…

La spécificité française

« La France est le seul pays où un candidat d’un parti de gouvernement ne peut espérer accéder au pouvoir s’il émet des doutes sur le nucléaire. Cela étonne nos voisins tout comme l’absence de débat ou encore le choix qu’a fait la France en matière d’énergie de ne faire justement qu’un choix : celui du nucléaire ». Ces propos d’Yves Lenoir – relayés par François Mayle dans Le Point du 24 mars 2011 – un ingénieur « fin connaisseur de la nucléocratie (élite œuvrant pour la promotion du nucléaire , ndlr) » et président de l’association Enfants de Tchernobyl Belarus, révèlent les différentes dimensions de « l’exception nucléaire française » : le choix énergétique politique français se pose comme incontestable, légitime, bien que toutes les décisions qui l’accompagnent soient opaques et le débat inexistant, alors qu’il est extrêmement fort en Allemagne par exemple.

L’expérience française, longue d’une cinquantaine d’années, s’est développée avec l’objectif de devenir un géant, chef de file international de cette énergie. À ce titre, Areva est une exception : c’est la seule entreprise au monde à être présente sur l’ensemble de la chaîne nucléaire. La société bénéficie d’une image d’expertise, à la pointe des technologies, aussi son savoir-faire s’exporte bien.

On le voit, la spécificité française est en soi, le premier argument qui motive les acteurs du nucléaire, attirés par l’image d’une France autonome et puissante en même temps que leader mondial d’une énergie désormais choisie par de plus en plus d’États dans le monde.

Un choix politique engagé à l’après-guerre dans le plus grand secret

Dans un article intitulé "La France accro au nucléaire", publié dans Le Point du 24 mars 2011, le journaliste Patrick Bonazza revient sur les débuts du nucléaire français. Des débuts qui sont à l’image de la politique nucléaire qui se poursuivra jusqu’à aujourd’hui encore : marqués par le secret.

L’auteur raconte que c’est par Pierre Messmer que tout a commencé en mars 1974. Selon le journaliste, Messmer « use » de ses pleins pouvoirs de premier ministre en « court-circuitant les cabinets ministériels, ignorant le parlement » et annonce le lancement de six centrales nucléaires par an pendant une décennie. Dans ce même numéro du Point, François Mayle, auteur d’un dossier intitulé Soixante ans de mensonges d’États, explique que ce lancement fait suite à une décision du général de Gaulle, qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et « des deux explosions atomiques », « comprend immédiatement que l’atome est vital, qu’il garantira à la France une double indépendance. D’abord militaire mais aussi énergétique ». C’est dans le plus grand secret que débute l’aventure. En octobre 1945, Messmer signe l’ordonnance créant le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), dont les missions sont de diriger « les recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans divers domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale ». Ainsi, le nucléaire, dès ses origines, mélange les genres militaire et civil, implique des enjeux géostratégiques, politiques et économiques. L’État, les industries de l’armement et de l’énergie, les scientifiques... tous veulent leur part du gâteau. En 1945, les ingénieurs du CEA entament la construction du premier réacteur destiné, comme l’explique cette fois Samuel Gontier (un journaliste détracteur du nucléaire) dans le numéro de Télérama du 23 mars 2011 à travers le dossier "Pourquoi la question du nucléaire a-t-elle été occultée ?", « à la fabrication d’une bombe en laissant croire aux politiques qu’il s’agit de produire de l’électricité ». François Mayle définit les relations originelles entre développement de l’énergie atomique civile et militaire comme des « relations incestueuses » qui dès lors « ne cesseront pas ».

Le nucléaire devient une « raison d’État » et la France se donne tous les moyens de son indépendance énergétique : il s’agit d’assurer son rayonnement. François Mayle poursuit : « Les gouvernements de gauche de la IVe République, appuyés par les communistes ne désavoueront pas la ligne gaullienne et cette volonté d’indépendance nationale. Au fil des décennies, le nucléaire devient la chasse gardée des militaires et des nucléocrates, ces brillants ingénieurs des Mines, eux aussi peu enclins à la transparence. » Ainsi, le développement de l’énergie atomique serait, depuis ses origines, l’affaire de groupes d’influence (ou « lobbies », pour reprendre la dénomination utilisée par le milieu associatif anti-nucléaire), un avis que partage Samuel Gontier : « une toute petite élite - les ingénieurs du corps des Mines – a confisqué le débat sur la politique énergétique de la France. » Il poursuit : « L’immense pouvoir que représente la maîtrise de l’énergie se retrouve entre les mains d’une technostructure, d’une extrême minorité qui perpétue son pouvoir en occupant tous les postes clés, autorités de contrôle comme l’ASN, industriels (Areva, EDF), ministère, enseignement supérieur. Et bien-sûr l’Elysée où, depuis de Gaulle, tout se décide dans la plus grande opacité. »

Implications motivées par la volonté de puissance et opacité des décisions : depuis ses débuts, le « projet nucléaire » est une affaire acquise pour l’État et les industriels. À tel point qu’en France, le débat n’a jamais vraiment eu lieu…

Un débat « verrouillé » ?

Remettre en cause le nucléaire au regard du principe de précaution, pour parer aux contaminations, aux risques sanitaires ? Un « tabou ». Le mot est lâché par le journaliste François Mayle, pour qui « nos dirigeants s’arrangent avec la vérité ». Jean-Marc Ayrault, député PS, a récemment déclaré qu’un débat sur le nucléaire devait être piloté par l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques. Selon Samuel Gontier, cette institution est pourtant toujours restée très discrète depuis sa création en 1983, au point qu’elle est accusée par les opposants à l’atome d’être un « relais au lobby nucléaire ». Dans le documentaire R.A.S., nucléaire, rien à signaler du réalisateur d'Alain de Halleux, diffusé sur Arte le 25 mars 2011, un ouvrier témoigne : « Si quelque chose doit faire évoluer le nucléaire en France, ce sera l’accident. » Et encore, malgré les terribles accidents connus de la population (cf. notre partie sur l'information et la transparence) comme Tchernobyl en 1986 ou Fukushima cette année, il n’est pas pour autant question de discuter la « pertinence » du choix nucléaire, si l’on reprend les propos de Nicolas Sarkozy, renchérit par son premier ministre François Fillon, sur le plateau du journal télévisé de France 2 le 17 mars 2011 : « Il serait absurde de considérer que cet accident nucléaire condamne le nucléaire. »

Pour Stéphane Lhomme (interview ici) de l’Observatoire du nucléaire, le choix du nucléaire est « une option politique et même idéologique avant d’être une option industrielle ». Ainsi, il serait « hors de question » pour l’État français d’admettre qu’il « se trompe », en tous cas de remettre en cause sa politique énergétique nucléaire engagée depuis plus de cinquante ans. « C’est la fuite en avant » conclut Lhomme. Même chose du côté de Maryse Arditi (interview ici) de la FNE : « Pour le nucléaire la concertation c’est toujours du bluff. C’est un trompe-l’œil. Donc il n’y a pas de concertation, il y a une controverse mais il n’y a pas de concertation. » Yannick Jadot, député européen affilié à Europe Écologie, partage aussi ce point de vue : « le nucléaire est une industrie dans laquelle on peut discuter de tous les scénarios et à la fin on construit des centrales ».

Aujourd’hui, un discours univoque : celui de la propreté

En France, la relance nucléaire (appelée « renaissance ») que souhaitent les industriels français comme Areva et l’État lui-même, visant à développer massivement et à l’international l’utilisation de l’énergie nucléaire est une affaire capitalistique et politique considérable : leur position d’experts mondiaux en la matière favorise une potentielle position de leadership. Pour justifier la nucléarisation, l’argument de l’indépendance énergétique ne suffit plus : les industriels, l’État et les organismes soutenant le développement de cette énergie ont développé un discours commun fondé sur l’idée que le nucléaire est une énergie propre. L’entrée en vigueur du protocole de Kyoto, en 2005, et de ses clauses imposant la réduction des gaz à effet de serre, qui ont fourni aux acteurs du nucléaire sa meilleure opportunité de légitimation : l’activité nucléaire n’émettant que très peu d’émissions de CO2, elle est devenue propre. Cet argument pèse désormais très fortement dans les débats concernant le principe de précaution et de l’équilibre « risques-progrès ». Dans les discours pro-nucléarisation, parmi lesquels le discours de l’État – le plus grand soutien de l’activité nucléaire en France - cette énergie est présentée comme responsable : c’est un modèle et une fierté française.

De nombreuses personnalités (scientifiques, écologistes, politiques), associations et ONG dénoncent vivement le discours des industriels et de l’État qui, selon elles, avancent d’une part des arguments surestimés voire mensongers (principalement celui stipulant que le nucléaire civil fera baisser en profondeur le taux d’émission de CO2) et d’autre part éludent ou minimisent tous les risques liés au nucléaire. Le discours serait manipulateur et non objectif, élaboré afin de développer un projet d’envergure mondiale extrêmement lucratif. Derrière ce point de vue apparaît l’idée d’un lobby nucléaire qui masquerait sans cesse le nombre et l’importance des accidents qui se sont produits et se produisent tous les jours dans les centrales.(cf. notre partie sur l'information et la transparence)

Des promoteurs et des soutiens à l’énergie nucléaire influents

Les associations s’opposant au développement de l’énergie nucléaire parlent de « lobbies », un mot anglais signifiant un « groupe d’intérêts communs », organisé pour représenter et défendre ces intérêts. En France, le terme de « lobby » est connoté de manière péjorative car on les perçoit comme défendant des intérêts « particuliers ou corporatistes » aux dépens d’autres options ou intérêts. C’est ce que l’on reproche au « lobby nucléaire français », qui a la particularité d’être en concomitance avec les décideurs politiques. En France en effet, le nucléaire civil bénéficie « d’un large consensus au niveau politique ». Dans un article d’Alain Gerbault, publié sur le site Slate le 14 mars 2011, « le lobby nucléaire » aurait un vaste « réseau politique tout acquis à sa cause » et des « relais sûrs » parmi les députés du Parlement. L’article pointe aussi les passages opérés entre le monde politique et la sphère nucléaire : « Gilles Ménage, directeur de cabinet de François Mitterrand, présida EDF », « Henri Proglio est un proche du président de la République », etc. La mauvaise connotation de la dénomination « lobbies » est liée au fait que le lobbying est une activité « souvent entourée d'opacité et employant des arguments incontrôlés, voire corrupteurs, dans un contexte d'encadrement encore insuffisant sur le plan législatif, compte tenu des enjeux financiers et économiques ».

Alors, dans quelles mesures peut-on parler d’un « lobby » nucléaire en France ? Tout d’abord, il est intéressant de constater que les personnes placées à tête de plusieurs organismes (comme par exemple, en France, de la CEPN et de la SFEN, voir plus bas) visant à fournir de l’information sur les problématiques nucléaires en assurant la transparence de celles-ci sont souvent issues du milieu nucléaire industriel et étatique. Autre exemple frappant : en 2006, une nouvelle loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire promet de rendre l’information accessible au grand public : l’Autorité de Sûreté nucléaire (ASN) est crée. En l’occurrence, cette « autorité administrative indépendante » est dirigée, comme nous l’apprend le journaliste Samuel Gontier, par « un collège de cinq commissaires – irrévocables – dont trois sont nommés par le président de la république , les deux autres par les présidents de l’assemblée nationale et du Sénat ». Peut-on parler ici d’indépendance ? Mais ici les liens entre les autorités politiques, l’ASN, l’industriel Areva et des organismes d’expertise scientifiques comme l’IRSN ne sont pas véritablement cachés. Ci-dessous, un schéma qui montre la nature des liens entre ces quatre instances, issu de la présentation (en anglais) des engagements de l’IRSN vis-à-vis du contrôle des mines. Les quatre organisations sont reliées par la demande/le service d’une expertise : rien de très choquant jusque là, sauf que l’on peut se demander pourquoi l’État choisit l’IRSN pour mener à bien l’étude, plutôt qu’un autre organisme, plus neutre, et ne fonctionnant pas sous la tutelle conjointes des ministres chargés de la Défense, de l’Environnement, de l’Industrie, de la Recherche et de la Santé…

Cartographie du web par nature

La cartographie du web par nature visible permet de mieux envisager ces réseaux d'influence.

Pour encore mieux naviguer sur la carte, vous pouvez aussi la consulter ici

Elle met en évidence la présence de liens forts (à hauteur de 33%) entre les industriels, le milieu politique et des organismes dont le milieu n’a pu être identifié. Ces organismes correspondent, principalement, à la liste suivante :

En s’intéressant à leurs activités, on découvre des liens qui les unissent fortement aux instances étatiques et institutionnelles : membres, financements, etc. On peut imaginer qu’ils constituent ces groupes d’influence qui participent au développement de l’énergie nucléaire.

Voir les organismes d'influence(certaines descriptions sont en anglais)