Ressources, réserves, rentabilité
Toute industrie transforme le paysage et bouleverse l’économie locale. Sur la question du minerai d’uranium, les questions fusent, à commencer par celle de son épuisement. Pour les détracteurs du nucléaire, l’histoire de l’extraction de l’uranium reproduit celle du pétrole. Subissant les lois du marchés, objet d’une conquête mondialiste, coûteuse et de moins en moins rentable, à termes épuisable. Autant d’arguments qui vont dans le sens de l’arrêt de cette exploitation, et très souvent, accompagnent ceux relevant de la mise en cause sanitaire des industriels. À ce titre, l’imposante entrée de la Chine sur le marché de l’uranium représente, pour de nombreux associatifs et spécialistes, un risque accru de mines moins sécurisées. Pour les pro-nucléaires, et notamment l’industriel Areva, l’extraction de l’uranium porte en elle des décennies d’approvisionnement énergétique, dans un modèle économique indépendant et stable. Faisons le point.
L’industriel français Areva et l’extraction de l’uranium
L’activité minière que représente l’extraction de l’uranium fait partie du business group « Mines » d’Areva, présent sur toute la chaîne nucléaire. Le site de l’industriel nous apprend que ce business group « Mines » recouvre les activités de recherche de nouveaux gisements, d'extraction et de traitement du minerai d'uranium et de réaménagement et surveillance des sites après exploitation. En 2009, Areva représentait 17% de la production totale d'uranium, ce qui le plaçait au premier rang de producteur mondial d'uranium. Son portefeuille « Mines » générait alors 10 % du chiffre d’affaires du groupe Areva.
Areva possède des mines en activité au Niger, au Kazakhstan et au Canada. Le Niger est aujourd’hui le troisième producteur mondial et constitue une source cruciale de combustible nucléaire pour la France. Cependant, « accroître ses productions et ressources minières » - de manière également à compenser « les baisses de productions et fermetures prévues pour l’après 2010 » - fait partie des objectifs stratégiques de l’industriel, aussi des projets d’implantation de nouveaux sites sont en développement, pour les plus avancés à Imouraren (Niger), Trekkopje (Namibie), Bakouma (République Centrafricaine) et Katco (Kazakhstan). Areva est également partenaire du projet de Cigar Lake au Canada dont Cameco est opérateur.
Sur son site et dans ses nombreux communiqués, la société Areva rappelle les engagements qu’elle entend prendre pour le développement durable, comme « minimiser l’impact sur l’environnement des stockages de résidus de traitement des minerais et des nitrates », « réaménager les sites miniers après exploitation » ou encore « participer au développement économique et social des territoires ».
En février 2011, le Conseil de politique de nucléaire a demandé à Areva de filialiser et d’ouvrir au capital ses activités de recherches et d’exploitation de l’uranium. L’industriel se séparerait donc quelque peu du contrôle de ce pôle d’activités. Avec les risques que cela peut comporter… Selon les analystes, les actifs miniers d’Areva sont évalués entre 5 et 8 milliards d’euros et suscitent l’intérêt d’investisseurs industriels étrangers ainsi que d’EDF, qui pourrait faire ici une entrée très importante au capital d’Areva, voire à s’emparer de la direction du géant nucléaire.
Le modèle énergétique prôné par Areva est-il stable et rentable ?
Selon l’industriel, « les fluctuations des cours de l’uranium ont peu d’incidence sur le coût de l’électricité d’origine nucléaire (…) Le modèle économique du nucléaire repose sur des cycles longs, pouvant atteindre la durée de vie d’une centrale (60 ans). D’où une grande prévisibilité, contrairement aux énergies fossiles très exposées aux fluctuations de cours. » Des calculs remis en question par les ONG comme Greenpeace, la Criirad ou encore l’organisme indépendant Wise Paris. Selon son président, Yves Marignac, dont vous pouvez consulter l'interview ici, on ne peut pas parler de stabilité ou de rentabilité pour la simple raison que l’on connait peu le potentiel uranifère des sols terrestres, de même que les prévisions sur l’état des réserves font controverse : « On n’est pas du tout au même point de connaissances techniques sur ces ressources que pour les ressources hydrocarbures. On n’a pas fini l’exploration du sol et donc on ne sait pas quelles sont réellement les réserves. » On le voit, le débat sur les réserves est au cœur de la question de l’extraction de l’uranium et renvoie à la question de la durabilité de l’énergie nucléaire.
Le débat récurrent sur les réserves d’uranium
Contrairement au pétrole ou au charbon, qui sont des formations géologiques particulières, l’uranium est présent partout, mais en teneur plus ou moins forte. Le débat prend ainsi en compte la richesse en uranium des zones exploitées, à ce titre la question du coût d’extraction, plus élevé quand la concentration est faible, est fondamentale. Au bout d’un certains nombre d’années, les mines ne sont plus rentables et sont fermés, à l’instar des sites français dans le Limousin (fermés progressivement entre 1980 et 2001) ou des mines gabonaises gérées par la COMUF, filiale d’Areva qui a exploitée l’uranium au Gabon de 1961 à 1999 : toutes ces activités ont cessé faute de réserves économiquement exploitables.
Alors, le monde va-t-il manquer d’uranium en réserves suffisamment concentrées ? Pour Stéphane Lhomme (interview), de l’Observatoire du Nucléaire, qui fait souvent le parallèle entre l’uranium et les énergies fossiles, cela ne fait aucun doute : « Il va y avoir très probablement des problèmes d’approvisionnement assez importants (…) on a d’abord exploité les gisements les plus faciles à exploiter et les plus riches et donc maintenant, plus ça va et plus c’est difficile et plus il faut d’efforts pour sortir de l’uranium ».
Une opinion évidemment en désaccord avec les prévisions de l’industriel. Jacques-Emmanuel Saulnier, porte-parole et directeur de la communication d’Areva, a affirmé le 6 avril 2011 lors d’un débat avec Pascal Hasting, directeur général de Greenpeace France, que l’on savait aujourd’hui « combien il reste [d’uranium] », qu’ « il y en avait partout » et qu’ « on savait même le recycler ». Dans un rapport publié en 2005, Areva précise : « Aujourd’hui, les besoins mondiaux d’uranium sont de l’ordre de 70000 tonnes par an. D’après l’AIEA, les résultats de l’exploration minière passée permettent au monde de disposer aujourd’hui d’un total de ressources connues de 4,7 Mtu. Mais, selon les spécialistes, l’état des connaissances géologiques permet de penser qu’on en découvrira deux fois plus dans le futur. L’ensemble pourrait alors représenter environ deux siècles d’utilisation au rythme d’exploitation actuel. Les progrès technologiques des réacteurs de 3e génération améliorent les rendements et permettent d’économiser la ressource. (…) Avec le saut technologique de l’EPR de génération IV, qui valorisera la totalité du potentiel énergétique de l’uranium, les ressources issues du recyclage pourraient être multipliées par 60. »
On remarque dans le précédent discours que les prévisions sont nuancées par la forme conditionnelle (« permet de penser », « l’ensemble pourrait », etc.). Par ailleurs, les spécialistes à l’origine de cette conjoncture sont rattachés à l’AIEA, qu’on sait proche des industriels. Enfin, la construction de l’EPR de IVe génération n’a pas encore été achevée et l’utilisation du combustible recyclé, le MOX, promis à hauteur de 100 % avec cet EPR, ne s’élève actuellement qu’à 30 % (chiffres Areva). Ainsi, optimiser l’approvisionnement en uranium serait avant tout une affaire de pari sur l’avenir à travers le développement technologique : une entreprise trop coûteuse et incertaine pour les « antis » et qu’au contraire les « pros » encouragent fortement.
Yves Marignac (interview), président de Wise Paris, fournit un éclairage sur ces questions d’épuisement de l’uranium, une « discussion » selon lui « difficile et un peu oiseuse parce que biaisée ». Pour lui, l’épuisement de l’uranium est un argument utilisé et « très instrumentalisé » dans « les deux camps » pour des raisons opposées : les anti-nucléaires « se servent de la prise de conscience de l’épuisement des ressources fossiles pour faire le parallèle avec le nucléaire (...) et [le] disqualifier. » Marignac, rappelant les incertitudes existant autour de la question des ressources en uranium, pensent que les détracteurs du nucléaire « ont tendance à exploiter les chiffres vers le bas » pour mieux asseoir leur argumentaire. Greenpeace, dans une vidéo pédagogique sur l’extraction de l’uranium, alerte par ces chiffres : « il y a de moins en moins de gisements riches en uranium (0.5 % pour 2010). À l’avenir (2050) la proportion d’uranium sera seulement de 0,1 %, ou encore moins ». De l’autre côté, chez les pro-nucléaire, Yves Marignac pointe les ingénieurs du CEA, promoteurs du Nucléaire IVe génération, qui « se servent aussi de l’argument de l’épuisement de l’uranium, parfois en utilisant les mêmes chiffres que les anti-nucléaire, pour pousser au développement de ces filières IVe génération. »
Le marché de l’uranium aujourd’hui
Après une période creuse dans les décennies 1980 et 1990, le prix de la livre de minerai s’est fortement élevé avec la « renaissance nucléaire » : de 5-10 dollars/livre à 60-70 dollars/livre aujourd’hui, selon le directeur du business group « Mines » Sébastien de Montessus. L’exploitation a repris, de même que les projets d’exploration se sont multipliés, de la part de l’industriel français a Areva comme de ses concurrents chinois ou américains. Ce nouveau souffle touche le marché de la production d'uranium naturel, alors les ressources dites secondaires, comme l'uranium enrichi issu du démantèlement des arsenaux nucléaires, sont en voie d'épuisement. Selon Areva, la demande du parc mondial de réacteurs s’établit à environ 66 000 tonnes d’uranium en 2009 pour une production mondiale en légère augmentation et qui s’élève à environ 50 000 tonnes. Mais l’importance de la hausse des prix et ses incidences sur la croissance de la demande d’énergie nucléaire restent incertaines. La pénurie d’uranium actuelle résulte en partie de la stagnation de l’intérêt pour l’énergie nucléaire qui a régné ces deux dernières décennies. La récente reprise suscite d’importants efforts de prospection. Si cette tendance persiste, il est probable que de nouvelles réserves exploitables soient découvertes.
Dans un rapport de Emily Meierding, paru en février 2011 de la Revue internationale de Politique de développement intitulé La sécurité énergétique et l’Afrique subsaharienne, on prévoit que c’est dans les pays en développement que va se jouer la principale croissance de l’énergie nucléaire. En effet, si la quantité d’électricité produite par l’énergie nucléaire ne devrait augmenter que de 1 % par an au sein de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), elle progressera en revanche de 5 % hors de l’OCDE, car la Chine et l’Inde se montrent très intéressées par l’uranium, et à ce titre, les pays d’Afrique sont très convoités. Selon Yves Marignac ( interview) de Wise Paris, de nombreuses voix s’élèvent vis-à-vis de l’impressionnant développement chinois et veulent mettre en garde contre des modes opératoires lourds de conséquence sur les populations et leur environnement : « on attaque beaucoup Areva à raison mais je m’inquiète vraiment de savoir comment sera exploité l’uranium demain par les chinois par exemple, qui déjà à l’époque, quand ils ont voulu faire des prospections, ont déplacé les populations manu militari, donc je m’inquiète vraiment de savoir comment cet uranium sera exploité par eux. » témoigne Dominique Hennequin ( interview ici). Par ailleurs, beaucoup d’autres pays (65 au total) envisagent d’accroître l’utilisation du nucléaire et ont manifesté leur intention de se doter de capacités nucléaires – et donc d’approvisionnement en uranium.
De nombreux acteurs opposés au nucléaire, à l’instar de Stéphane Lhomme ou encore Dominique Hennequin, réalisateur du documentaire "Uranium, l’héritage empoisonné<", voient dans ce phénomène de mondialisation, cette « course » à l’uranium, la « menace » d’une reproduction d’un scénario lié à l’exploitation du pétrole, créateur de conflits, sources d’inégalités… Le président de l’Observatoire du nucléaire craint en effet qu’ « on [se retrouve] très rapidement dans une situation identique à celle du pétrole : il y déjà des manœuvres qui ont commencé dans les zones où il y a de l’uranium (…) On en n’est pas encore aux guerres (…) mais on s’en approche ». M. Hennequin partage le même sentiment : « il y a une sorte de vision à courte vue de dirigeants de la planète et qu’on est parti dans cette course à l’énergie fossile et que ça va créer encore des conflits, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus [d’uranium] ».